Décryptage éthique : 5 clés de la recherche en terrain sensible

Le déroulement de la recherche

Afin de procéder à l’analyse des matériaux, nous nous appuierons sur l’analyse de contenu à partir des thématiques retenues pour le guide d’entretien, en la croisant avec les informations recueillies au moment de l’observation photographique et les notes prises dans notre journal de terrain. L’élaboration théorique initiale de notre objet devrait faciliter l’interprétation et l’analyse des matériaux recueillis.

Cependant nous souhaiterions, dans une première partie, exposer notre recherche de terrain afin d’en rendre compte et d’en partager les interrogations et autres processus réflexifs. Pour ce faire, nous tenterons d’aborder l’émergence de notre réflexivité et son cheminement non achevé à partir des observations menées.

Observations photographiques

Emergence des pensées réflexives

La première observation s’est déroulée dans la chambre d’Aq pendant un temps d’interaction privilégié, selon la professionnelle P qui accompagne Aq (entretien 4, L257, L259, L260). Seule Aq, P et nous-même sommes présents dans l’espace intime de la chambre au moment de l’interaction (entretien 4, L260). A, paraplégique, est une personne en situation de polyhandicap qui n’a pas la capacité de verbaliser (journal de terrain, L14). Elle se trouve donc dans une situation de dépendance totale puisqu’elle requiert une tierce personne, un professionnel de l’institution, pour réaliser l’intégralité des actes de la vie courante.

Lorsque nous entrons dans la chambre de Aq, nous sommes saisi d’emblée par la scène : Aq est presque nue sur son lit, un linge lui couvre la poitrine et une couche-culotte fait office de culotte (photo, A0) alors que nous sommes un parfait inconnu qui pénétrons dans l’espace intime de la chambre de Aq. D’autant qu’elles sont informées que je viens prendre des photos et que les personnes polyhandicapées, comme les soignants, ont été choisis par l’équipe de direction (journal de terrain, L12 et L13). Nos premières interrogations portent aussitôt sur l’autorisation de notre présence. A-t-elle été autorisée par Aq ? Le lui a-t-on demandé ? A-t-elle été imposée par la direction ? Qu’en est-il de l’intimité de Aq ? De son choix (carnet L8 et L9) ? Ce trouble initial nous empêche de trouver immédiatement une place appropriée à l’observation tandis que nous relevons également une certaine mise en scène de l’interaction qui ne débute qu’au moment de notre arrivée (carnet, L42). Bien que la mise en scène apparente puisse nuire à l’intention de notre observation, le croisement des méthodologies apportera, selon nous, la rigueur indispensable au recueil des savoirs expérientiels.

Nous nous questionnons cependant sur la possibilité de garder la distance requise pour l’observation afin de déranger, ou de modifier, le moins possible l’interaction, bien que

notre présence modifie inévitablement le phénomène étudié (carnet, L35). Nous retenons toutefois que la connaissance de notre objet à partir de l’inventaire de la littérature scientifique représente le cadre théorique, autrement dit « la possibilité de » et « la capacité à » circonscrire notre objet afin d’y appliquer une méthodologie de terrain qui éclaire l’objet en le déployant plutôt qu’en le dévoyant. « Elle est, dans notre situation, le préalable à l’enquête de terrain et l’insuffisance nécessaire à son étude. » (Laville et Salmon, 2022, p.76). Même si nous tentons d’observer l’interaction méthodiquement, afin de la décrire et de la capter objectivement à partir de notre corpus théorique sur les savoirs expérientiels, nous avons conscience que la photographie est une représentation subjective du réel, en raison notamment du moment saisi, de l’angle, du cadre retenu ou de nos propres représentations et valeurs. Pour autant, notre approche plurielle ainsi que notre démarche, que nous voulons rigoureuse, devrait nous permettre d’obtenir un relevé d’informations exploitable. La question de notre implication émotionnelle, de la manière dont nous sommes touché par l’exposition de la demi-nudité de Aq est aussi engagée : est-ce que le trouble causé par la situation peut influencer l’observation, en modifier la perception (carnet, L9/10) ? D’autant que l’observation se déroule à l’endroit d’une personne en situation de polyhandicap, donc à l’endroit d’une personne vulnérable exposée pour les besoins de notre recherche. L’éthique du chercheur débarque ainsi dès les premiers instants de nos observations. Nous posons toutefois l’hypothèse qu’un état de vigilance ou de conscience du trouble pendant le temps de l’observation, ainsi qu’une démarche réflexive pendant l’analyse, peuvent en limiter les effets. Nous supposons également que cette « tension éthique » accompagne inévitablement le chercheur dès lors que sa recherche le mène dans des espaces publics ou privés afin d’y observer des comportements, peut-être même quelque soit son objet et son terrain ? Nous gageons de même, que si notre recherche ne peut prétendre au statut de recherche collaborative, la participation des personnes polyhandicapées à son processus, lui garantit néanmoins leur collaboration et, par conséquent, une préoccupation éthique que nous veillerons à conserver tout au long de notre recherche. Nous pensons avec Lelubre (2021) que ce type de recherche, ce genre de dispositif, est « un formidable outil » pour favoriser la participation des personnes vulnérables. Enfin, nous gardons à l’esprit l’enjeu des photographies, à savoir capter des instantanés de l’interaction afin de figer des attitudes, des gestes ou des postures susceptibles de dévoiler les savoirs expérientiels favorisant la participation des personnes vulnérables à la construction des réponses apportées à leurs besoins.

P semble attacher une grande importance à l’environnement dans lequel l’interaction se déroule (lumière tamisée, musique, échanges attentionnés, …) (carnet, L11/12). En tant qu’observateur nous l’étudions avec attention en considérant avec Beaud et Weber (2010)

« qu’un lieu et des objets sont à la fois le cadre et le produit d’interactions sociales » (Beaud et Weber, 2010, p. 148). L’environnement et son aménagement pourrait alors révéler les savoirs issus de l’expérience de Aq avec son environnement. Les gestes de P sont délicats, affectueux parfois. Elle est extrêmement bienveillante (carnet, L13 ; photo, A3). Elle n’agit pas auprès d’Aq sans s’informer de la pertinence, du bien-fondé ou de la justesse de ses actes et de ses choix, comme par exemple le choix de la musique ou lorsqu’elle déplace Aq (carnet, L14/15). P lui fait systématiquement des propositions de vêtements ou de parures qui sont validées, ou invalidées, par Aq (photo, A4 et A5) en lui précisant systématiquement la raison de sa proposition, par exemple en lui indiquant que le collier vert qu’elle lui suggère se marie admirablement à sa tenue verte (carnet L17/18). P précise que si quelque chose ne convient pas à Aq, elle se fera immédiatement comprendre par des sons, des grimaces ou des pincements de bouche (carnet, L20/21).


image2

Ci-dessus (photo, A4) : propositions de différents modèles de boucles d’oreilles par P que Aq valide, ou pas, par des mimiques ou des pincements de bouche

Donc, rien n’est entrepris sans que Aq ne soit informée de la raison ou du motif de l’action engagée et sans qu’elle y participe (carnet, L21/22). Par ailleurs, P interagit en permanence avec Aq et nous fait remarquer que Aq préfère quand P est seule avec, parce- que lorsqu’elles sont deux professionnelles (ce qui est très souvent le cas car Aq ne peut se mouvoir seule), elles discutent ensemble et n’interagissent plus avec Aq (carnet, L28/29/30). Nous nous demandons si :

Aq pourrait se sentir objectivée, comme réifiée, plutôt que considérer comme sujet participant à la définition de ses besoins, lorsqu’elle est accompagnée par deux personnes (carnet, L36/37) ?

L’interaction, en particulier dans ces situations de grandes dépendances, ne serait pas la condition de la participation du sujet à la définition de ses besoins (carnet, L38/39) ?

Finalement nous sentons avec force, lors de cette première observation, la nécessité de rendre familier ce qui est étranger, à savoir l’univers institutionnel de la MAS de Rosselange, pour pouvoir l’appréhender et mener ainsi une observation pertinente (carnet, L34). Les notes prises dans notre journal de terrain au moment du rendez-vous préalable à notre observation, ainsi que notre connaissance élémentaire de ce type d’institution, nous y aident.

 

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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