Décrypter la méthodologie croisée: savoirs expérientiels en lumière

Méthodologie croisée

En écho au préambule à notre travail de recherche, nous souhaiterions dévoiler ci-après, en préambule à l’exposé de notre méthodologie (3.3), le récit de l’émergence de notre méthodologie (3.1), ainsi que celui des prémisses méthodologiques (3.2).

L’émergence de la méthodologie

L’invitation de Dewey à envisager l’expérience de vie comme le fruit d’interactions, d’inter-expériences et de conditions extérieures nécessairement évolutives (Dewey, 1925) engagea notre recherche à l’endroit des savoirs expérientiels présents dans les interactions, plutôt que du côté des savoirs d’usage ou des savoirs pratiques (Maglaive, 2005), en cohérence « avec plusieurs lois importantes qui réforment les secteurs du sanitaire, dont la psychiatrie, du social et du médico-social depuis 2002 » (Gardien et Jaeger, 2019). Enrichi par les écrits de Dewey, notre méthodologie se précisait par l’exploration des savoirs rares issus de l’expérience du polyhandicap mobilisés dans les interactions puisque, comme nous l’avons vu au paragraphe 2.3.1.

Des savoirs en interaction : la question de l’apprentissage, les savoirs expérientiels des personnes en situation de polyhandicap sont des savoirs d’action élaborés en réponse aux sollicitations du monde. Ils sont donc à chercher dans les plis de leur quotidien en institution et, plus favorablement, dans les interactions qu’ils entretiennent avec les professionnels qui les accompagnent chaque jour.

Mis en perspective dans le champ de la formation en travail social, notre objet dessinait un enjeu essentiel pour nous, formateur apprenti chercheur :

La possibilité de rendre intelligible ces savoirs, « d’articuler les connaissances issues de l’expérience pour les restituer aux acteurs sous forme de composantes générales de formation » (Le Bossé et al., 2006) afin, possiblement, d’alimenter efficacement des conduites de changement (Nowotny et al., 2001).

A la suite de Dewey, nous nous proposions d’explorer « les terres en friche que sont les hommes et les femmes adultes » (Dewey, 1925) en naviguant, cependant, sur les mers inconnues du polyhandicap. Notre objet, par la méthodologie convoquée, pourrait peut- être apporter des réponses aux enjeux de transformation sociale par la formation, en développant une connaissance appliquée contextualisée et inclusive par les savoirs expérientiels, en particulier les savoirs expérientiels mobilisés dans l’interaction avec les professionnels ? Peut-être contribuerait-il ainsi à la réflexion sur les modèles, les rôles et les impacts de l’intervention sociale à partir des connaissances et des savoirs des personnes en situation de polyhandicap ?

Des prémisses méthodologiques

En convoquant « l’intelligence des situations vécues » (Astolfi, 2004) pour « rendre visible cet invisible de l’âme et du vécu réunis dans un chiasme » (Merleau-Ponty, 1964), le portrait de Baeza (2017) ciselait un peu mieux notre objet de recherche en le situant à l’endroit de la mise en signification du quotidien, à partir de l’expérience qu’en fait une personne.

En effet, Carole Baeza (2019) envisage les savoirs expérientiels du point de vue de l’autoformation, puisqu’il « vise à transformer une connaissance intime que l’on a de soi en un acte cognitif, … » (Baeza, 2019, p. 162), mais également de la transformation, car la mise en signification du quotidien ouvre la possibilité d’agir sur celui-ci. Alors que notre recherche haletait, que notre objet se diluait dans les articles scientifiques et autres lectures, Baeza lui apportait la consistance manquante ainsi que, pour la première fois, une perspective méthodologique.

L’exploration par le portrait, envisagé par Baeza dans le cadre d’une recherche biographique, enrichissait notre représentation de la démarche de recherche. Notre objet semblait alors s’éveiller à son propre cadre méthodologique, le portrait.

Mais pour le coup, un portrait photographique plutôt que biographique. Par le jeu étrange des associations d’idées, le portrait devenait donc photographique et la photographie, l’approche méthodologique « idéale » pour capter, puis documenter, l’interaction entre une personne en situation de polyhandicap, possiblement non verbale18, et le professionnel qui l’accompagne, en vue d’y « dénicher » les savoirs expérientiels qui s’y logent.

18 Une personne dite non verbale et une personne qui n’est pas en capacité de verbaliser, c’est-à-dire de « s’exprimer au moyen du langage ». https://www.cnrtl.fr/definition/verbaliser

Jusque-là, aucune méthodologie n’avait véritablement émergé tandis que les concepts défilaient au gré de nos lectures. Les savoirs expérientiels mobilisés dans l’interaction avec les professionnels nous permettaient, enfin, d’entrevoir pratiquement19 le lien entre la participation de la personne polyhandicapée à l’élaboration de la réponse apportée à ses besoins et savoirs expérientiels et, possiblement, de le saisir au moyen de la photographie.

Ces savoirs, axiologique, sémantique et pragmatique à la fois, qui permettent à la personne polyhandicapée de se situer (dimension axiologique), de se diriger (dimension sémantique) et d’agir (dimension pragmatique) pourraient, hypothétiquement, être captés à partir des gestes, des postures ou des attitudes dans lesquels ils s’incarnent (Breton, 2017) au moment de l’interaction entre la personne polyhandicapée et le professionnel.

La photographie, comme démarche méthodologique nourrie de nos observations « ethnographiques », nous semblait toutefois insuffisante pour révéler ces savoirs expérientiels.

Aussi, nous décidions de mobiliser les photographies comme support à des entretiens que viendraient compléter les notes prises au moment de nos observations. Nous options, par conséquent, pour une méthodologie croisée, susceptible de révéler quelles sont les savoirs expérientiels que convoquent les personnes en situation de polyhandicap en institution pour participer à la construction des réponses à leurs besoins.

Laville et Salmon (2022) relèvent, par ailleurs, que « cette diversité des méthodes est un atout, à condition de respecter les règles éprouvées en matière de recherche scientifique. » (Laville et Salmon, 2022, p.74). En outre, le degré de dépendance des personnes en situation de handicap mental, et des personnes polyhandicapées, s’il essentialise l’enjeu de notre recherche, suppose toutefois le croisement de plusieurs méthodologies pour tenter d’identifier et de documenter les savoirs qu’elles mobilisent dans l’interaction de la relation, comme pour « formaliser une expérience acquise dans l’adversité par opposition à un savoir acquis par le biais d’un dispositif de transmission verticale. » (5èmes rencontres scientifiques du CNSA, 2018, p.9).

19 Sur le terrain

La méthodologie envisagée pour notre travail d’élaboration de recherche pourrait ainsi répondre à :

« L’invitation [faites] au champ médico-social à pousser plus encore les efforts qui sont faits pour que l’évaluation des besoins des personnes et l’élaboration des réponses reposent avant tout sur l’expression individuelle et collective des personnes, que cette expression soit explicite ou à rechercher dans l’interprétation de signes ou de symptômes pour ceux qui ne communiquent pas de façon habituelle. » (5èmes rencontres scientifiques du CNSA, 2018). En l’occurrence les personnes en situation de polyhandicap.

La méthodologie

Notre objet de recherche, nourri des lectures scientifiques, puis consolidé par le travail d’écriture, et de réécriture, semble avoir, littéralement, accouché de sa propre méthodologie : une méthodologie croisée entre observations avec prises de notes dans un carnet, photographies et entretiens.

Au demeurant, cette approche plurielle « s’intéressant aux points de vue subjectifs des acteurs » (Desclaux, 2016, p. 9) pourra « faire exister différentes constructions de la réalité … et de penser les savoirs d’expérience comme des savoirs complémentaires aux autres savoirs, c’est-à-dire nécessaires pour compléter et équilibrer la recherche professionnelle. » (Godrie, 2017, p. 107).

Cette approche, par la souplesse méthodologique20 qu’elle requiert, serait même, selon Godrie (2017), la condition pour laisser place à des « voix de recherche non conventionnelles » (Godrie, 2017, p. 107) auprès de publics « non conventionnels ».

Nous présenterons, donc, dans les parties suivantes notre approche méthodologique en nous arrêtant, dans une première partie, sur l’observation avec prise de notes et la photographie, avant d’aborder, dans une seconde partie, la photographie et l’entretien. Nous tenterons, par conséquent, de rendre compte des deux temps de notre approche méthodologique, en l’exposant en deux parties successives.

Photographies et observations avec prise de notes

Riche de l’élaboration théorique préalable à notre investigation, nous avons décidé de prendre en photo un professionnel et une personne polyhandicapée pendant un accompagnement au quotidien, afin de capter leur interaction et de saisir, au sens littéral d’attraper mais également au sens figuré de « discerner, de concevoir nettement, de comprendre »21, les savoirs expérientiels qui s’y trouvent.

Face à la complexité du réel, nous avons opté pour l’isolement d’attitudes, de gestes ou de postures, par le saisissement photographique, afin d’en extraire, à l’aide du croisement méthodologique, les savoirs expérientiels ; ceux mobilisés par la personne polyhandicapée dans l’interaction avec le professionnel au moment de son accompagnement. Nous retenons de l’attitude qu’elle est une « manière de tenir son corps, [une] position que l’être animé lui donne, par ses propres réactions, sans contrainte extérieure »22 tandis que la posture se remarque « soit par ce qu’elle a d’inhabituel, ou de peu naturel, de particulier à une personne ou à un groupe, soit par la volonté d’exprimer [une attitude] avec insistance »23.

Saisies par la photographie, les attitudes et les postures de la personne en situation de polyhandicap pendant l’interaction pourraient, à la suite du croisement avec les autres méthodologies, révéler les savoirs expérientiels qu’ils incarnent (Breton, 2017).

Comme notre intention n’est pas de rendre compte d’une situation d’interaction dans toute sa richesse et sa complexité, mais bien d’engager un travail d’exploration des savoirs expérientiels qui s’y logent par l’étude d’instantanés, nous avons opté pour les photographies plutôt que la vidéo. Les photographies nous semblent également répondre à la nécessité de concentrer l’attention des interviewés sur des moments spécifiques de l’interaction afin de privilégier leur réflexivité au moment des entretiens24.

La multiplicité des informations présentes dans une vidéo desservirait alors cette visée, car celle-ci donnerait plutôt à voir le déroulement de l’accompagnement plutôt que des moments particuliers.

La photographie nous semble donc répondre à la nécessité d’extraire des instantanés de la situation d’interaction, afin de la ramener à certains moments caractéristiques d’une attitude, d’un geste ou d’une posture, susceptibles de révéler, comme l’avancent Cifali (2008) ou Breton (2017), les savoirs expérientiels présents dans l’interaction. Bensaude-Vincent (2018) précise par ailleurs que « le savoir se construit dans le geste même de l’échange. » (Bensaude- Vincent, 2018, p. 30).

21 https://www.cnrtl.fr/definition/academie8/saisir

22 https://www.cnrtl.fr/definition/attitude

23 https://www.cnrtl.fr/definition/posture

24 Ce point sera développé dans la partie suivante 3.3.2 Photographies et entretiens

Finalement, et face à la richesse des informations présentes dans une situation d’interaction, nous avons choisi de ne retenir que des moments spécifiques à l’aide de la photographie légendée, afin de pouvoir les étudier spécifiquement en les croisant avec les autres méthodologies retenues, à savoir les notes d’observation et les entretiens non- directifs. A la suite de Meyer (2017), nous considérons que les notes prises au moment de l’observation pourront utilement être comparées à une série de photographies rigoureusement légendées. L’extraction d’informations sur l’interaction sera ensuite rendue plus aisée par le croisement des photographies légendées avec les notes issues de l’observation, puis avec les entretiens soutenus par ces mêmes captations.

Nous prendrons donc des notes dans un carnet au moment de l’observation de la situation d’interaction entre la personne polyhandicapée et le professionnel qui l’accompagne, afin de la documenter et d’apporter des éléments de comparaison, comme de réflexion, pour tendre vers une analyse et un recueil d’informations rigoureux. Toutefois, la prise de notes associée à la captation pendant le déroulement de l’interaction ne sera pas forcément aisée, ou possible. Aussi, nous porterons notre attention sur la scène de l’interaction, au sens de « cadre particulier … dans lequel se déroulent certains événements, certaines manifestations de l’activité humaine »25, afin d’en rendre compte dans notre carnet à l’issue de l’observation en situation et, ainsi, d’en conserver la trace. Pour ce faire, nous tenterons de relever tous les éléments de la scène en lien avec :

L’environnement (espace, ambiance, …),

Les individus (qui sont-ils ? que font-ils ? comment le font-ils ? …),

L’interaction (échanges de paroles, attitudes, réactions, …)

Et enfin nos réflexions, ressentis ou impressions sur l’environnement, les individus et l’interaction.

Le croisement des notes prises au moment de l’interaction avec les photographies légendées et les notes de notre journal de terrain apporteront ainsi une partie de la rigueur indispensable à l’objectivation des informations issues de l’observation. L’autre partie viendra, par la suite, avec les données extraites des entretiens enregistrés et le croisement de l’ensemble. Bien que notre intention soit de capter l’instantanéité de l’interaction pour décoder les moments spécifiques qui rendront compte des savoirs expérientiels engagés dans l’interaction, nous tenons à relever nos observations, réflexions et impressions hors situations d’interaction dans un journal de terrain.

25 https://www.cnrtl.fr/definition/sc%C3%A8ne

Il nous semble indispensable, en effet, de relever les éléments contextuels, ainsi que nos réflexions, pour éclairer les situations d’interaction. Les échanges hors situations d’interaction, par exemple, pourraient apporter des éléments utiles à l’interprétation des situations d’interaction comme au recueil des savoirs expérientiels et au travail d’analyse.

Notre méthodologie suppose par conséquent, et dans un premier temps, d’isoler de manière intentionnelle, éclairée et sélective certains éléments par la captation :

Intentionnelle, car l’investigation est fixée en direction des gestes, des attitudes susceptibles de révéler les savoirs expérientiels mobilisés dans l’interaction de la relation ;

Éclairée, car un cadre théorique, qui précise que les savoirs expérientiels sont des savoirs axiologiques, sémantiques et pragmatiques, la guide ;

Et enfin sélective, car seuls des moments de l’interaction seront captés à l’aide de la photographie. Après analyse des photographies prises au moment de l’interaction, une seconde sélection aura lieu afin de ne retenir que quatre ou cinq photographies26 qui serviront de déclencheurs et de support aux entretiens non- directifs.

Notre approche est donc partielle et restrictive, mais cette restriction est peut-être la condition même de l’optimisation de l’analyse et l’opportunité de circonscrire l’objet de recherche au milieu des nombreuses informations contenues dans l’interaction. Le fait de s’accaparer certaines tranches du réel pour en étudier le contenu n’exclut en rien, voire requiert, l’observation des individus, du groupe, du lieu, ou des échanges. La focale sera toutefois mise sur les postures et les attitudes qui se manifestent notamment au travers des gestes, des expressions faciales, des mimiques, des regards, ou des indications émotionnelles. Autant d’indicateurs comportementaux qui permettront, possiblement, et une fois qu’ils auront été confrontés aux entretiens et aux notes de l’observation, de comprendre, d’expliquer et d’analyser les interactions afin d’identifier et de recueillir les savoirs expérientiels immergés au cœur de l’interaction.

26 Les photographies qui rendront compte des attitudes et des gestes les plus courants, observés pendant l’interaction seront retenues, ainsi que celles qui capteront un comportement surprenant, à priori, inexplicable.

Si les photographies pourraient permettre de saisir ce qui se joue dans l’interaction entre un professionnel et une personne polyhandicapée par leur croisement avec les autres méthodologies, elles sont également « … utilisables comme catalyseurs de verbalisation au cours d’entretiens. » (Guinchard, 2016, p.67). Nous les mobiliserons, par conséquent, dans un second temps pour faciliter les échanges de paroles au moment des entretiens.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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