Les paysages nocturnes et le paysage authentique japonité

III. Un paysage révélateur d’une époque ?
Les paysages nocturnes et le paysage authentique japonité

1) Un paysage introspectif

1.1« Japonité » : Paysage authentique

Cette recherche d’une représentation pure, atemporelle et presque mystique du paysage est à bien des égards, ce qui motive les artistes du Shin Hanga. Comme l’affirme Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland :

C’était là une rupture nette avec de nombreuses estampes de paysages Ukiyo-e par des maîtres de l’époque Edo comme Hiroshige, qui se concentraient sur l’illustration de « lieux célèbres » (Mesiho-e) : les artistes de Shin Hanga de l’ère Taishō « évitent cons- ciemment les lieux connus devenus objets de consommation nationaliste ou touristique, afin de mettre en valeur des lieux non célébrés, voire tout à fait obscurs »98.99

Une hypothèse voudrait que ce soit le séisme de Kantō de 1923 qui aurait conditionné la création de paysages « traditionnels ».

En effet, à la suite des importantes destructions maté- rielles, Watanabe aurait alors cherché à entièrement satisfaire le goût d’une clientèle principa- lement américaine, afin de pouvoir maintenir son entreprise en vie.

La création de cette époque nous révèle un changement iconographique décisif. Ce qui explique que pour Kendall H. Brown : « Indeed most Shin-Hanga produced after 1923 rejected the powerful « emotive » and explicitly « creative » character of these early works in favour of a serenity in mood and nuance variety in form that found a receptive audience. ».100

Quelles que soient les motivations concrètes, il s’avère que les paysages du Shin Hanga à partir des années 1920 démontrent une volonté commune : présenter un Japon atemporel. Et il est indéniable que l’artiste qui poussa cette logique à son paroxysme est Kawase Hasui.

Chacune de ses estampes nous montrent des paysages où « l’identité du lieu est impossible à déterminer sans le titre »101.

98 Kendall H Brown, Visions of Japan, Kawase Hasui’s Masterpieces, Hotei publishing, p.15

99 Amy Reigl Newland, Chris Uhlenbeck, op.cit., p. 26

100 Kendall H Brown, op.cit., p.9 : « Ainsi la plupart des Shin-Hanga produit après 1923 rejetèrent le caractère très « émotionnelle » et clairement « créative » de ses premiers travaux en faveur d’une sérénité selon une formule et selon une nuance de variété qui pouvaient plaire à une clientèle réceptive.

101 Ibid, p.26

Hasui réalisa environ sept cents estampes jusqu’à sa mort, dont la quasi-totalité était des paysages. Il représente incontestablement l’artiste le plus prolifique et important du courant Shin Hanga.

Cela s’explique aussi par l’amitié qu’il sut entretenir avec Watanabe, qui a rapidement vu en Kawase Hasui l’artiste phare des estampes de paysages. Et déjà lors de la deuxième exposition du Shin Hanga en 1922, après une collaboration de cinq ans, les gravures de l’artiste représentaient plus de la moitié des soixante-dix-huit œuvres exposées.102

Cette popularité s’explique, comme nous l’avons démontré, par la capacité qu’eut Kawase Hasui à capter une image d’un « vrai Japon » conformément au souhait de Watanabe.

Nombreuses sont les méthodes employées par ce dernier afin d’y parvenir : une composition diffuse, des effets dramatiques d’ombre et de lumière, des jeux de formes organiques, l’absence de focus ou encore une présence humaine très parcimonieuse.

En regardant une œuvre comme Ochanomizu appartenant à la série « Tōkyō nij ūkei » (vingt-six vues de Tokyo) (figure n°17) qu’il réalisa en 1926, on observe combien l’ensemble de ces procédés influe dans la définition de cette image d’un Japon atemporel. Et même cette nouvelle technique qui consiste à gratter complétement la surface de l’estampe avec une pierre à aiguiser afin de rendre un effet de tempête de neige vise à mettre en valeur une nature où la civilisation n’a aucune emprise sur les forces de la nature.

En accord avec cette idée d’un Japon vierge de toutes traces humaines, Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland vont même jusqu’à parler de « japonité »103 pour désigner cet aspect si unique des paysages Shin Hanga de Kawase Hasui :

Koyama Shuko souligne qu’au début du XXème siècle les écrivains et les artistes s’intéressaient de plus en plus à la vie et à la culture rurale, avec une vague de nostalgie pour les modes de vie traditionnels face à la modernisation connue par le Japon pendant cette période : Cherchant à saisir l’essence de la vie rurale, le « shin hanga » excluait les traces de l’activité humaine.

Ces œuvres expriment au contraire la force de la nature, une force débordante de « japonité » et vierge de toute modernité…Pour les éditeurs comme pour les artistes, le but était de représenter une terre idéalisée et non modernisée.104

102 Amy Reigl Newland, Chris Uhlenbeck, op.cit., p. 26

103 Ibid, p.26

104 Ibid, p.26

1.2 Les paysages nocturnes : culte de la mélancolie

Paradoxalement la représentation du paysage urbain joue, contrairement aux deux artistes mentionnés auparavant, un rôle paradoxal dans l’œuvre de Kawase Hasui. Selon la thèse de Kendall, il représente un agent témoin de la fragilité des traditions au début du XXe siècle, face à la modernité et l’industrialisation grandissante du pays : « In a few instances, hulking steel bridges loom over old wooden buildings and boats, the disparity between old and new underscoring the fragility of Japanese tradition. »105

Cette modernisation du territoire japonais met en lumière ce que Brown appelle « l’éphémère ».106

Les paysages Shin Hanga : japonité et paysages nocturnes

105 Kendall H Brown, op.cit., p.26 : Dans quelques cas, des ingénieux ponts de fer menacent des anciennes constructions en bois ainsi que des bateaux, la disparité entre l’ancien et le nouveau souligne la fragilité de la tradition japonaise.

106Ibid, p.16-17

En effet, conformément aux idées qui se développent à la même époque au sein de l’école de Kyoto, on observe l’affirmation d’une esthétique du temps qui passe, de l’éphémère.

Qu’il s’agisse des transformations urbaines en valeur finalement cette notion de « mono no aware » théorisée à la même époque par l’école de Kyoto.107 Et quand bien même il est significatif de voir que ces paysages faisaient néanmoins l’objet d’un véritable travail préparatoire et étaient issus d’une observation très précise et rigoureuse de la nature, les artistes de paysages n’hésitent pas à abolir toute forme de référence historique, afin d’ancrer le paysage dans une « vue idéalisée » :

The choice of natural subjects implies that the Shin-Hanga aesthetic is inextricably linked to feelings and ideas that arise from native places and customs, in the majority of their works, Shin-Hanga artists consciously avoid the well-known locations commodified as objects of nationalistic or touristic consumption in order to feature places that are uncelebrated, if not totally obscure.108

Cette recherche de pureté d’un paysage japonais renvoie finalement à tout ce qui pourrait définir les qualités intrinsèques culturelles d’un Japon idéal : le rapport harmonieux de l’homme avec la nature, une forme de tranquillité naturelle, le passage des saisons…

En plaçant ainsi le paysage sur un plan presque irréel, ces estampes dénotent une forme de tranquillité, sereine, alors aux antipodes de l’agitation que proclame par exemple le Sōsaku Hanga.

Cette tranquillité se retrouve au sein des estampes de paysages nocturnes.

Les estampes d’un autre élève de Kobayashi Kiyochika, Tsuchiya Koitsu (1870-1949), nous révèlent une imagerie d’un paysage aux contrastes de lumières fortes. On fait face à un paysage où se mêle une véritable quiétude, une forme de beauté tranquille, qui ne se départage pas d’une certaine mélancolie.

A travers l’exemple de Morigasaki Kaigan (la côte de Morigasaki) (figure n°18), publié par Kawaguchi Bijutsusha vers 1930, on voit combien ce dernier met en place différents critères pour rendre la beauté si particulière et unique des estampes de paysage Shin Hanga.

107 Paul Minvielle, « Shin-hanga : Synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne », mémoire, Sorbonne Paris 1, 2019, p.63

108 Kendall H Brown, op.cit., p.18 : « Le choix des sujets naturels implique que l’esthétique du Shin-Hanga est inextricablement lié aux sentiments et aux idées qui émerge des lieux autochtones et des coutumes, dans la majorité de leur travail, les artistes Shin-Hanga évitent les célèbres lieux transformés comme objets d’une consommation touristique ou nationaliste, en vue de figurer des lieux qui sont méconnus, sinon complétement inconnus. »

En effet, un des premiers aspects est le décor partiellement enveloppé de brume. De plus, le dégradé de couleurs, et la variation du bleu permet de proposer une couleur diffuse sur l’ensemble du paysage, favorisant encore une atmosphère mystérieuse.

Ce procédé permet à la fois la création d’une atmosphère onirique, et en même temps enveloppe le paysage d’une aura étrange.

La présence d’un sujet précis, dont les contours restent partiellement définis, ici, le groupe de pécheurs, contraste avec l’absence de détail, où plutôt l’incapacité de voir ces détails. Brown parle alors d’une beauté « au-delà de l’intelligible »109 où « (…) dans ce jeu entre le vu et l’invisible il y a l’idée que l’on ne comprend pas, et que l’on ne peut pas, comprendre tout du monde ».110

Ses paysages nocturnes ont fait la célébrité de Kōitsu, et montre toute l’influence que Kiyochika exerça sur l’artiste, notamment sur l’ensemble des jeux d’ombre et de lumière.111

On voit combien ici Kōitsu recherche à mettre en valeur une beauté surnaturelle, onirique, où se dessine l’idée d’un Japon traditionnel. On décèle ce que Kendall appelle la « thématique de la perte »112, renvoyant à une forme de culte de la mélancolie si spécifique de l’époque Showa.

Culte de la mélancolie qui témoigne d’une sensibilité partagée par plusieurs intellectuels en ce début de siècle. Sensibilité qui va amener à l’élaboration de toute une théorie de l’esthétique japonaise fondée à partir de concepts esthétiques.

Ce regard tourné vers le passé laisse alors émerger de nombreux nouveaux concepts tels que Iki (raffinement) théorisé par Shūzō Kuki (1888-1941) ou encore mono no aware (l’empathie pour les choses) redéfini par Onishi Yoshinori (1888-1959).113 Et à la manière des artistes de paysages Shin Hanga, on voit combien, « Ces philosophes constatent le caractère révolu de ces concepts et cette réhabilitation n’a pas tant pour objectif de revitaliser ces mêmes concepts que de mettre au gout du jour des imaginaires esthétiques en train de disparaitre. »114

109Ibid, p.19

110 Ibid, p.19

111 KOYAMA-RICHARD Brigitte, Shin Hanga, les estampes japonaises du début du XXème siècle, éditions scala, 2021, Paris, p.244

112 Kendall H Brown, op.cit., p.20

113 Paul Minvielle, op.cit., p.35

114 Ibid, p. 36

Cette vision est issue directement des courants de pensées du début du XXe siècle, qui tendent à retrouver un Japon authentique, alors en opposition avec une « modernité occidentale ».

Témoins d’un temps révolu, les paysages Shin Hanga captent « a resonant symbols of a vanishing culture that lives all the more vividly when transformed into art. »115

Comme nous avons essayé de le montrer, cette vision est issue directement des courants de pensées du début du XXe siècle. Elle démontre le souhait de retrouver un Japon authentique par la représentation d’un paysage naturel, alors en opposition avec une « modernité occidentale ».

Comment expliquer le paysage urbain, nécessairement symptomatique d’une modernité, dans ce contexte ?

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Shin Hanga : un nouveau paysage dans l’art moderne japonais ?
Université 🏫: Ecole du Louvre - Discipline : Histoire de l’art
Auteur·trice·s 🎓:
Paul Minvielle

Paul Minvielle
Année de soutenance 📅: Groupe de recherche : « Arts asiatiques » (17) - Mémoire d’étude (1re année de 2e cycle) - Juin 2022
Toujours désireux d'apprendre, mes années d'études ainsi que mes expériences professionnelles ont été pour moi l'occasion de consolider une base solide de connaissance des sciences humaines et sociales ainsi que développer une capacité rédactionnelle certaine. .
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