Shin-Hanga : synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne du Japon ?

Shin-Hanga : synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne du Japon?

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

UFR 10

M2 Parcours « Philosophie et Histoire de l’Art »

Shin-Hanga : synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne du Japon ?
Shin-Hanga : synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne du Japon ?

Présenté par Paul Minvielle

(n°étudiant : 11439598)

Sous la direction d’André CHARRAK

2018/2019

Sommaire
Introduction
I: Une première pensée esthétique japonaise moderne19
1.1: Une tradition japonaise menacée par l’occidentalisation19
1.2: D’anciens concepts esthétiques mis au goût du jour26
1.3: Archéologie d’une sensibilité esthétique30
II: Shin-Hanga, un courant artistique comme reflet d’une époque ?37
2.1: L’origine du Shin-Hanga37
2.2: trois artistes, une même sensibilité43
2.3: Shin-Hanga : Wakon Yosai48
III: Shin hanga : cristallisation d’une sensibilité esthétique japonaise moderne
3.1: Réceptacle des concepts esthétiques antérieures56
3.2: Shin-hanga, itinéraire du Japon, formation d’un paysage national64
3.3: Un art moderne ?71
Conclusion

Introduction

« Portraiture had never obtained such a prominent place in our art. Why should we perpetuate this evanescent thing, this cradle and nest of lust and mean desires.

We have no desire to glorify the human body as the Greeks did, or to give special reverence to man as the image of God.

The nude does not appeal to us at all. We have not, therefore, conceived an ideal type of human beauty. We have no Apollo Belvedere, we have no Venus of Melos…

The Eastern artist tried to take from nature what was essential. He did not take in all details but chose what he thought the most important. His work was therefore an essay on nature instead of an imitation of nature. » (L’art de portraiturer n’a jamais eu une place aussi importante dans notre art.

Pourquoi devrions-nous perpétuer cette chose évanescente, ce berceau et nid de la convoitise et des mauvais désirs. Nous n’avons pas le désir de glorifier le corps humain comme les Grecs l’avaient, ou de donner des étranges vénérations à des images de Dieu.

La nudité ne nous charme absolument pas. Nous n’avons, par ailleurs, nullement imaginé un idéal de beauté humain.

Nous n’avons pas d’Apollon du Belvédère, ni de Vénus de Milo…L’artiste oriental tend à soustraire de la nature ce qu’il pense essentiel. Il ne la soustrait pas dans tous ses détails mais choisi ce qu’il pense être le plus important. Son travail était davantage un essai sur la nature plutôt qu’une imitation de la nature »)1

La position d’Okakura Kakuzo (1863-1913), à la fin du XIXème siècle, nous montre le lien difficile de la pensée japonaise avec la pensée occidentale. Le problème s’avère encore plus complexe.

« La pensée japonaise », incarnant aussi bien une valeur identitaire que représentant un ensemble structuré, unifié, en concepts, n’apparait que lors de l’ère Meiji (1868-1912).

1 Okakura Kakuzo, Nature in East Asiatic Painting, dans «Collected English Writings », vol 2, Heibonsha, 1984 , p. 147-148.

Sur le plan politique, l’ère Meiji représente une ouverture des frontières japonaises aux forces occidentales la pensée occidentable, faisant suite alors à la politique de fermeture (Sakoku) instaurée lors de la période Edo (1641-1853).

Cette ouverture du territoire japonais amène alors un contact avec les forces occidentales.

Contact qui s’apparente davantage à une assimilation rapide, voire forcée, d’un mode de vie occidentale et qui s’accompagne d’une une importante modernisation du Japon.

Les sciences sociales ne dérogent pas à la règle. Les multiples champs disciplinaires japonais s’imprègnent des concepts occidentaux. La pensée occidentale est assimilée, dans un premier temps, puis enseignée par de nombreux penseurs japonais. C’est du moins la démarche qu’on peut observer dans le domaine de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’Esthétique.

L’influence du professeur Fenollosa (1853-1908) va ainsi représenter une étape déterminante dans la découverte et l’apprentissage de l’esthétique occidentale auprès de nombreux élèves à la fin du XIXème siècle.

Le terme ästhetik, mot employé dans la philosophie hégélienne et kantienne alors majoritairement enseignée trouve son équivalent supposé (Bigaku). C’est alors l’université de Tokyo qui dès 1886 propose des cours d’esthétique, sous l’influence du professeur américain Ernest Fenollosa.

Cette assimilation ne se départage pas d’une situation néanmoins extrêmement complexe dans l’élaboration d’une esthétique proprement japonaise.

En effet et d’une part, « l’Esthétique japonaise », et plus généralement la pensée japonaise, construite sur divers facteurs tels que la religion, la morale, la société, et englobant la vie quotidienne…semble se prêter difficilement aux modèles occidentaux fondés sur des concepts précis alors dispensés en Occident.

Comme le résume habilement Donald Richie : « L’une des raisons de c²ette situation était l’absence de rubrique dans laquelle faire entrer les idées esthétiques  prémodernes ». […]

En réalité, les enjeux esthétiques et les affaires de goût étaient autrefois si courants dans la vie japonaise qu’une quelconque hypothèse centrale doit avoir semblé superflue. »2

D’une autre part, l’assimilation de l’esthétique, de la pensée occidentale est vécue comme une contrainte pour l’identité de la pensée japonaise par les théoriciens de l’ère Meiji.

On retrouve ainsi tout un débat entre Wakon Yosai (âme japonaise, savoir étranger) et Wakon Wasai (âme japonaise, savoir japonais) au sein de l’opinion japonaise.3

En effet, l’expression forgée par Sakuma Shozan(1811-1864), Wakon Yosai, contient en germe la volonté de conserver une identité japonaise, par la tradition, malgré la nécessité d’une modernisation à l’occidentale : « L’opinion japonaise fut alors divisée au sujet de la conduite à tenir, et Shozan préconisa une politique d’ouverture reconnaissant franchement la supériorité des grandes puissances et visant à éviter la colonisation du Japon grâce à l’introduction de la civilisation occidentale, des sciences, et des techniques, surtout pour renforcer la nation ».4

Cet ensemble de facteurs va amener rapidement les théoriciens japonais à élaborer une esthétique japonaise propre, en accord avec une tradition japonaise.

C’est notamment sous l’impulsion de penseurs comme Nishida Kitaro (1870-1945), Okakura Kakuzo, ou même Takayama Chogyu(1871-1902) qu’une esthétique japonaise verra le jour.

C’est, en effet, dans la continuité des cours d’Ernest Fenollosa, que Nishi Amane(1829-1897) va, le premier, proposer une première

2 Donald Richie, Trait d’esthétique japonaise, Le Prunier Sully, 2007, Paris, p. 24-25.

3 La pensée Japonaise, dir. Sylvain Auroux, Quadrige, 2019, p. 101- 104.

4 Ibid.

ébauche d’une « Esthétique japonaise »5 appelée alors Zenbigaku (la science du bon et de la Beauté), utilisant aussi bien un référentiel occidental que confucéen.

Okakura Kakuzo, à son tour, cherche à critiquer les thèses occidentales, notamment Hégélienne, alors enseigné à l’Université Impériale de Tokyo.

Takayama Chogyu cherche lui à définir une esthétique propre à la nation japonaise.6 Il est néanmoins important de mentionner ici que ces différents théoriciens ne se détachent finalement pas des catégories occidentales dans l’élaboration d’une esthétique japonaise.

Comme nous le verrons par la suite, on observe que l’esthétique japonaise (Bigaku) se construit finalement en prenant appui sur les concepts d’esthétique occidentaux.

La notion même de « Nature », à laquelle fait référence Okakura Kakuzo dans la citation précédente, renvoie à la notion philosophique élaborée et pensée en Occident depuis l’Antiquité.

De la même manière Nishi Amane réemploie les catégories conceptuelles de « Physique » et de « Psychologie » pour catégoriser dans l’esthétique japonaisequ’il rattache davantage à un mode psychologique que physique). 7

On observe ainsi l’enjeu à l’Ere Meiji pour les théoriciens de l’Esthétique japonaise de produire un ensemble conceptuel singulier, en adéquation avec les prérogatives du Gouvernement Japonais. En effet, cette construction n’est pas innocente.

Elle répond à un désir de la part du gouvernement japonais de moderniser le pays et de faire du Japon une puissance non moins « inférieure » aux puissances occidentales. Se cache en effet un désir de proposer à l’échelle mondiale une esthétique japonaise en adéquation avec un marché de l’art (des estampes) grandissant.

5 Nishi Amane, Hyakuichi-Shinron, 1874

6 Takayama Choguy, Modern Aesthetics (Kinsei Bigaku),1899, Japon

7 « Nishi Amane, The introduction of Aesthetics », dans Modern Japanese Aesthetics : A reader par Michelle Marra, University of Hawai’i press, 1999, p. 20.

En effet, c’est à cette même période, logiquement, que nait le « Japonisme » en France et que le Japon constitue un nouveau centre d’intérêt pour de nombreux artistes.

Il reste que, comme le mentionne Tomomobu Imamuchi(1922-2012) dans l’article intitulé Esthétique de l’art contemporain au Japon, l’esthétique japonaise conserve en germe, par son histoire, une forme « d’esthétique du caché » difficilement compatible, dès son origine, avec le processus de modernisation : « L’histoire a donc imposé au Japon une esthétique de raffinement, de polissage et de miniaturisation.

Le pays accueille, assimile, mais ne transmet pas. Et progressivement, les Japonais accordent plus d’importance à l’esthétique de ce qui est caché. […]

L’esthétique traditionnelle japonais n’est pas à sa place dans une gigantesque cité moderne…Cette esthétique du raffinement et de la dissimulation doit donc impérativement évoluer vers la transmission.

Ne pas envelopper, mais développer, ne pas se contenter d’accueillir, mais contribuer, par la création, au profit culturel de l’humanité tout entière. »8.

L’ensemble de « notions » esthétiques existantes déjà à l’ère Meiji pose dès lors un problème d’adaptation. Des concepts tels que le yūgen (beauté profonde) ou même Iki (raffinement) posent ainsi un problème d’adaptation.

Il s’agit alors de trouver la bonne définition herméneutique, comprenant le sens adéquat à la notion.

On le voit donc, le problème de la constitution d’une esthétique japonaise, lié aussi bien à sa nature qu’aux enjeux qu’elle soutient, reste encore un problème contemporain.

Car en effet, si les principaux penseurs vont mettre en place les premiers jalons d’une esthétique japonaise à l’Ere Meiji, le problème que celle-ci pose n’a de cesse de questionner les théoriciens japonais des ères suivantes Taisho (1912-1926), Showa(1926-1989).

8 « Esthétique de l’art contemporain au Japon » par Tomomobu Imamuchi dans L’esthétique contemporain du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930, dir. Akira Tamba, CNRS Editions, Paris, 1997, p. 29.

Et c’est probablement à travers l’histoire de l’art japonais moderne que l’on retrouve la contraction de cette difficulté à définir une identité proprement japonaise.

En effet, le discours des théoriciens japonais sur l’esthétique de l’ère Meiji destinée à la construction d’une sensibilité japonaise et à la définition de sa culture propre influence probablement la pratique artistique des artistes du XXème siècle.

La production artistique dès l’époque Meiji va évoluer dans de multiples sens. Déjà dès l’époque Edo, on trouve une multitude d’écoles d’art dont les plus célèbres sont l’Ecole Rinpa ou l’école Kano.

La découverte et l’apprentissage des techniques occidentales à l’époque Meiji va ouvrir le champ, à l’instar des débats philosophiques, à différentes tendances. D’une part, la tendance Yo-ga (peinture occidentale) dont le plus grand promoteur reste Kuroda Seiki (1866-1924), avec pour volonté de « s’aligner » sur un style de peinture occidentale.

Les peintres partent se former en Europe, à l’image de Kuroda Seiki auprès du peintre académicien Louis-Joseph-Raphaël Collin (entre 1888 et 1893).

Revenu au Japon, ils dispensent un enseignement aux jeunes élèves japonais, notamment à l’Académie des Beaux-arts qui ouvrent sa première section Yo-ga en 1896. Les peintres adoptent alors un style académique, enseigné aux Beaux-Arts de Paris.

Il est à noter que ces peintres ne cherchent pas à assimiler les styles d’avant-garde que l’on trouve alors en Europe.

Dans son article Un nouveau regard sur Kuroda Seiki9, Brigitte Koyama-Richart montre combien, pour elle, les jeunes peintres japonais durant leur séjour tendent plutôt vers l’école de Barbizon alors reconnu, à l’inverse de l’impressionnisme : “Pendant son séjour en France, Kuroda restera fermé à l’impressionnisme”.

Nombreux autres peintres vont suivre cette tendance, tels qu’Asai Chu ou encore Kume Keichiro. Néanmoins, ces peintres ne se départissent pas totalement d’une tradition japonaise.

9 : « Un nouveau regard sur Kuroda Seiki » in Kuroda Seiki, Recueil Documents en français. Par Tōkyō Bunkazai Kenkyūjo, 2010, Tokyo

Si la technique est principalement occidentale : peinture à l’huile, usage de la perspective, utilisation de modèle et respect des proportions, certains thèmes traditionnels japonais colorent leurs peintures.

Un bon exemple reste l’huile sur toile de Kuroda Seiki peinte en 1893, intitulé Maiko (figure 1) actuellement conservée au musée national de Tokyo où l’on peut voir une femme en tenue traditionnelle japonaise assise sur une structure en bois où apparait une « Shoji » (porte coulissante en bois japonaise) élément traditionnel de l’architecture en bois japonaise.

Le titre même de l’œuvre se réfère indéniablement à la tradition japonaise, la meiko étant une apprentie geisha que l’on trouvait à Kyoto.

On retrouve d’autre part, la tendance Nihon-ga (peinture japonaise) dont la volonté est de conserver l’art traditionnel japonais déjà enseigné à l’ère Edo.

On retrouve alors un usage de l’estampe, de couleurs spécifiques, de peinture à l’encre noire ou des supports tels que la peinture sur soie. C’est notamment sous l’impulsion d’Ernest Fenollosa et de son ouvrage La vérité des Beaux-Arts (Bijutsu Shinsetsu) publié en 1882 que le Nihon-ga va connaître une véritable impulsion.

Fenollosa, puis à sa suite, Okakura Kakuzo, vont contribuer à former ce courant artistique dont la fonction élémentaire est d’incarner un art proprement national.

La revue Kokka (fleurs de la nation)i fut ainsi lancée dès 1889, par Kuki Ryûchi, Okakura Tenkin et Takashi Kenzô, dans le but d’offrir aux publics des formes d’art proprement nationales A travers la publication d’études approfondies sur l’art classique japonais, chinois, et de textes de présentation d’artistes contemporains en accord avec cette tradition, Kokka représenta une étape incontournable pour la formation

d’un art Nihon-ga et fût considérée comme la plus grande revue d’histoire de l’art du Japon. Il est intéressant d’observer la sélection de caractéristiques artistiques qui fut réalisée en amont de la création de cette tendance par ces 3 penseurs japonais.

En effet, Nihon-ga fît l’objet d’une véritable réflexion quant aux choix des caractéristiques appropriées à sa nature.

Alors qu’une première étape fût de définir, via une observation attentive, les caractéristiques propres à la peinture occidentale (yo-ga) en vue de délimiter la nature même de Nihon-ga (les missions officielles en Europe et aux Etats-Unis de Fenollosa et d’Okakura Tenshin en constituent la principale ressource), une seconde étape visa à opérer une sélection des médiums artistiques au sein des productions artistiques japonaises.

Connaître les qualités fondamentales du Nihon-ga se fît alors au regard d’un tri entre les différents types d’œuvres que l’on pouvait trouver au Japon : « « Et quels furent donc les repères de ce qui était appelé à devenir la nouvelle peinture japonaise (shin-nihonga) ? Tout d’abord, des balises strictes avaient été posées par Fenollosa dans Kokka.

N’est pas art : 1) ce qui est destiné à un usage concret (jitsuyô) ou décoratif ; 2) ce qui a comme principale qualité d’être le fruit d’une maitrise technique (giryô) ; 3) ce dont le seul objectif est le divertissement (kairaku).[…] Se retrouvaient ainsi directement menacés, par exemple, la céramique, les okimono et l’ukiyo-e. »10.

La peinture à l’huile ainsi que la statuaire bouddhique, la peinture de paysage à l’encre dans le style des lettrés chinois, les rouleaux narratifs sont alors privilégiés.

L’objectif final de cette démarche est de proposer un enseignement adapté à l’Ecole des Beaux-Arts alors récemment ouverte, à travers un enseignement nommé « Bijutsu » (beaux-arts) calqués en grande partie sur l’enseignement que l’on trouve à la même époque en Occident. Des artistes tels que Hashimoto Gahô et Kawabata Gyokusho enseignèrent alors dans la section Nihon-ga.

10 Michael Lucken, L’art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 37.

C’est probablement à partir de la démission de Okakura Tenshin du poste de directeur de l’école des Beaux-arts de Tokyo en 1898 que le Nihon-ga prit son plein essor.

Okakura Tenshin fonde alors un atelier, l’institut des Beaux-Arts du Japon (Nihon bijutsu-in) où il réunit une vingtaine d’élèves. Au sein de cet atelier, ils continuèrent à développer une production artistique adéquate conforme aux qualités esthétiques proprement japonaises.

Ce processus distinctif entre Nihon-ga et Yo-ga tient davantage d’une nécessité intellectuelle d’ordonner plusieurs tendances artistiques japonaises à la fin de l’ère Meiji, que d’une réalité pratique.

En effet, nombreux sont les artistes qui vont s’inspirer de ses deux tendances) réemployant les techniques traditionnelles japonaises pour représenter des motifs occidentaux ou inversement.

C’est le cas d’un artiste comme Yokoyama Taikan (1868-1958) dont l’œuvre «Petits villageois regardant un vieux singe 11 montre un véritable souci de conformité à la réalité, à travers l’usage d’une certaine perspective et d’une composition harmonieuse centrée où le sujet se trouve au premier plan.

De plus, on peut déjà voir « un souci d’adapter la peinture fluide du nihonga aux exigences modernes de conformité avec un réel, si ce n’est scientifique, du moins empirique » chez cette artiste recherchant une nouvelle forme plastique.12

Pour autant Taikan appartient bel et bien au courant Nihon-ga et l’usage d’un médium comme la soie le montre bien. Il structure néanmoins l’ensemble des productions artistiques du XXème siècle, créant ainsi deux tendances majeures auxquelles chacun des nouveaux mouvements s’identifieront.

11 Yokoyama Taikan, Petits villageois regardant un vieux singe(Sondo en.ô o miru), pigments sur soie, Musée des Archives de l’université des Arts, Tôkyô.

12 Michael Lucken, L’art du Japon au vingtième siècle : pensées, formes et résistances, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 39.

C’est peut-être avec le courant pictural Shin-hanga (le renouveau de l’estampe) que se syncrétise le plus parfaitement cette complexité esthétique.

A plusieurs égards, Shin-hanga représente un véritable problème à l’échelle de l’histoire de l’art.

Ce courant artistique nait autour des années 1910 et s’achève autour des années 1950. Il se réunit autour de l’éditeur Watanabe Shozaburo(1885- 1962), et se présente comme l’agglomération d’une multitude d’artistes dont le seul point commun reste finalement la pratique de l’estampe.

Le mouvement, qui s’étend sur une vaste période, voit naitre une multitude de thèmes, aussi bien traditionnels que nouveaux.

On peut répertorier néanmoins une récurrence de représentations de paysages, dont Kawase Hasui(1883-1957) ou même ito Shunsui(1898-1912), en sont les représentants les plus célèbres ; de « beauté féminine »(bijinga) à la manière de Haschiguchi Goyo(1880-1920) ; de thèmes traditionnels comme la représentation d’acteur de Kabuki, à l’instar de Natori Shunsen(1886-1960).

Parmi tous ces thèmes mentionnés, qui se réfèrent directement à la tradition des Ukiyo-e de l’époque Edo (1604-1868), les estampes de Shin-hanga ne se départagent pas d’un regard sur les effets de la modernité sur la société japonaise.

On trouve ainsi, à de rares occasions, des représentations de scènes de la vie quotidienne.

Bien que ce regard appartienne bien plutôt au mouvement Sosaku Hanga (l’estampe créative) dont la revendication est de s’éloigner des estampes traditionnelles et de se rapprocher d’une conception occidentale de l’art, le courant Shin-Hanga emploie différentes techniques appartenant à l’art Occidental.

Au sein de la production d’estampes du début du XXème siècle, on retrouve finalement la même dualité que l’on connait au début de l’ère Meiji : approbation d’un art occidental face à une revendication d’un art traditionnel.

On note alors de nombreuses différences entre les deux courants : la place de l’artiste est prépondérante au sein du Sosaku hanga là où la division du travail prime au sein du Shin-hanga ; la prédominance du sujet face à une importante représentation de paysage naturel ; un regard tourné vers les avant-gardes occidentales face au réemploi de thèmes traditionnels.

Encore une fois, les limites conceptuelles des deux courants sont très rhétoriques et l’on constate que de nombreux artistes alternent, dans leur production, entre les deux tendances.

Nous nous intéresserons exclusivement au mouvement Shin-hanga afin d’observer comment la production artistique de l’époque reflète les questionnements esthétiques des intellectuels du début du XXème siècle.

La l’importance de l’estampe comme médium artistique pose d’emblée un problème vis-à-vis des revendications mises en avant par Fenollosa et Okakura Tenshin. En effet, comme nous avons pu le voir, l’estampe n’appartient pas au corpus des médiums artistiques recevables auprès des théoriciens d’une esthétique traditionnelle.

Elle est d’emblée reléguée au rang d’œuvre utile car jugée divertissante (à l’image des estampes de l’époque Edo).

C’est ce qui explique probablement l’absence de ce mouvement dans de nombreux manuels retraçant l’histoire de l’art du XXème siècle. A cela s’ajoute une nécessité commerciale à laquelle la production des estampes Shin-hanga est sujette. En effet, c’est aussi en vue de répondre à la forte demande américaine d’estampes japonaises que des ateliers de Shin-hanga ouvrent leurs portes.

Ainsi le mouvement Shin-hanga se trouve au croisement de différents enjeux.

D’une part, il s’agit pour les artistes de reproduire une image traditionnelle en vue de répondre à une clientèle internationale. Conserver l’essence de l’époque Edo et la reproduire. Et à travers cette reproduction, véhiculer des concepts

esthétiques traditionnels désormais disparue à l’époque Edo, une sensibilité appartenant à une époque désormais révolue.

Des concepts tels que Iki (rattaché au raffinement des geishas du quartier de Shimabara de Tokyo) conservent-ils encore une puissance effective et substantielle à l’époque Meiji ? N’a-t-on pas finalement une reproduction vide, figée et morte de concepts esthétiques traditionnels à travers cette production de nouvelles estampes ?

D’une autre part, la production picturale de Shin-hanga se fait en parallèle, si ce n’est au regard, des recherches sur l’esthétiques de la part des intellectuels japonais du XXème siècle.

Ne peut-on pas envisager à travers les œuvres du courant un lien avec l’élaboration d’une nouvelle esthétique japonaise que prône les intellectuels japonais à l’époque moderne (allant de l’ère Meiji aux années 1950), malgré le rejet significatif de Fenollosa, puis des penseurs de la revue Kokka, de l’estampe de la catégorie des arts.

Une sensibilité encore discrète, acquise par la correspondance entre les recherches plastiques des artistes et les textes modernes sur l’esthétique, se profile alors au sein des œuvres d’art de l’époque moderne.

Finalement, il s’agit pour nous de comprendre comment le mouvement Shin- hanga synthétise les différentes tendances de l’esthétique japonais de l’époque moderne, aussi bien traditionnelles que nouvelles ?

Pour ce faire nous analyserons le mouvement Shin-hanga selon une plage temporelle précise allant de 1915- à 1950, traversant l’ère Showa et Taisho, tout en sélectionnant quelques œuvres d’artistes.

Nous choisirons notamment l’estampe de Kawase Hasui : Pluie à Maekawa, Soshu(Soshu Maekawa no ame)13 (figure n°2) peinte en 1932, ainsi que sur l’œuvre d’Ito Shunshui : Une femme habillée d’un long kimono14 (figure n°3, peinte en 1927 et conservée actuellement au musée d’art Honolulu, ainsi que l’œuvre Cerisiers en fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)15(figure n°4) de Hiroshi Yoshida, datée de 1920 et conservée au musée des arts de Tolède.

13 Kawase Hasui, Pluie à Maekawa Soshu(Soshu Maekawa no ame), 1932,impression en couleurs sur bois, 38,9x26cm, Musée Nihon no Hanga, Amsterdam

Nous chercherons d’abord à étudier l’ensemble des recherches esthétiques, ou plutôt le regard porté par les théoriciens japonais sur « l’esthétique japonais ».

Ces ensembles de réflexions nous permettront d’analyser les estampes choisies, propre au mouvement Shin-hanga, afin de vérifier leurs éventuelles adéquations.

Pour ce faire, nous présenterons d’abord le courant Shin-hanga, puis nous chercherons à analyser les caractéristiques communes à ce nouveau regard porté sur l’esthétique japonaise et à la production picturale Shin-hanga.

Cette étape sera aussi l’occasion pour nous de nous interroger sur la valeur et la pertinence d’une éventuelle présence de concepts esthétiques antérieurs à l’ère Meiji, principalement Iki et Yungen et Mono no Aware, au sein de cette production picturale.

Nous nous aiderons, afin de comprendre ce lien, sur divers ouvrages, comprenant des ouvrages scientifiques tels que : La pensée japonaise rédigé par Sylvain Auroux ; Modern japanese aesthetics : a reader de Michelle Marra ; L’esthétique contemporaine du Japon de Tomonobu Imamichi et Akira tamba ; L’art du Japon au vingtième siècle de Michael Lucken ; Japanese aesthetics and culture par Nancy G.Hume ; l’ouvrage Literary and Art theories in Japan de Makoto Ueda ; L’Art du Japon par Miyeko Murase

14 Ito Shinsui, Femme habillé d’un long kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm, Muséed’art d’Honolulu

15 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi, 1920, Impression en couleurs sur bois, 29,4×45,1cm, Musée de Tolède

Quelques ouvrages littéraires : Traité d’esthétique japonaise de Donald Richie ; L’éloge de l’ombre de Janichuro tanizaki ou encore Le livre du thé d’Okakura Kakuzo ; ainsi que Appreciations of Japanese Culture de Donald Keene Diverses monographies retraçant l’histoire de l’art japonaise moderne dont celle proposée par la fondation Custodia écrite à l’occasion de l’exposition « Vagues et renouveau : estampes japonaises modernes 1900-1960 : chefs-d’œuvre du musée Nihon no hanga » rédigé par Chris Uhlenbeck, Amy Reigle Newlad et Maureen de Vries, ainsi que l’ouvrage Autoportrait de l’art japonais par Nobuo Tsuji

Certains articles numériques tels que « L’universalisme de l’esthétique chez Okakura Kakuzo (dit Tenshin) et Ernest Fenollosa : critique et actualité » (https://journals.openedition.org/ebisu/1138) ainsi que « Le monde intelligible de Nishida » (https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1998_num_18_1_1003)

Il est à noter que parmi l’ensemble des ouvrages mentionnés ci-dessus aucun ne traitent véritablement du lien que nous essayons de comprendre et d’analyser.

Alors que des ouvrages scientifiques, tels que Modern Japanese aesthetics : A reader , cherchent à retracer l’histoire de la formation d’une esthétique japonaise au début du XXème siècle, la monographie portant sur le mouvement Shin- hanga : Vagues et renouveau : estampes japonaises modernes 1900-1960 se présente plus comme une typologie des artistes de ce courant artistique, ne prenant alors pas en compte les considérations esthétiques de l’époque.

L’ouvrage de Michael Lucken jongle subtilement entre production de pensée et adaptation picturale bien qu’il se présente néanmoins comme le parcours historique de l’art japonais au XXème siècle.

La majorité des autres ouvrages s’ancrent dans l’une de ces tendances, portant soit sur la philosophie de l’esthétique propre au Japon au cours du XXème siècle ; soit sur une analyse historique des arts japonais à l’époque moderne.

Nous utiliserons pour ce faire une méthode qui emprunte aussi bien à la démarche épistémologique de Foucault, de manière plus effective, à la méthode de la « theorical review » propre à la revue de littérature. 16

En effet, notre démarche qui consiste à analyser des textes scientifiques, ainsi qu’une production artistique en vue de produire une connaissance sur une époque donnée, et à retracer la sensibilité propre au peuple japonais à l’ère moderne n’est pas sans rappeler la démarche de Foucault dans Les mots et les choses17 publié en 1966.

Néanmoins, ne pouvant être certain de la pertinence et de l’adéquation de nos choix en vue d’observer le phénomène que nous voulons mettre au jour, nous nous fonderons sur la méthode scientifique propre aux revues littéraires.

Selon la définition donnée au sein de l’article « Synthezin information systems knowledge : A typologie of littérature reviews », notre mémoire s’inscrit dans une logique propre au revue théorique : « 18The next two forms of research synthesis aim at explanation building.

First, a theoretical review draws on existing conceptual and empirical studies to provide a context for identifying, describing, and transforming into a higher order of theoretical structure and various concepts, constructs or relationships.

Their primary goal is to develop a conceptual framework or model with a set of research propositions or hypotheses” ( Les deux prochaines formes de synthèse de recherche tendent à la construction d’explication.

16 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014

17 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966

18 Guy Paré, Marie-Claude Trudel, Spyros Kitsiou, Synthezing information systems knowledge: A typology of literature reviews, Elsevier, 2014, p.188.

Premièrement, une revue théorique puise dans les idées conceptuelles et les travaux empiriques qui fournisse un contexte afin de s’identifier,se décrire et transformer en un ordre supérieur de structure

théorique et de concepts variés, construction ou rapports. Leur but premier est de développer une structure conceptuelle ou modèle via un nombre de propositions ou d’hypothèse de recherches.»

Ainsi, nous élaborerons plusieurs hypothèses au cours de notre recherche que nous chercherons à observer en dernière partie, moment précis où il s’agira de savoir si la production artistique du Shin-Hanga recèle le discours esthétique qu’on lui soupçonne.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Shin-Hanga : synthèse d’une sensibilité esthétique propre à l’époque moderne du Japon ?
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UFR 10
Auteur·trice·s 🎓:
Paul Minvielle

Paul Minvielle
Année de soutenance 📅: M2 Parcours « Philosophie et Histoire de l’Art » - 2018/2019
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