L’estampe, symptôme d’une nouvelle culture du voyage

Ecole du Louvre

Discipline : Histoire de l’art
Groupe de recherche : « Arts asiatiques » (17)

Mémoire d’étude (1re année de 2e cycle)

Shin Hanga : Un nouveau paysage dans l’art moderne japonais ?
Shin Hanga :

Un nouveau paysage dans l’art moderne japonais ?

Paul Minvielle

présenté sous la direction de
M. Maël BELLEC

Membre du jury :
M. Maël BELLEC,
M. Vincent LEFEVRE,
M. Thierry ZEPHIR

Juin 2022

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Creative Commons
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Remerciements

Avant-propos

Ce mémoire s’intègre dans le cadre de l’obtention du diplôme du deuxième cycle de l’Ecole du Louvre. Il étudiera le rôle qu’a pu jouer les artistes du courant Shin Hanga dans la revalorisation et la transformation de l’art japonais.

Fruit d’une lointaine passion pour le courant Shin Hanga, ce mémoire prolonge des recherches que nous avons eu l’occasion de mener trois ans auparavant à la Sorbonne.

Ce premier mémoire mené en 2019 cherchait avant tout à montrer combien les estampes du courant Shin Hanga étaient symptomatiques d’une esthétique japonaise édifiée à la même époque par les penseurs et intellectuels de l’école de Kyoto.

Cette recherche, conformément aux exigences du master de philosophie de l’art, se focalisait avant tout sur l’analyse des concepts esthétiques élaborées à la même époque par ces intellectuels.

Le présent mémoire se concentre davantage sur l’étude historique du courant et comment interagissent les paysages Shin Hanga au sein de la production de l’art japonais moderne. Il cherche à comprendre, en retraçant un historique de l’art du paysage, si finalement les estampes de paysage Shin Hanga représentent un aspect fondamentalement moderne au sein de l’art japonais.

L’objectif premier de cette étude est donc avant tout de mettre en valeur les artistes du Shin Hanga mais aussi de chercher à incorporer les paysages du Shin Hanga au sein d’une histoire de l’art japonaise. L’angle historique et peut-être aussi la nature des ouvrages que nous avons traité, nous ont obligé nécessairement à aborder une lecture chronologique en filigrane, allant du début de l’ère Meiji 1868) au déclin du courant Shin Hanga (les années 1950 environ) afin de comprendre l’évolution de la notion de paysage à travers l’estampe.

Nous avons rencontré certaines difficultés à mener à terme notre recherche. La barrière de la langue japonaise a constitué une limite indéniable dans notre connaissance de la vie artistique, contraignant l’accès à certains ouvrages scientifiques ainsi qu’à certains carnets personnels des artistes, qui auraient pu constituer une source importante de connaissance sur notre sujet.

Ajoutons à cela que cette difficulté restait subordonnée au fait que nous ne pouvions nous déplacer au Japon et donc consulter ces mêmes ouvrages. Avoir l’opportunité de se déplacer au Japon nous aurait aussi permis néanmoins d’avoir accès en grande partie aux œuvres mentionnées dans notre mémoire et de pouvoir aussi corroborer les différentes analyses techniques que nous faisons de ces œuvres durant notre étude.

Néanmoins le grand nombre d’ouvrages en français comme en anglais portant sur le Shin Hanga nous a quand même permis de proposer une étude construite et exhaustive sur le sujet.

Sur un plan typographique, et par souci de clarté et de lisibilité, nous avons aussi opté pour une traduction directe des références citées au sein du corps de texte. A l’inverse, les références détachées du corps texte ont été laissées dans leur langue d’origine et ont fait l’objet d’une traduction personnelle en note.

Pour la retranscription des différents courants japonais mentionnés au cours de ce mémoire, nous avons choisi, pour chacun d’entre eux, celle en vigueur auprès de la grande majorité des scientifiques. Dans le cas du courant Shin Hanga, nous avons donc opté pour la typographie « Shin Hanga ».

C’est-à-dire sans l’usage d’un tiret. Pour les mentions en langue japonaise, et notamment pour le titre des œuvres, nous avons préféré les laisser en japonais lorsque celles-ci étaient directement mentionnées au sein des ouvrages étudiés. A l’inverse, nous avons préféré traduire directement en français les quelques titres d’œuvres qui n’offraient aucune traduction japonaise satisfaisante.

Ce mémoire se veut finalement une contribution aux différentes recherches menées sur ce courant japonais surement encore trop méconnu du grand public.

Sommaire

Introduction 7
I. L’estampe de paysage : un nouveau genre au dix-neuvième siècle 12
1) L’estampe, symptôme d’une nouvelle culture du voyage 12
1.1 De nouvelles routes commerciales 12
1.2 Itinéraire de voyage : le plaisir de voyager 13
2) Hiroshige et Kiyochika : Une nouvelle définition artistique du paysage 15
2.1 Hiroshige : Transcription lyrique du paysage naturel 15
2.2 Kiyochika : dépeindre la modernité urbaine de son époque 17
3) Nihonga : un art au service d’une identité japonaise 19
3.1 Estampe à la fin du XXe siècle : déclin d’un savoir-faire traditionnel 19
3.2 Nihonga : définir une identité japonaise par l’art 22
II. Shin Hanga, naissance d’un nouveau paysage 24
1) Watanabe Shōzaburō : Une vision moderne de l’estampe japonaise 24
1.1 Années de formation, la genèse d’une passion pour l’ukiyo-e 24
1.2 Adapter une méthode de production traditionnelle au goût de son époque 25
2) Premiers paysages Shin Hanga 27
2.1 Les paysages Shinsaku Hanga, ancêtre du Shin Hanga 27
2.2 La première synthèse de paysage Shin Hanga réussie : Ōmi hakkei no uchi 29
3) Réinventer une pratique du paysage : Nouvelle technique occidentale 30
3.1 La série Ōmi hakkei no uchi : évolution iconographique de la série d’Hiroshige 30
3.2 Une approche expressive et personnelle du paysage 33
III. Un paysage révélateur d’une époque ? 36
1) Un paysage introspectif 36
1.1 « Japonité » : Paysage authentique 36
1.2 Les paysages nocturnes : culte de la mélancolie 37
2) Paysage urbain : incarnation de la modernité ? 40
2.1 Des conditions de production contraignantes pour les artistes 40
2.2 Le paysage urbain, à cheval entre le Shin Hanga et Sōsaku Hanga 41
3) Paysage national, patrimoine japonais 44
3.1 : Les Meisho-e : ancrer un patrimoine national par le voyage 44
3.2 Estampe de guerre : un art patriotique 46
Conclusion
Bibliographie

Glossaire
NomDescription
BarenOutil en forme de disque plat avec une poigne tressée (en bambou parfois) qui permet de conserver l’encre en relief sur une matrice en bois encrée.
Binjin-gaLittéralement « peinture de belles personnes ». Renvoie à un genre célèbre de l’estampe japonaise de l’Ukiyo-e (au XVIIIe siècle principalement). Les portraits choisis étaient t souvent ceux de courtisanes réputées pour leur extrême beauté. Un des grands artistes du genre est Kitagawa Utamaro (1753-1806).
BokashiTechnique d’impression qui consiste à faire varier la clarté et la puissance d’une couleur à l’aide d’une gradation d’encre sur une planche et non un ancrage uniforme.
GutaiImportant mouvement d’art contemporain fondé en 1954 par l’artiste Jirō Yoshihara, qui connût un grand succès à l’échelle internationale, notamment grâce aux multiples performances de ses membres.
HakeBrosse faite à partir de poils de chevaux. Utilisé pour étendre les aplats de couleur sur le papier.
IkiConcept esthétique qui apparait au XVIIIème siècle, Iki peut se traduire par « raffinement » et renvoie à un idéal conçu par une société bourgeoise raffinée du quartier Yoshiwara à Edo. Le concept est révélé par Shūzō Kuki en 1930 dans son ouvrage La structure de l’Iki.
Kara-ePeinture de style chinois. Souvent mis en opposition avec la peinture dite Yamato-e (voir glossaire), la peinture Kara-e se caractérise par une production qui renvoie directement aux thèmes et à la technique de la peinture chinoise.
Meisho-eRenvoie à des représentations de lieux célèbres du territoire japonais, mettant en scène souvent la vie quotidienne du peuple. Genre picturale devenu très célèbre, au XVIIIe siècle, avec l’avènement des Ukiyo-e.
MicaPoudre de pigment minéral utilisés pour pigmentés d’une couleur dorée les estampes. La poudre mica donne aux coloris un aspect brillant et nacré.
Mono no awareNé probablement à l’époque Heian, le « Mono no aware » (物の哀れ) signifie « l’empathie pour les choses ». Il renvoie à une perception sensible du temps où se même impermanence et éphémère, comparable à la nostalgie.
NihongaLittéralement « Peinture japonaise », le Nihonga (ou Nihon-ga) renvoie à un mouvement japonais qui apparait au début du XXe siècle ayant pour volonté de remettre au gout du jour les techniques, matériaux traditionnels japonais, en opposition à l’industrialisation des méthodes de fabrication artistique de la fin de l’ère Meiji.
Sōsaku-HangaLittéralement « Estampe Créative », ce mouvement artistique née au début du XXe, en parallèle du Shin-Hanga, se définit par une approche occidentale de l’art où la figure de l’artiste, sa créativité et son expression joue un rôle déterminant dans la production d’estampes.
Tanzaku-gataFeuille de papier épais (Hosho) au format vertical utilisé généralement pour les estampes, la calligraphie et les cartes de vœux.
Ukiyo-eLittéralement « Image du monde flottant ». Ayant pour but de capter le caractère évanescent du monde et son impermanence, les Ukiyo-e sont irréductibles de la production d’estampe de l’époque Edo. Si dès le début de l’époque Edo, les Ukiyo-e tendent à représenter la vie hédoniste des quartiers de plaisirs, la vie quotidienne du peuple Japonais…à partir du XVIIIe siècle, les compositions offrent aussi des représentations de grand paysage naturel.
Yamato-eApparu à l’époque Heian, en opposition au Kara-e, le Yamato-e se définit selon un style proprement national, très populaire au sein des cours aristocratiques. Présentant des thèmes souvent profanes, le Yamato-e peut se définir comme un art du quotidien où se mêle représentation et contes historiques.

Introduction

Qu’est-ce qui rend si particulier les paysages du Shin Hanga ? Représentants presque soixante-dix pour cent de l’ensemble de la production du Shin Hanga, les paysages incarnent finalement l’image du Japon durant la première moitié du XXe siècle.

Comment l’expliquer ?

Le paysage japonais en art représente un topos. La multitude de paysage que l’on retrouve au sein des estampes du XIXe siècle, les ukiyo-e (images du monde flottant), nous démontre combien ce genre, bien que jeune, est constitutif d’une identité japonaise. Il n’est pas étonnant que les Ukiyo-e connurent probablement le plus grand succès en Occident, auprès des artistes européens, comme symbole d’un genre proprement authentique, à partir du XIXe.

Si les estampes des grands maîtres du XIXe siècle représentent avant tout la production la plus populaire et célèbre du paysage artistique japonais, il ne faut pas négliger le fait que le paysage naturel comme notion artistique et littéraire ait pu connaître un grand succès, et ce bien avant l’apogée des Ukiyo-e.

Ainsi la littérature nous renseigne déjà, avec l’émergence des Kikō bungaku (récits de voyage)1, une première forme d’admiration pour le voyage et le pittoresque, dès le dixième siècle, dont les deux exemples les plus célèbres restent le « Tosa nikki (Livre de voyage de Tosa) rédigé par Ki no Tsurayuki en 935 et surtout les célèbres Notes de chevet de la dame d’honneur de la cour impériale, Sei Shonagon, datées du début du dixième siècle.

Dès lors, il apparait évident que la nature joue un rôle considérable dans l’imaginaire culturelle japonaise. Comment l’expliquer ?

Si l’on reprend la thèse de Hugo Munsterberg, cet amour pour le paysage naturel serait de nature religieuse ou spirituelle.

C’est le Shintoïsme qui a toujours constitué une place déterminante dans la valorisation du paysage et de sa représentation : « This belief in an animate world was certainly one of the factors in the development of the love of nature, and another was the beauty of the islands, which for centuries painters and poets have celebrated in their art. »2

Si le sentiment religieux guide probablement, depuis des siècles, une certaine fascination pour le paysage, c’est avant tout l’influence chinoise qui va déterminer un art du paysage. Elle joue un rôle considérable, et ce dès la seconde moitié du VIe siècle où les référents de paysages de l’art chinois vont constituer une trame d’inspiration pour les artistes japonais.

1 Brigitte Koyama-Richard, Shin Hanga, les estampes japonaises du début du XXème siècle, Editions scala, 2021, Paris, p.199

2 Hugo Munstenberg, The landscape painting of China and Japan, Charles E. Tuttle company, 1995, p.79 :
« Cette croyance en un monde animé a était certainement un des facteurs de développement de l’amour pour la nature, et un autre était la beauté des îles, qui pour des centaines de peintres et poètes a été célébré dans leur art »

Cette influence chinoise va connaître des répercussions si importantes jusqu’à la fin de l’époque Edo, qu’elle divise alors rapidement l’art japonais en deux tendances : Yamato-e (peinture japonaise) et Kara-e (peinture chinoise). Tout grand artiste de l’époque Edo connaît d’une manière ou d’une autre, une formation à la peinture chinoise.

En atteste l’influence que cette formation exerce sur Hiroshige (1797-1858), dernier grand maître de l’estampe Ukiyo-e de l’époque Edo :

Les légers lavis d’encre qui définissent l’espace en contrepoint au vide de la surface non peinte, les couleurs légères, la façon de suggérer une atmosphère : tous ces éléments relèvent sans aucun doute de la tradition picturale chinoise de l’époque Song (960-1279) et ils ont influencé l’esthétique picturale de Hiroshige.3

Si l’art chinois joue une influence considérable à l’aube du XXe siècle, c’est avant tout les œuvres occidentales, qui suite à l’ouverture du Japon en 1853, vont drastiquement changer le genre artistique du paysage. On fait face alors à une reconsidération complète du genre du paysage où s’intègre de nouveaux éléments tels que la perspective, l’usage de la luminosité pour définir les ombres, les raccourcis pour ancrer les personnages.4

3 Francesco Morena, Ukiyo-e ou l’estampe japonaise, Citadelles & Mazenod, p.189

4 Frederic Harris,Ukiyo-e, the art of Japanese prints, Editions Tuttle, p.105

Formule que l’on retrouve dans les premières œuvres indépendantes de l’entreprise de Watanabe Shōzaburō (1885-1962). Ces paysages qui s’inspirent alors très fortement de l’estampe Ukiyo-e du XIXe siècle, montrent aussi l’usage d’un ensemble de techniques issues du vocabulaire occidental.

Vocabulaire qui est alors transposé à l’ensemble des genres artistiques que constitue le Shin Hanga. On dénote ainsi quatre genres principaux : Les paysages (Fukeiga), les images de belles femmes (Bijinga), les acteurs (Yakusahe) et les motifs de fleurs et d’oiseaux (Kachoga). Le premier représente probablement le genre le plus important des quatre genres, et surement aussi le plus révélateur des multiples changements que connait l’art japonais au XXe siècle.

Il peut se définir selon deux grandes tendances : le paysage naturel et le paysage urbain.

Si l’on voit une préférence claire pour le paysage naturel, qui constitue la référence majeure des productions de paysage, il ne faut pas non plus négliger le paysage urbain. Et quand bien même les grands noms de l’estampe Shin Hanga, tels que Kawase Hasui(1883-1957) ou encore Hiroshi Yoshida(1878-1950), sont avant tout connus pour leurs paysages naturels, on observe dans leur production un grand nombre de paysages urbains ( principalement centrés sur Tokyo).

Qu’est-ce qui fait que le paysage dans l’art japonais, dans cette première moitié de XXe siècle, prend une place si significative ?

Premièrement il correspond au contexte de revendication nationale durant l’ère Showa (1926-1989) où le Japon, cherchant à s’affirmer sur un plan national, tente de renouer avec une certaine tradition. Cette perte de valeur ressentie est la conséquence d’une politique d’occidentalisation à l’ère Meiji (1868-1912) où « la stratégie du gouvernement japonais pour présenter au monde le pays et sa culture s’appuyait entre autres sur l’invitation de spécialistes aux approches occidentales. »5

Ce phénomène amène alors à la création de la Kōbu Bijutsu Gakkō (Ecole des Beaux-arts) en 1876 où les artistes japonais découvrent l’enseignement de peintres occidentaux tel que celui du peintre italien Antonio Fontanesi (1818-1882) qui y enseigne à partir de 1876 dans le département de peinture occidentale (Yō-ga).

Cette promotion d’un art occidental durant l’ère Meiji amène rapidement une importante dévalorisation des chefs d’œuvres Ukiyo-e de la fin de l’époque Edo (1600-1868), pensés alors comme « un vestige du passé ». 6 Elle démontre « la fin d’une tradition de gravure sur bois dominée par les artistes Ukiyo-e » où les éditeurs et graveurs se tournent alors vers la lithographie, jugée plus rentables et faciles d’usage. 7

Conscients de cette perte identitaire, les intellectuels du début du XXe siècle cherchent à redéfinir ce qui définit « l’identité japonaise ». Cette émulation intellectuelle, sur le plan artistique, amène la création du Nihonga (peinture japonaise) vers 1880 et surtout une reconsidération de l’estampe de paysage Ukiyo-e de la fin de l’époque Meiji.

Le paysage devient alors un enjeu central d’identité nationale. Enjeu que reprennent rapidement les estampes Shin Hanga, alors portées par leur éditeur iconique Watanabe.

L’autre facteur déterminant qui sous-tend la création des estampes Shin Hanga est celui de satisfaire une clientèle internationale. Durant tout la moitié du XXe siècle, les étrangers, et particulièrement les Américains, représentent les principaux clients d’estampes de paysage Ukiyo-e. Paradoxalement, l’influence que les estampes Ukiyo-e produiront sur les artistes européens vont amener les penseurs et intellectuels de la fin de l’ère Meiji à repenser l’héritage de l’Ukiyo-e. 8

5 Amy Reigl Newland, Chris Uhlenbeck, « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : Vagues de renouveau, vagues de changement » in Vagues de Renouveau, Estampes japonaises modernes (1900-1960) Chefs-d’œuvre du Musée Nihon no Hanga(cat.), Amsterdam, Fondation Custodia, Paris, 2018, p.16

6 Brigitte Koyama-Richard, op.cit p.200

7 Kanagawa Kenritsu, L’âge d’or de la peinture japonaise, 1985, Musée de Kanagawa, p.17

8 Barry Till, Shin Hanga The New Print Movement of Japan, art gallery of greater Victoria, 2007, p.7

Il n’est alors pas étonnant que Watanabe cherche durant toute sa carrière à proposer des estampes qualitativement similaires à celle de Ukiyo-e afin de satisfaire cette clientèle exigeante.

Cherchant à perpétuer une continuité stylistique avec les estampes de paysage des grands maîtres du XIXe siècle, la production Shin Hanga voit naitre des estampes attrayantes et commercialement attractives.9

Cette démarche interroge au final sur la place de l’artiste au sein du Shin Hanga ?

La reprise d’un système traditionnel où l’artiste est cantonné au rôle de dessinateur et voit ses intentions modifiées par le graveur, l’imprimeur et surtout l’éditeur laisse le champ libre à la discussion. De plus, le contrôle qu’exerce Watanabe sur la production, assujettissant les propositions artistiques au goût de sa clientèle et limitant parfois certains artistes à un type de production spécifique, représente une contrainte supplémentaire pour les différents artistes du Shin Hanga.

Elle explique par la même occasion la faible quantité d’expositions que connût le Shin Hanga durant la période d’activité de Watanabe dont l’exposition internationale, Exhibition of Modern Japanese Wood-block prints, en 1930, qui eut lieu au Toledo Museum of Art10, incarne l’unique exception.

Elle légitime aussi par la même occasion le désintérêt que portèrent de nombreux chercheurs et intellectuels au cours du XXe siècle quant au Shin Hanga, lui préférant souvent alors le Sōsaku Hanga (estampes créatives), comme en témoigne les propos de Brown :
When I first started teaching modern Japanese art, I avoided artistic movements like « new prints » (Shin-hanga) concerned that students would regard it as romantic and commercial, and thus out of step with the evolution of modern art. 11

Les estampes de paysage Shin Hanga sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. Si à première vue, elles ne semblent être qu’une simple vue idéalisée d’un Japon traditionnel où se reflètent nature, beauté, tradition, tranquillité et éphémère12, les paysages Shin Hanga représentent un ensemble plus complexe d’enjeux sociaux, esthétiques et culturels.

9 Brigitte Koyama-Richard, op.cit., p.48

10 Kendall H Brown, The women of shin hanga : the Judith and Joseph Barker collection of Japanese prints [catalogue, Hanover, N.H., Hood Museum of Art, Dartmouth College, 6 Avrill 6 – 28 juillet, 2013], P.50

11 Kendall H Brown, Visions of Japan Kawase Hasui’s Masterpieces, Hotei Publishing, 2008, p.7 : « Quand j’ai commençé à enseigner l’art japonais moderne, j’évitais des mouvements artistiques comme « La nouvelle estampe »( Shin-Hanga) pensant que les étudiants les verraient comme commerciaux et romantique, et donc en dehors de l’évolution moderne de l’art.»

12 Kendall H Brown, op.cit., p.11-15

Il s’agit pour nous de comprendre ce que finalement le paysage Shin Hanga incarne dans l’histoire de l’art moderne du Japon ?

Si finalement, ce courant a su apporter un regard nouveau sur une production artistique traditionnelle alors en déclin ?

Comprendre la nouveauté qu’incarnent les estampes Shin Hanga nécessite avant tout de montrer combien ces dernières s’inscrivent dans un long processus qui prend racine au XIXe siècle.

En effet, la nouvelle définition du paysage que propose Hiroshige, synthèse de sa formation hétéroclite et de sa connaissance des nouveautés artistiques de l’art occidental, constitue un premier point d’ancrage pour expliquer l’impact des paysages Shin Hanga.

Il s’agit par la même occasion de comprendre le contexte artistique de l’ère Meiji, puis de l’ère Taishō (1912-1926). Contexte qui amène une dépréciation de l’art traditionnel japonais en faveur d’un art occidental et d’une industrialisation d’un procédé artisanal. Montrer l’importance que revêt le Nihonga au début du XXe nous permettra ainsi de comprendre la base artistique qui soustend la création des paysages Shin Hanga.

De la même manière, expliquer la formation des premiers paysages Shin Hanga sera pour nous un point de départ à la compréhension de ce qui fait les qualités, si particulières, de l’estampe de paysage Shin Hanga, nous permettant de finalement de comprendre si finalement celles-ci renvoient véritablement à un désir de nouveauté ?

I. L’estampe de paysage : un nouveau genre au dix-neuvième siècle

1) L’estampe, symptôme d’une nouvelle culture du voyage

1.1 De nouvelles routes commerciales

C’est à la fin de l’époque Edo (1603-1868), au début du XIXe siècle, que la production de paysage sur estampe apparait véritablement et définit un nouveau genre artistique au Japon.

Le paysage qui était alors d’aspiration bouddhique (particulièrement au sein des estampes),13 inséré dans des récits religieux, prend rapidement place en tant que sujet à part entière, et non plus en tant qu’élément de décor signifiant. Il est difficile de savoir quel serait la première référence de paysage en tant que genre artistique.

Une théorie voudrait qu’elle provienne des productions de Ike no Taiga (1723-1776), qui, s’inspirant de la peinture chinoise, aurait développé les premières formes de paysages authentiques japonais.14

Le paysage traditionnel japonais se définit aussi, jusqu’au début du XIXe siècle, par l’absence d’ancrages géographiques précis. Si l’artiste s’inspire de paysages existants, il le figure selon un « caractère littéraire, avec des attributs conventionnels, en tant que symbole de dévotion ou de dédicace »15 et ne cherche pas à décrire un lieu précis.

C’est avant tout l’acte de deux artistes majeurs du XIXe siècle : Katsushika Hokusai (1760-1849) et surtout Utagawa Hiroshige (1797-1858) lequel va révolutionner dans un premier temps le domaine du paysage. Définissant alors un paysage authentique, reconnaissable, qui renvoie à toute une pratique d’itinéraires « touristiques ».

Itinéraires de voyage qui connaissent un succès grandissant à la fin de l’époque Edo.

Ainsi Francesco Morena n’hésite pas à parler de « culture de voyage »16 pour définir ces nouvelles routes qui, alors réservées aux plus riches jusqu’à là, se popularisent. Se dessine donc la route de Tōkaidō (la voix de l’Océan de l’est), qui, reliant Edo à Tokyo sur plus de cinq cents kilomètres, délimite un axe de circulation majeur, si ce n’est le plus important.

Même réseau Edo-Kyoto, le Kisokaidō sera aussi un itinéraire emprunté par les marchands comme par les artistes. Ces routes de Tōkaidō et du Kisokaidō deviennent des incontournables d’une production artistique et touristique.

13 Ikeda Tamio, Ukiyo-e, éd. Tanakaya, p.5

14 Sarah Thompson, Hokusai’s landscapes, Museum of Fine Arts, p.11

15 Francesco Morena, op.cit. p.187

16 Ibid, p.186

Ainsi, Hiroshige, lors de l’été 1932, cherchera à représenter les grandes étapes de cette route en vue de réaliser sa première importante série de paysages, la « Tokaido gojusan tsugi no uchi » (les 53 relais du Tōkaidō)17.

De la même manière, elle favorise une production de Meisho-ki (guides de voyages), comme le Ryokō yōjin shū (Les précautions à prendre en voyage) de Yasumi Roan, publié en 1810. Ces routes deviennent l’occasion pour ces nouveaux voyageurs d’acheter cartes postales, estampes et autres.

Elles favorisent aussi la vogue des Meisho zue (gazette) qui constituent ainsi un support de travail important pour de nombreux artistes de l’Ukiyo-e.

Ce phénomène s’explique aussi par la publication d’un livre à succès, le « Tōkaidōchu Hizakurige » (A pied le long du Tōkaidō), écrit par Juppensha Ikku en 1802, qui raconte les aventures des voyageurs sur la route du Tōkaidō. Il rencontre alors « […] un immense succès qui justifiait ce nouvel intérêt pour les voyages-pèlerinages. »18

Cette démocratisation des voyages, qui auparavant n’appartenaient qu’à certains privilégiés, permit par la même occasion le développement important des Meisho-e (paysages de vues célèbres).

17 Takeo Horiuchi, Le Tōkaidō de Hiroshige estampe des cinquante-trois relais, Musée Cernuschi, 1981, p.2

18 Takeo Horiuchi, op.cit., p.186

1.2 Itinéraire de voyage : le plaisir de voyager

Cet ensemble de production se retrouvait avant tout dans les échoppes qui jalonnaient le parcours de voyages de ces pèlerins.19

Cette production de Meisho-e va alors de pair avec l’affirmation croissante de l’art de l’estampe xylographique polychrome dès sa création en 1765. Cet objet, alors facilement transportable, constitue un excellent compromis pour les artistes comme les visiteurs, et ce grâce à sa légèreté et sa facilité de transport. Les Meisho-e deviennent alors la principale production à la fin de l’époque Edo, devançant une longue tradition de Binjin-ga (peinture de belles femmes) ou de peintures religieuses, et s’affirmant comme un nouveau genre à part unique.

Cette popularisation des Meisho-e, si on le doit à de nombreux facteurs sociaux et politiques en partie, s’explique aussi par la censure exercée par les autorités Tokugawa vers le milieu du XVIIIe siècle.

La censure se traduisit notamment par une série d’édits interdisant d’abord la publication d’estampes érotiques (Shunga) puis après cela la mention de noms d’artistes ou encore des courtisanes représentées et enfin l’interdiction nette de grands portraits en buste20.

La censure qui, visait avant tout à freiner l’activité libertine et frénétique du quartier de Yoshiwara, amena les artistes de l’Ukiyo-e à repenser leurs productions selon une nouvelle source d’inspiration. Cette inspiration, ils la trouvèrent dans la production d’estampes de paysages.

Il est important de noter que le paysage comme thème pictural correspond plutôt bien aux aspirations de la société japonaise de la fin de l’ère Edo.

En effet, la réalisation de grands chemins de fer partant d’Edo, permettant de desservir l’ensemble des régions japonaises, rend alors attractive la possibilité de voyager aux yeux d’une population citadine trop souvent asphyxiée par le régime autoritaire des Tokugawa. De plus, la prospérité économique de l’ère Tokugawa permet alors à des milieux plus modestes de «[…] satisfaire leur désir de visiter des endroits renommés…ou sanctuaires célèbres ».21

La nature est alors mise au premier plan et constitue une nouvelle source d’inspiration poétique tout en représentant une alternative aux plaisirs éphémères de la ville : « Dès lors, les loisirs du peuple ne se confinent plus aux seuls kabuki et quartiers de plaisirs urbains : la nature participe davantage de l’environnement familier de chacun, et les estampes transcrivent ce quotidien transfiguré ».22

On observe donc que le plaisir du paysage naturel se fait en miroir du plaisir interdit et censuré des plaisirs urbains et constitue alors une « véritable révolution culturelle »23.

19 Brgitte Koyama-Richard, op.cit., p.200,

20 Ibid, p.209

21 Francesco Morena, Op.cit., p.186

22 Ibid, p.209

23 Nelly Delay, L’estampe Japonaise, éditions Hazan, 2018, p.8

On peut supposer que cette dichotomie est à l’origine de la volonté topographique, ou du moins pittoresque des estampes des deux plus grands maitres du genre : Hokusai et Hiroshige. Si le premier est celui qui va poser les jalons du changement, en proposant une nouvelle approche du paysage, le second, plus scientifique, va porter le paysage à un niveau plus personnel et intime.

Il place alors le paysage au centre des estampes, faisant de celui-ci le point central de la composition, et non un sujet secondaire servant de « faire-valoir, de décor en arrière-plan, pour une scène narrative ou un portrait »24

24 Jocelyne Bouquillard, L’avènement de l’estampe de paysage au XIXème siècle in « Estampes japonaises, Images d’un monde éphémère », éditions Bnf, 2008, p.209

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Shin Hanga : un nouveau paysage dans l’art moderne japonais ?
Université 🏫: Ecole du Louvre - Discipline : Histoire de l’art
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Paul Minvielle

Paul Minvielle
Année de soutenance 📅: Groupe de recherche : « Arts asiatiques » (17) - Mémoire d’étude (1re année de 2e cycle) - Juin 2022
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