La série Ōmi hakkei no uchi et une approche du paysage

3) Réinventer une pratique du paysage : Nouvelle technique occidentale

3.1 La série Ōmi hakkei no uchi : évolution iconographique de la série d’Hiroshige

Peut-être que finalement ce qui caractérise la modernité des estampes de paysage du Shin Hanga, c’est la manière dont ces artistes vont chercher à réinventer les œuvres des grands maitres du passé. En ligne de mire, ce sont avant tout les séries du grand maître de l’estampe de paysage, Hiroshige, qui constituent la référence majeure.

En effet, les artistes du Shin Hanga avaient l’habitude de travailler avec « un répertoire d’image de l’Ukiyo-e dont ils étaient déjà familiers, tels que les peintures de belles femmes (bijinga), les acteurs de Kabuki et les paysages (…). »78.

Till Barry affirme ainsi que « Hasui has often been compared to Hiroshige, for both loved to depict their extensive travels throughout Japan, with its incredible natural beauty. »79

Il serait vain de mentionner ici l’ensemble des références artistiques que l’on retrouve dans les estampes de paysages Shin Hanga, tant le nombre importe. Nous nous attarderons davantage sur quelques-unes afin d’illustrer la manière dont les artistes de paysages Shin Hanga proposent une nouvelle formule artistique.

L’exemple de la série des Ōmi hakkei no uchi citée précédemment reste particulièrement pertinent pour démontrer l’évolution iconographique qui s’effectue en moins d’un siècle. Hiroshige propose une série de huit estampes publiées en 1834 où l’on voit différentes parties du mont Hei et le lac Biwa, selon différents angles.

L’usage d’un bleu de Prusse, du gofun (poudre fine de coquille d’huître), ainsi que d’un pigment naturel de cinabre est réalisé pour indiquer les différentes parties de la journée, les différents éléments du décor.

Les plans proposés offrent une vue détaillée, scientifique, topographique du lieu. Tout l’inverse finalement de ce que propose Itō Shinsui dans chacune de ses représentations. Itō Shinsui, dans une conception moderne et occidentale, cherche à capter l’instant précis d’un paysage, afin de le rendre pittoresque.

L’anecdote, le détail devient alors central et le point de départ de la réalisation du paysage. Ainsi, dans une estampe de la même série, Kandachi mae (avant l’orage), il écrit dans son journal :

Un petit oiseau prévoyant le changement de temps tente en vain de lutter contre la forte pression atmosphérique. De même que ses congénères, un vent violent l’a renvoyé dans le sens contraire de sa direction et il disparaît dans les airs. Ne pouvant lutter contre le vent, je fus contraint de me lever et rentrai à l’hôtel.

Une heure après la disparition de l’oiseau, la nature balayée par une pluie torrentielle m’apparut alors comme renouvelée80

Si l’on compare les deux estampes de Hiroshige et Itō Shinsui, nommées Mii no banshō (Cloches du soir au temple Mii) (figure n°7) pour le premier, et Miidera (Le temple Mii)(figure n°8) appartenant chacun à la série d’Ōmi hakkei no uchi81, on observe combien les intentions de chaque artiste diffèrent complétement.

78 Amy Newland, Chris Uhlenbeck, op.cit., p.217

79 Ibid, p.20 : Hasui a souvent été comparé à Hiroshige, car ils aimaient tous les deux décrire leurs périples à travers le Japon, et son incroyable beauté ».

80 Ten Tokubetsu, Itō Shinsui, Toki o mistumeta bijin gaka (Exposition spéciale consacrée à Shinsui, le peintre des beautés féminines qui observe son époque), Meito Art Museum, du 16 octobre au 13 décembre 2015, p.50

81 Les 2 séries d’Hiroshige et de Shinsui porte le même nom

Le premier propose une vue centrée sur un paysage ouvert habité par des chaumières et la présence de trois êtres humains au premier plan.

Cette vue éloignée offre le champ à la représentation du mont Hiei ainsi qu’une allée d’arbres au pied de la montagne. Le sanctuaire est disposé au pied du mont, au centre de la composition, et se prolonge à travers la forêt. Cette vue, conformément au principe d’Hiroshige, se veut être une vue générale et universelle. Ce dernier cherche alors à retranscrire les « manifestations d’un principe unique d’un grand Tout »82.

A l’inverse, Itō Shinsui dans son estampe de paysage tend davantage à rendre un regard intimiste et personnel du temple.

L’angle choisi offre une vision extrêmement resserrée du temple où se dessine une partie du Chigi83, que l’on devine à peine entre les arbres et la pluie (représentée à l’aide de stries sur le papier). Contrairement à son prédécesseur, Itō Shinsui ne met pas l’emphase sur la représentation d’un ensemble naturel.

Il cherche davantage à offrir une vision personnelle, faisant fi de l’identification même du lieu qu’on serait bien en peine de deviner sans le titre.

Ce regard personnel, empreint de poésie, est la conséquence directe de l’approche d’Itō Shinsui pour réaliser cette série. Elle tire aussi son origine du fait que Shinsui visita réellement les lieux, contrairement à Hiroshige, et nous montre combien « dans un style typiquement Shin Hanga, il créa des paysages atmosphériques en décrivant la pluie, le vent, la neige et la lumière. »84

Sa démarche est symptomatique de ce que pouvait être celle des artistes Shin Hanga qui cherchaient à étudier la nature selon des dessins préparatoires : « Most Shin- Hanga landscapists worked from nature during frequent sketch trips. »85

La série Ōmi hakkei no uchi et une approche du paysage
Source : mazon.com

Till Barry, pour parler de la pratique artistique des artistes paysagers du Shin Hanga, décrit cette démarche selon le souhait de « dépeindre la magnificence de la nature » :

What they tried to accomplish was to record the natural splendor and warmth of old Japan as it was as disappearing at an astonishing speed before their very eyes. They held in great esteem traditional buildings and the quaint settings of rural villages. They romanticized the life of the townspeople and their environment, and paid special attention to idealized scenes that depicted the magnificence of nature 86

82 Francesco Morena, op.cit., p.186

83 Chevrons de faitage que l’on retrouve sur les toits des temples shintoïstes

84 Amy Reigl Newland, Chris Uhlenbeck, « Les estampes japonaises du début du XXème siècle : Vagues de renouveau, vagues de changement » in Vagues de Renouveau, Estampes japonaises modernes (1900-1960) Chefs-d’œuvre du Musée Nihon no Hanga(cat.), Amsterdam, Fondation Custodia, Paris, 2018, p.445

85 Kendall H Brown, Visions of Japan, Kawase Hasui’s Masterpieces, Hotei publishing, p.15

86 Barry Till, Shin Hanga The New Print Movement of Japan, art gallery of greater Victoria, 2007, p.15 : Ce qu’ils ont essayé d’accomplir était d’enregistrer les splendeurs naturelles et réanimer un ancien Japon alors qu’il était en train de disparaitre à une incroyable vitesse sous leurs yeux. Ils portaient en grande estime les bâtiments traditionnels et la disposition pittoresque des villages. Ils romantisèrent la vie des citadins et de leur environnement, et cherchèrent avant tout à idéaliser des scènes qui représentaient la magnificence de la nature

3.2 Une approche expressive et personnelle du paysage

Rappelons que cette série fît particulièrement sensation auprès du public, qui y voyait une démarche très originale, loin des principes énoncés par Watanabe.

Elle démontre le caractère particulièrement expressif qui sous-tend les créations de paysage des artistes Shin Hanga avant le tremblement de terre de 1923, comme le montre l’œuvre originale de Kawase Hasui Tsuki no matsuhima (Mastushima dans la nuit) (figure n° 9) où l’on voit un jeu de couleur particuliè- rement expressif pour rendre le clair de lune.

De la même manière, Marks relate comment les impressions personnelles de Shinsui doivent trouver une origine par l’Impressionnisme et le postimpressionnisme alors très en vogues au Japon dans ces années. Et parlant de l’estampe Mahiru (Dans la lumière du jour) (figure n°10), Marks relate combien, au regard du journal de l’artiste, l’impression sensible de l’artiste joue une place primordiale.87

Il en va de même pour les autres grands maîtres de l’estampe de paysage du Shin Hanga. Si l’on prend les deux artistes majeurs du paysage Shin Hanga, Kawase Hasui et Hiroshi Yoshida, on voit combien les exemples de références à Hiroshige sont multiples.

A l’instar de la représentation que fait Kawase Hasui du Hakone Ashinoko (lac Ashino, Hakone) (Figure n°11) en 1935, reprenant sciemment l’estampe éponyme proposée par Hiroshige dans sa série « Tōkaidō Gojūsan-tsugi no uchi » (les cinquante-trois stations du Tōkaidō) (Figure n°12).

La comparaison nous éclaire sur le fait que Kawase Hasui s’inspire en partie de la composition d’Hiroshige, en réemployant cette formule d’enchevêtrement de montagnes et reliefs, tout en plaçant au centre de la composition une forme montagneuse.

Si on note une base commune entre les deux estampes, on observe aussi que l’intention de chaque artiste diffère. Hiroshige se focalise sur la représentation de la procession Daimyō-gyōretsu (défilé du seigneur féodal) et cherche à montrer, par la représentation d’une pente vertigineuse où avance difficilement des humains, la dangerosité de la montée.88

A l’inverse, Hasui propose plutôt une image calme et lyrique de ce même paysage avec une dégradation de couleurs de bleue qui s’harmonise avec le mont Fuji et le ciel. Il abstrait du paysage tout élément anecdotique, sociologique ou histo- rique pour proposer une image atemporelle et universelle conformément à cette idée de « ro- mantisation de la nature ». 89

87 Andreas Marks, op.cit., p. 13

88 Yoshimitsu Iwakabe, l’âge d’or de l’estampe japonaise, musée de Kanagawa, p.391

89 Barry Till, op.cit, p.15

Contrairement à Hasui, Yoshida a tenté d’éviter le plus possible les références à Hiros- hige, partant du principe que celle-ci étaient « incompatibles avec la vie moderne et ses activités »90.

Pour autant, Tenjin Keidai Kameido (Dans l’enceinte du sanctuaire Kameido) de la série des « Cent endroits célèbres d’Edo », réalisée en 1856 par Hiroshige (Figure n°13) et reproduit selon le même point de vue en 1936 (figure n°14) par Yoshida, témoigne d’un hommage accordé à Hiroshige. Et quand bien même les deux estampes sont particulièrement proches iconographiquement ainsi que sur le plan structurel, la technique d’impression propre à Yoshida apporte un nouveau regard sur les glycines au premier plan.

En effet, contrairement aux estampes Ukiyo-e de la fin de l’époque Edo, Yoshida, qui accordait un soin extrêmement important à la couleur de ses estampes, n’hésitaient pas à réaliser « quatre-vingt-seize impressions couleurs pour créer une seule impression »91, ce qui permettait alors d’« impliquer plu- sieurs impressions d’une similaire couleur ou nuancer des couleurs dans un même bloc. »92

Comme nous l’avons mentionné en première partie, Kiyochika constitue, à l’instar d’Hiroshige, une référence majeure. Les estampes Kōsen-ga (estampe de lumière) de Kiyochika ont constitué une référence importante pour Hasui.

Témoi de cette influence, l’estampe Kinosaki Tajima (figure n°15) de la série Tabi miyage dai sanshu (Souvenirs de voyage, troisième série) reprend jusqu’à la technique de lignes colorées propres aux estampes de Kiyochika afin de réaliser une pluie nocturne.

Ainsi, Okubo Jun’ichi montre combien cette estampe connait de nombreuses similarités avec l’estampe Unewaka Jinja (Le pont d’Umewaka) (figure n°16) : « They express the feeling of a rainy night beautifully. Furthermore, the technique of describing falling rain by carving white lines on the colored blocks had already been used by Kiyochika in Ume waka Shrine (Umewaka Jinja). » 93

L’expression personnelle, la vision unique de chacun de ses artistes, permettent finale- ment d’envisager l’hypothèse d’une esthétique des paysages Shin Hanga.

C’est du moins ce que Kendall H Brown se propose de faire dans son article « A place for poetry : ShinHanga landscape, in modern Japan »94. Il apparait évident à ses yeux que définir une esthétique du paysage ne peut se faire à travers les journaux et écrits laissés par les artistes.

A ses yeux : « the real texts of Shin-Hanga are the prints, and perhaps we should simply let them speak for them- selves ». 95 Et plus loin de dire :

This aesthetic not only includes a definition of what Shin-Hanga artists thought beautiful, or the ways in which they represented beauty, but also suggests how the subjects and styles of Shin-Hanga may be described and explained in light of relevant social or political values 96

90/93 Okubo Jun’ichi, op.cit., p.203

91 Barry Till, op.cit., p.16

92 Ibid, p.16

94 Kendall H Brown, Visions of Japan, Kawase Hasui’s Masterpieces, Hotei publishing, p.10-17

95 Ibid, p.10 : Les vrais textes du Shin-hanga sont les estampes, et peut-être devrions-nous simplement, les laisser parler pour nous.

Nous avons donc cherché à montrer les bases théoriques et l’ensemble des réflexions au début du XXe siècle qui sous-tendent fortement la production des estampes de paysage du Shin Hanga.

C’est dans cette émulation artistique, plaçant le Nihonga comme garant d’un savoir- faire japonais traditionnel, que nait le Shin Hanga, porté par les idéaux de Watanabe. Bien que fondamentalement nouveau sur le plan technique et iconographique, ces estampes de paysage nous interrogent au final sur leurs véritables intentions. Que nous disent-elles ?

Peut-être alors faut-il, comme l’indique Kendall. H Brown, « les laisser parler pour elles-mêmes ».97

96 Ibid, p.10 : Cette esthétique n’inclut pas seulement une définition de ce que les artistes Shin-Hanga trouvaient beaux, ou la manière dont ils ont représenté cette beauté, mais aussi suggère comment les sujets et les styles du Shin-hanga pouvaient être décrits et expliqués à la lumière de pertinentes valeurs sociales ou politiques.

97 Ibid, p.10

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Shin Hanga : un nouveau paysage dans l’art moderne japonais ?
Université 🏫: Ecole du Louvre - Discipline : Histoire de l’art
Auteur·trice·s 🎓:
Paul Minvielle

Paul Minvielle
Année de soutenance 📅: Groupe de recherche : « Arts asiatiques » (17) - Mémoire d’étude (1re année de 2e cycle) - Juin 2022
Toujours désireux d'apprendre, mes années d'études ainsi que mes expériences professionnelles ont été pour moi l'occasion de consolider une base solide de connaissance des sciences humaines et sociales ainsi que développer une capacité rédactionnelle certaine. .
Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top