Dignifier l’expérience: un savoir essentiel en travail social

Contexte et enjeux

Un changement de paradigme, conjugué « à la recherche d’une connaissance appliquée, ancrée sur les préoccupations des praticiens du social et développée de manière non intrusive » (Le Bossé et al., 2006, p. 184), a ramené les savoirs expérientiels des personnes en situation de vulnérabilité dans le champ de la formation. Renforcé par les travaux des Etats Généraux du Travail Social de 2015 (annexe B), les travaux scientifiques (Godrie, 2022 ; Gardien, 2020 ; Chartrin et Dooley, 2019 ; Breton, 2017) ou encore les textes réglementaires (loi n° 2005-102 du 11 février 2005 ; loi n°2002-2 du 02 janvier 2002 ; décret n° 2017-877 du 6 mai 2017), ce changement de paradigme tend à

« dignifier » (Lochard, 2007) les savoirs expérientiels des personnes vulnérables, qui apparaissent aujourd’hui comme l’une des voies idéales pour répondre aux problématiques que rencontrent les professionnels de l’action sociale, mais aussi pour garantir la participation des personnes vulnérables à la vie quotidienne en institution et, enfin, pour « refonder le travail social » (les Etas Généraux du travail Social, 2015).

Fondement juridique

En introduisant les savoirs issus de l’expérience des personnes vulnérables dans la définition du travail social, le décret n° 2017-877 du 6 mai 2017, relatif à la définition du travail social, refonde l’action sociale (Jaeger, 2019), tandis qu’il associe les savoirs expérientiels des personnes vulnérables à la construction des réponses à leurs besoins. Désormais, « les savoirs expérientiels des personnes vulnérables en font des parties prenantes indispensables à la formation des professionnels de la santé et de l’action sociale » (Casagrande, 2019, p. 61). Le lien entre savoirs expérientiels et participation trouve alors dans ce décret son fondement juridique : les savoirs issus des situations de vulnérabilité participent aux modalités de l’intervention sociale ainsi qu’à la formation des étudiants en travail social. A la suite de ce décret, les établissements de formation au travail social (EFTS), dont les diplômes sont définis par le Code de l’action sociale et des familles, sont en effet invités à former les futurs travailleurs sociaux en s’appuyant sur « les savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs

pratiques et théoriques des professionnels du travail social et sur les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social » (décret n° 2017- 877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social).

Ce « changement de paradigme » (Degener, 2017) qui voit les savoirs issus de l’expérience des personnes accompagnées ramenés dans le champ de la formation des travailleurs sociaux en complément des savoirs universitaires et des savoirs des professionnels, alors qu’ils en étaient jusqu’alors exclus, découle de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette dernière définit le handicap comme « limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles » (loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées) tandis qu’elle instaure, notamment, un droit à compensation pour permettre à la personne concernée de recouvrer sa participation à la vie en société. Ce renversement, dans l’appréhension des situations de handicap, suppose de repenser le handicap au regard des situations d’interaction dans lesquelles il est engagé : le handicap n’est plus un problème de nature mais d’environnement. Désormais, les personnes ne sont plus handicapées en raison d’incapacités ou de limitations de nature, mais se trouvent en situation de handicap du fait des limitations qu’ils rencontrent dans leurs interactions avec l’environnement. Le handicap n’est plus une limite mais devient, avec la loi n° 2005-102 du 11 février 2005, un ressort pour résoudre les limitations ou les contraintes de l’environnement.

A compter de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005, l’intervention sociale repose, en partie, sur la mobilisation des ressources de la personne vulnérable, sur sa participation, pour résoudre les problèmes que les interactions avec l’environnement, dans son acception la plus large, lui pose. La loi du 11 février 2005 inscrit finalement, dans la définition même du handicap, la notion de participation. Cependant, « cette approche n’est pas propre au contexte français et à la loi de 2005. Elle est plus globalement issue d’un changement de paradigme au sein des débats scientifiques internationaux, des instances normatives et des politiques publiques du handicap » (Eyraud et al., 2018). Pour autant, la reconnaissance des savoirs issus de l’expérience des situations de handicap demandera encore douze années avant d’être mentionnée dans un texte de loi officiel, le décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social.

De la discrimination à la participation de la personne polyhandicapée

Parmi les dynamiques ayant inspiré les promoteurs de la Convention internationale du droit des personnes handicapées (CIDPH) et amené ce changement de paradigme en posant la restriction de participation comme une discrimination allant à l’encontre des droits fondamentaux (Degener, 2017), trois d’entre-elles demandent à être relevées.

En premier lieu, la mise à distance du modèle biomédical (Barral, 2008), qui met l’accent sur les altérations et les déficiences, au profit d’un modèle non médical construit sur les limitations sociales et les restrictions à la participation (Winance, Ville, Ravaud, 2007). Ce processus de « dénaturalisation du handicap » (Barral, 2008) revendiqué par des chercheurs en sciences sociales, par des médecins et des personnes polyhandicapées, notamment, déplace « la représentation » de la personne polyhandicapée vers « la représentation » d’une personne citoyenne empêchée de participer effectivement.

En second lieu, les mouvements de défense des droits civiques des minorités aux Etats- Unis ont permis l’émergence de la notion de discrimination à l’endroit des personnes handicapées. Mobilisant l’arsenal juridique, ces mouvements de défense ont soutenu l’avènement d’une législation prohibant les discriminations à l’égard des personnes handicapées tout en défendant une égalité de droit à la participation à la vie sociale. Les politiques en faveur des personnes handicapées sont ainsi passées d’une logique d’assistanat à une logique de droit (Carey, 2009).

Enfin, « impulsé par de grandes organisations supranationales comme l’Organisation des Nations Unis ou l’Union européenne, l’objectif d’inclusion se développe à partir des années 1990 (Bouquet, 2015) comme référentiel d’action publique se centrant sur la question de la participation » (Eyraud et al., 2018). L’inclusion domine dès lors les politiques sociales tandis que la participation y apparaît comme condition d’une meilleure gouvernance des pratiques professionnelles (Compagnon et Ghadi, 2014).

Inscrit dans un nouveau paradigme, le handicap suppose désormais une participation des personnes polyhandicapées à la définition même de leurs besoins alors que la diversité des altérations, et plus spécifiquement pour ce qui regarde notre objet de

recherche les troubles psychiques, mentaux ou intellectuels, s’ajoutent à une diversité de registres de participation. Parmi ceux-ci, la participation centrée sur la vie quotidienne, possiblement en institution, ainsi que la participation citoyenne, pourraient sembler illusoire pour certaines catégories de personnes handicapées, en raison de la nature de leur handicap et des empêchements qui lui sont liés5. Le recueil des savoirs issus de leur situation de handicap participerait alors, au sens du décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social, non seulement à la construction des réponses à leurs besoins, mais complémenteraient, également, les savoirs universitaires en sciences sociales et humaines ainsi que les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social, pour la formation des étudiants en travail social.

C’est pourquoi, nous nous proposons d’explorer l’effectivité de la participation des personnes polyhandicapées accueillies en institution6, à partir du recueil de leurs savoirs expérientiels, pour tenter de comprendre :

Quels sont les savoirs que les personnes polyhandicapées mobilisent pour participer à l’élaboration des réponses à leurs besoins ?

A cette condition, seulement, pourrons-nous les convoquer pour la formation des travailleurs sociaux.

Les savoirs issus des situations de polyhandicap dans la formation

Si les savoirs issus des situations de vulnérabilité contribuent à l’élaboration des réponses apportées par les travailleurs sociaux à ces mêmes situations, les travaux issus du projet de collaboration franco-québécoise entre le Conservatoire national des arts et métiers et l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke (2016-2018) relèvent, en outre, que « le travail social est aujourd’hui en grande transformation. L’alourdissement des problématiques sociales, l’émergence de nouvelles vulnérabilités, les modifications des

5 En particulier pour les situations de polyhandicap

6 D’ailleurs, la vie en institution des personnes en situation de polyhandicap radicalise l’enjeu participatif par les savoirs expérientiels tout comme elle l’essentialise puisque celles-ci sont précisément restreintes dans leur participation du fait de leur handicap.

réseaux de services ainsi que la présence croissante de référentiels et cadres normatifs rend la pratique du travail social de plus en plus complexe. Le renouvellement de la formation de professionnels capables de rencontrer les défis de la pratique devient donc crucial ». Les savoirs d’expérience des personnes vulnérables contribuent ainsi à l’appréhension de cette complexité grandissante, car ils émanent « de la rencontre d’un individu avec la complexité du réel, au fil des situations » (Gardien, 2019, p. 99). Issus du quotidien de la personne vulnérable, ils apparaissent indispensables aux savoirs universitaires en sciences sociales et humaines ainsi qu’aux savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social, certes pour former les étudiants et parfaire leurs pratiques professionnelles, mais également pour adapter la formation aux réalités sociétales en perpétuel évolution. L’expérience de vie n’est pas, en effet, une donnée figée, mais bien le fruit d’interactions, d’inter-expériences et de conditions extérieures nécessairement évolutives (Dewey, 1925). Pour autant, « ces savoirs sont rares. Les conditions de leur production ne sont pas couramment réunies, en premier lieu l’expérience des situations de handicap ou de la maladie » (Gardien, 2019, p. 110). En outre, la recherche sur les savoirs des personnes issus des situations de polyhandicap reste marginale, en raison de la nature du handicap mental qui complexifie considérablement l’identification et le recueil de ces savoirs. En effet, une grande partie des personnes polyhandicapées accueillies en institution, par exemple, ne verbalise pas et communique plus favorablement, quand elles le peuvent, avec des gestes, des mimiques, des regards ou des attitudes.

Le livre vert du travail social, publié au début de l’année 2022, relève par ailleurs à l’alinéa 3 du paragraphe 3 sur Les savoirs expérientiels et la participation des personnes accompagnées aux formations sociales que « le principal constat dressé par les acteurs du travail social et de l’intervention sociale est celui d’un « usager »7 trop souvent dépourvu de ses prérogatives d’acteur dans son parcours personnel et dans son environnement » (livre vert du Travail Social, 2022. Haut conseil du travail social). Autrement dit, un « usager » trop souvent dépourvu de son droit de participer à la construction des réponses à ses besoins. Les conclusions du livre vert conditionnent, de même, la participation des personnes handicapées, pour la définition et l’élaboration des réponses à leurs besoins, à la reconnaissance de leurs savoirs expérientiels. Elles présentent également, à la suite des travaux de certains chercheurs (Godrie, 2015 ; Baeza,

7 Un usager est un bénéficiaire de l’action sociale donc, possiblement, une personne en situation de polyhandicap

2017 ; Gardien, 2019), leur enseignement en formation initiale ou continue comme un préalable, voire une condition, à leur participation.

Finalement, l’intérêt de convoquer les savoirs expérientiels dans la formation des travailleurs sociaux répond à la double nécessité, d’apporter l’intégralité des savoirs indispensables au processus de professionnalisation des étudiants et de favoriser l’actualisation des formations aux transformations du travail social tout en développant la participation des personnes accompagnées.

Entre changement de paradigme, contexte réglementaire et intérêt de formation, les savoirs expérientiels apparaissent indissociables de la participation des personnes en situation de polyhandicap, tout comme ils nourrissent certains enjeux parmi lesquels se trouvent la reconnaissance des savoirs des personnes en situation de polyhandicap par et pour l’enseignement de ces savoirs. Ce qui implique de les rendre intelligibles, ou encore de répondre aux enjeux de transformation sociale par la formation en développant une connaissance appliquée, contextualisée et inclusive par les savoirs issus des situations de polyhandicap ; à ce titre d’ailleurs, ils pourraient même alimenter efficacement des conduites de changement (Nowotny, Scott et Gibbons, 2001) dans les institutions et autres dispositifs qui les accueillent.

C’est pourquoi nous nous proposons, au-delà de l’injonction des politiques publiques, d’explorer les savoirs issus du vécu et de l’expérience des personnes en situation de polyhandicap afin de pouvoir les intégrer à la formation des travailleurs sociaux, et produire ainsi une « nouvelle »8 écologie des savoirs (universitaires, professionnels et expérientiels) favorisant la réduction des situations de dépendance des personnes accompagnées.

8 « nouvelle » au sens où elle n’est pas encore mise en œuvre dans la formation des travailleurs sociaux à l’IRTS de Lorraine

Un inventaire de la littérature scientifique sur les savoirs expérientiels nous permettra de déceler la nature de ces savoirs issus de l’expérience ainsi que d’entrevoir, in fine, des perspectives méthodologiques.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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