Maîtriser le réel: 5 savoirs expérientiels transformateurs

Des savoirs-agissants

Immergé dans un quotidien, quelquefois marginal ou institutionnel, l’individu fait l’apprentissage du réel, du « nécessaire » (Billeter, 2012) indispensable à l’élaboration d’une réponse adaptée aux sollicitations de ce réel comme aux interactions qui y sont engagées. Ce savoir d’expérience devient alors un savoir ajusté, dans la situation, par la situation et, à la situation.

Des savoirs en interaction : la question de l’apprentissage

Alors que Jouet et al. qualifient l’expérience « d’instruction acquise par l’usage de la vie » (Jouet et al., 2010, p.66), Kolb (1983) considère, quant à lui, qu’elle requiert une dynamique d’apprentissage pour s’ériger en savoir et permettre à son dépositaire d’en faire un usage ajusté aux situations qui se présentent à lui. L’apprentissage des situations de vie contribue ainsi à l’élaboration de savoirs en action, également appelés savoirs expérientiels. La construction de ces savoirs empiriques fluctue au gré des évènements du monde et de la rencontre de l’individu avec le réel. Ils lui permettent d’avoir une emprise sur le monde et d’apporter une réponse aux sollicitations de la vie, tout en étant sans cesse remodeler par elle (Gross et Gagnayre, 2017). Leur immersion dans l’actualité du monde en fait des savoirs-agissants qui opèrent à partir de l’expérience sensible et concrète de l’individu. Comme le fait remarquer Barrier (2012) à propos de l’expérience intime de la maladie, les savoirs expérientiels renvoient, de même, à l’expérience intime qui lie une personne en situation de polyhandicap mental à son handicap. Le geste idoine, élaboré dans l’actualité de l’interaction, est « le résultat d’un long apprentissage, d’une patience à recommencer, d’une volonté à ne pas se laisser décourager par une première maladresse. Il est résultat d’une pensée qui s’incarne corporellement pour permettre au sujet d’être au plus juste dans la situation. » (Cifali, 2008, p.132).

Cette pensée incarnée qui procède par tâtonnements et se construit par hypothèses, tentatives ou essais, amène certains auteurs comme Bézille (2003) ou Pineau (1989) à l’apparenter au processus de construction d’une pensée autodidactique, élaborée dans l’action, par l’action et pour l’action. Carole Baeza (2019) considère autrement que le sens attribué par une personne aux évènements extérieurs possède également une action autoformatrice puisqu’il « vise à transformer une connaissance intime que l’on a de soi en un acte cognitif, … » (Baeza, 2019, p. 162) permettant in fine de répondre aux sollicitations du monde conformément à ses valeurs. Toujours selon Baeza (2019), les savoirs pratiques, indispensables aux savoirs cognitifs, sont des savoirs d’interaction qui visent une efficacité de l’action. Pour ce faire, ces savoirs expérientiels, par nature opératoires, supposent d’être expérimentés à plusieurs reprises avant de se muer en savoirs stables et mobilisables à loisir.

Courtois (1989) pour sa part nous invite à regarder l’expérience comme la survenue d’un évènement inattendu qui explose le cadre antérieur de ce que nous sommes et nous pousse à un travail de réunification pour l’intégrer à une nouvelle définition de nous-même ; ce déploiement de nous-même conditionnant un rapport au monde ajusté à ce monde augmenté par le surgissement de l’imprévu. Autrement dit, l’expérience de la nouveauté entraine, de fait, une recomposition de notre connaissance pour nous adapter, ou adapter notre réponse, à cette nouvelle réalité. Ce processus ne s’apparente pas à une réponse rigide mécanisée par répétition des gestes, mais « résulte à l’inverse d’une incorporation de ces gestes ouvrant de nouvelles possibilités, du fait de l’aisance acquise permettant de se confier au corps, pour pressentir la manière juste d’exercer en situation. » (Breton, 2017 p. 26). Cette construction, possiblement différenciée, de son rapport au monde et à la réalité, repose sur des critères de pertinence pour la personne (Gardien, 2020). La connaissance élaborée en situation, à partir de l’expérience qu’en fait la personne, résulte donc en grande partie de l’efficacité d’action qu’elle garantit sur la situation. Cette connaissance ne se réduit pas pour autant à la seule expérience individuelle, donc aux seuls savoirs expérientiels de la personne, mais repose « tout autant sur l’appropriation des savoirs expérientiels produits antérieurement par autrui que sur l’élaboration de nouveaux savoirs pour répondre ou faire face à une expérience singulière. » (Gardien, 2019, p. 100). Pour appréhender la complexité des situations et y apporter des réponses appropriées, l’individu recompose en permanence sa grille de lecture du monde à partir de l’expérience qu’il en a. Ce faisant, il élabore une connaissance fine des interactions qu’il entretient avec son environnement qui ne se réduit pas à la sédimentation de gestes

répétitifs, mais participe au contraire à l’enrichissement de ses possibilités d’action sur le monde.

Aussi, et puisque les savoirs expérientiels des personnes en situation de polyhandicap sont des savoirs d’action élaborés en réponse aux sollicitations du monde, ils sont donc à chercher dans les plis de leur quotidien en institution15. Indissociables de la notion de participation, ces savoirs peuvent être favorablement dénichés, et traqués, dans les interactions que les personnes polyhandicapées entretiennent avec les professionnels qui les accompagnent au quotidien.

Ces savoirs d’expérience apportent donc à ceux qui les produisent une capacité d’action supplémentaire tandis « qu’ils chasse(nt) les simplifications et cherche(nt) à promouvoir une pensée de l’action et des situations qui se dégage alors des adverbes globalisants et totalisants : du tout ou du rien, du noir et du blanc. » (Cifali, 2008, p.141). Les savoirs expérientiels pourraient ainsi posséder, au-delà de leur qualité d’efficacité et de pertinence, des vertus transformatrices.

Des savoirs transformateurs

Les savoirs expérientiels ne visent en rien une objectivité ou une vérité (Gardien, 2019) mais s’attachent au contraire à une utilité qui modifie efficacement les manières d’agir de l’individu dans et sur le monde (Breton, 2017). Ces savoirs acquis au cours de l’expérience de la maladie ou des situations de handicap, par exemple, « deviennent une ressource de l’agir et participent plus d’une transformation des situations vécues que d’une intervention en situation ». (Breton, 2017 p. 28). Dépassant le registre de l’utilité première, ils changent de nature et contribuent à une transformation qualitative de son rapport au monde en accroissant la capacité d’agir et l’emprise sur le quotidien. Si l’apprentissage d’un geste, d’une réponse ou d’une attitude suppose du temps, il ouvre l’individu sur une capacité d’agir nouvelle qui le rend acteur de son quotidien et auteur

15 Pour la majeure partie des personnes polyhandicapées accueillies en institution, « leur monde » est le monde de

l’institution

de son histoire. « En synthèse, l’intégration d’un geste est une transformation qualitative dans le temps du rapport à soi, de ses capacités d’action en situation, et donc de la relation au monde. » (Breton, 2017 p. 28). L’expérience de la vulnérabilité peut ainsi révéler de nouvelles possibilités d’action et accroître, de fait, le pouvoir d’agir des personnes concernées (Le Bossé, 2003 ; Bacqué et Biewener, 2013) en leur permettant d’explorer de nouvelles voies d’action, ou d’interaction. Gross et Gagnayre (2017) précisent, par ailleurs, que les savoirs « se construisent et se valident en fonction des pouvoirs d’action ou d’influence qu’ils permettent d’acquérir sur la vie quotidienne, sur les autres et le monde. » (Gross et Gagnayre, 2017, p.79). Les savoirs subjectifs, et autres savoirs du vécu et de l’expérience du polyhandicap, permettent donc à l’individu non seulement d’organiser le monde mais également d’agir dessus pour le configurer autrement.

Bien que les travaux sur les savoirs expérientiels et la transformation des situations d’interaction restent marginaux dans le champ du handicap mental (Gardien, 2017), les travaux sur les savoirs issus du vécu et de l’expérience de la maladie « interrogent la répartition de toutes les formes de pouvoirs en santé, y compris celle du pouvoir soigner et du pouvoir décider. » (Jouet et al., 2010, p.14). Une réflexion identique peut être élaborée à partir des recherches sur les savoirs expérientiels des situations de polyhandicap, d’autant que ces savoirs du vécu, devenus savoirs existentiels pour Carole Baeza (2017), reposent sur l’appropriation de l’environnement, dans son acception la plus large. D’ailleurs, « que ces vécus soient d’ordre professionnel ou existentiel n’y change rien. Faire « l’expérience de », ou « expériencier16 », c’est développer des apprentissages transformant les manières d’agir du sujet dans le monde » (Breton, 2017, p. 3) et sur le monde. En santé mentale, la recherche foisonne de concepts et pratiques comme

« l’empowerment », déterminé par le niveau d’influence qu’exerce une personne sur le cours de son existence, ou encore le concept de « construire sur ses forces » où l’expérience de la maladie devient l’espace de production privilégié de savoirs d’action et de transformation de son rapport au monde, aux soins et à la maladie (Jouet, 2009). Les apprentissages occasionnés par la situation de maladie participent ainsi à l’éducation tout au long de la vie comme à l’amélioration du bien-être de la personne (Jouet, 2009). Dans le champ du handicap, les apprentissages issus de la situation de polyhandicap y participent de la même manière.

16 Mathias Girel (2014, p. 23) note opportunément que la langue française manque d’une ressource :

« la capacité à faire de l’expérience un verbe », au contraire de la langue anglaise qui comporte le verbe

to experience.

Finalement, la terminologie de savoir expérientiel, apparue historiquement pour soutenir des revendications de participation à la définition de besoins particuliers liés à des situations particulières, a progressivement investi le champ de la recherche sur le handicap jusqu’à contribuer à la reconnaissance de l’expertise des personnes en situation de polyhandicap pour la définition de leurs besoins. Leur expertise repose donc aujourd’hui sur les savoirs expérientiels qu’ils ont produits et acquis en réponse aux sollicitations du monde. Ces savoirs d’usage du monde, axiologiques par les valeurs qu’ils portent et les enjeux qui y sont rattachés, résultent donc de leurs interactions avec l’environnement institutionnel, tandis qu’ils leur permettent d’y apporter une réponse appropriée. Issu d’un rapport au monde original et rare, en raison de leur situation de polyhandicap originale et rare, ces savoirs sémantiques, dont le processus de sémantisation constitue le cœur, leur permettent de s’adapter à leur environnement et de le comprendre. Savoirs pragmatiques, enfin, savoirs situés dans le quotidien de la personne polyhandicapée, les savoirs expérientiels leur garantissent une capacité d’action sur leur environnement quotidien pouvant aller jusqu’à le transformer.

Par conséquent, nous souhaitons retenir comme cadre conceptuel ces trois dimensions caractéristiques des savoirs expérientiels :

Axiologique en raison de la nature même des savoirs expérientiels et des valeurs originelles ou des enjeux qui y sont rattachés (voir 2.1. L’avènement des savoirs expérientiels : la dignification de l’expérience (Lochard, 2007). Cette dimension permet à la personne polyhandicapée de se situer dans son environnement ou de se positionner dans l’interaction de la relation en étant reconnue ;

Sémantique en raison du processus au cœur de leur production, la sémantisation, qui permet à la personne en situation de polyhandicap de comprendre l’environnement institutionnel dans lequel elle vit, de lui donner sens, d’y apporter des réponses, et donc de s’y diriger, de faire des choix ;

Pragmatique en raison des possibilités de transformation des interactions et du quotidien que les savoirs expérientiels lui offrent. Cette caractéristique du savoir expérientiel de la personne polyhandicapée lui ouvre la possibilité d’agir sur son quotidien, sur les situations d’interaction quotidiennes.

Le contexte réglementaire actuel pousse à des rapprochements entre savoirs expérientiels et recherche en invitant, notamment, le milieu de la formation en travail social à s’appuyer sur les savoirs expérientiels des personnes accueillies en institution sociale (CASF, 2017 ; Rapport Piveteau, 2022 ; Livre vert du travail social, 2022) pour former les futurs professionnels. Pour ce faire, le développement de la recherche collaborative avec les dépositaires de ces savoirs nés de l’expérience de situation de dépendance, est souhaité et encouragé. Aussi, souhaitons-nous engager notre méthodologie en ce sens, en convoquant une approche plurielle afin de recueillir les savoirs expérientiels que les personnes polyhandicapées mobilisent dans l’interaction avec les professionnels. Cette approche méthodologique croisée, dont la visée est le recueil des savoirs expérientiels présents au cœur de l’interaction, nous paraît justifiée en raison de la nature subjective des savoirs expérientiels, mais également en raison des personnes concernées par la recherche, dont le handicap est caractérisé, notamment, par des incapacités langagières et des déficiences cognitives.

Notre méthodologie reposera, par conséquent, sur le croisement :

De l’observation des interactions entre professionnels et personnes en situation de polyhandicap pendant un temps d’accompagnement quotidien. Des notes seront prises pendant, puis à l’issue de l’observation ;

De la captation d’instantanés par la photographie pendant la situation d’interaction entre les personnes polyhandicapées et les professionnels. De nombreuses photographies seront prises, mais seules quelques-unes17 seront sélectionnées ;

Des entretiens non-directifs avec les personnes concernées par les interactions, en prenant appui sur les photographies retenues.

Tandis qu’elle s’évertuera à explorer les interactions entre professionnels et personnes polyhandicapées par « l’étude systématique et réflexive des savoirs d’expérience … » (Le Bossé et al., 2006, p.184), à partir des trois dimensions (axiologique, sémantique et pragmatique) constitutives des savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap.

17 Les plus significatives. Voir ci-après 3.3.1 Observations et photographies

 

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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