Naviguer l’expérience: 5 savoirs issus du vécu unique

L’usage du monde

Le savoir expérientiel est un savoir issu du vécu de l’individu qui favorise les négociations avec l’environnement et les interactions qui y sont engagées. Savoir dynamique et situé, il permet d’agir sur le monde. « Il est un type de savoir spécifique [qui] découle des types d’usage du monde, car l’expérience vécue d’une même situation partagée … n’est pas la même pour tous. » (Gardien, 2019, p. 108). Pour Mireille Cifali, il est un savoir indispensable à l’usage du monde car « la réalité excède toute théorie » (Cifali, 2004, p.76) quand Baptiste Godrie précise qu’il « n’est pas une pure et simple compilation des situations de vie passées. » (Godrie, 2016, p. 37). Il est avant tout un savoir singulier, un savoir subjectif issu de l’expérience que fait l’individu du monde.

Des savoirs subjectifs

14 « La politique en son sens plus large, celui de civilité ou Politikos, désigne ce qui est relatif à l’organisation ou autogestion d’une cité (en grec : polis, en latin : civitas) ou d’un État et à l’exercice du pouvoir dans une société organisée ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Politique

La nature subjective du savoir expérientiel implique que le sujet éprouve et s’éprouve en situation (Tourette-Turgis et al., 2019). Il se transforme au contact du monde, à partir de l’intérieur de la situation vécue (de Sardan, 1998), « à l’occasion d’événements de son existence posée comme acte et non comme état. » (Tourette-Turgis et al., 2019, p.162). Aussi et en raison de leur spécificité, les savoirs issus des situations de polyhandicap présentent la particularité d’être rares et, par conséquent, peu disponibles (Gardien, 2019). En effet, les personnes en situation de polyhandicap vivent des expériences rarement partagées par les personnes qui ne présentent pas de déficiences ou de difficultés cognitives du fait, notamment, des sociétés et de l’environnement peu adaptés à leur particularité. Dans ce rapport singulier au monde, s’élabore des savoirs originaux, subjectifs, produits de la même manière que les personnes dites valides selon un processus de stéréotypifications identique (Berger et Luckmann, 1966) de la vie quotidienne, mais en marge de la vie ordinaire, souvent et presque toujours dans l’espace des institutions qui les accueillent. « Parce que la vulnérabilité relève aussi de l’expérience … elle concerne certains individus plus que d’autres : ceux en faisant concrètement et présentement l’expérience. » (Gardien, 2020, p.1). Ève Gardien relève par ailleurs que les savoirs issus de l’expérience du handicap mental, à plus forte raison les savoirs issus de l’expérience du polyhandicap, n’ont pas encore été recueillis, car ils se rapportent à des situations marginales et peu fréquentes. Ils offrent, de fait, la possibilité de produire des savoirs spécifiques issus d’un usage du monde original (Gardien, 2020). Au demeurant, les résultats de la recherche de Gross et Gagnayre (2017) montrent que les savoirs expérientiels des malades sont en lien avec leur expérience propre de la vulnérabilité et du quotidien « en situation de malade ». Bien que ces résultats dépassent l’expérience intime de la maladie, puisqu’ils regardent aussi le parcours de soin, ils montrent le caractère profondément personnel et subjectif des savoirs ainsi élaborés.

En empruntant la voie dégagée par Mireille Cifali, nous pouvons considérer aujourd’hui que « la tension entre subjectivité et objectivité est tension entre soi et le monde » (Cifali, 2008, p. 130). Au cœur de cette tension s’élaborent des usages du monde qui sont autant de savoirs incarnés non dénués d’affects et de sentiments (Cifali, 2008), qui « peuvent se présenter sous la forme d’une simple familiarité avec une situation, du résultat d’une longue réflexion systématisée, logique et rigoureuse, également sous la forme d’un savoir d’action ou d’un savoir technique, d’un savoir-être, d’un savoir procédural ou théorique, etc. » (Gardien, 2019, p. 100). Ces sentiments et ces affects pourraient même colorer la pensée et déterminer notre manière d’être au monde comme de nous engager, ou non,

dans l’action (Cifali, 2008). Les vulnérabilités singulières liées aux situations de polyhandicap entrainent inévitablement une manière singulière d’être au monde et de vivre émotionnellement le monde. Les savoirs issus de ce rapport au monde en portent alors les qualités et, en particulier, l’originalité et la subjectivité. D’ailleurs, avec les savoirs expérientiels, il n’est pas question de monter en généralité mais bien de déceler, comme de dévoiler, la singularité de l’action engagée (Cifali, 2008) afin d’en comprendre, et si besoin d’en changer, la nature.

En raison de la nature sensible et interactive des savoirs expérientiels, certains auteurs (Baeza, 2019 ; Breton, 2017) avancent que ces derniers ne peuvent être envisagés qu’au regard de l’histoire personnelle du sujet et uniquement dans cette temporalité. Aussi peut- on observer les processus d’acquisition des savoirs du vécu et de l’expérience à partir des gestes et des attitudes dans lesquels ils s’incarnent pour pouvoir les recueillir (Breton, 2017) et, pour ce qui regarde notre objet, les intégrer à la formation des étudiants en travail social. D’autant qu’ils finissent irrémédiablement par composer une partie de la palette des réponses aux sollicitations du monde jusqu’à permettre « la transformation d’une connaissance intime de soi en un acte cognitif. » (Baeza, 2017, p. 115). Le savoir expérientiel, savoir incarné « d’un « soi » impliqué, s’oubliant sans s’oublier, dans cette présence au monde » (Cifali, 2008, p.131) semble donc posséder les qualités d’un savoir d’usage du monde à destination de celui qui en est le dépositaire et dont la subjectivité représente justement la pertinence. Savoir intrinsèque à la personne (Baeza, 2017), il s’intègre à elle jusqu’à se confondre avec elle (Legroux, 2008 ; Breton, 2017).

Le bien-fondé des savoirs expérientiels issus des situations de polyhandicap, comme leur pertinence, sont régulièrement questionnés en raison de « l’inaccessible intersubjectivité liée à la non-expérience généralisée des situations de handicap » (Gardien, 2019, p. 105). La non-objectivité de ces savoirs, qui en constitue pourtant l’une des caractéristiques majeures, contribue ainsi régulièrement à leur remise en question. L’expérience rare des situations de handicap mental, de déficience, ou de polyhandicap, n’est pas forcément acceptée et les savoirs qu’elle produit ne sont pas communément admis, surtout lorsqu’ils s’éloignent du sens commun ou des savoirs institués, qu’ils soient académiques ou bien professionnels (Gardien, 2019). Ils semblent pourtant indispensables à la formation des travailleurs sociaux pour leur permettre d’accéder à « l’inaccessible intersubjectivité » (Gardien, 2019, p. 105) et ainsi apporter des réponses adaptées aux besoins, notamment, des personnes en situation de polyhandicap : « celui qui porte la chaussure sait mieux si

elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est le meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut. » (John Dewey, 2005, p. 91).

La sémantisation de l’expérience

L’expérience s’entend donc comme « le vécu de la rencontre d’un individu avec la complexité du réel, au fil des situations …, [comme] le rapport construit au réel, autrement dit la sémantisation du réel faisant de celui-ci une réalité tangible et solide, une évidence signifiante pour l’individu. » (Gardien, 2019, p. 99). L’apprentissage de cette complexité et des interactions qui y sont engagées ne se fait donc pas spontanément, mais s’élabore au gré des évènements jusqu’à leur donner du sens. Ces expériences sensibles, créatrices de savoirs expérientiels, contribuent à donner du sens aux épreuves que la personne vulnérable traverse (Baeza, 2019). Elles sont « … la voie par laquelle le monde se fait pour nous connaissable, praticable, vivable. Ce n’est que dans la vie sensible qu’un monde s’offre à nous, et ce n’est que comme vie sensible que nous sommes au monde. » (Coccia, 2018, p. 11). Autrement dit, le sens ne s’offre pas immédiatement à l’homme mais suppose une mise en significations graduelle des expérimentations et autres expériences de vie (Gardien, 2020) à partir de laquelle celui-ci pourra produire des savoirs opérants dits d’expérience.

Les savoirs expérientiels semblent donc consubstantiels à la vie qui peut être apparentée à « un continuum d’expériences sémantisées » (Gardien, 2020) pour faire face aux situations de vie. Par conséquent, l’expérience contribue grandement à l’élaboration des réponses qui sont apportées aux situations de vie que rencontrent les individus dans leur quotidien tandis que sa sémantisation est inscrite au cœur du processus de production de ces savoirs d’expérience. D’ailleurs, si la réponse à une situation n’est pas donnée d’emblée, l’individu devra élaborer sa propre sémantisation à partir de l’expérience qu’il en fait. Ce qui permet à Ève Gardien d’avancer que « les savoirs expérientiels sont universels et consubstantiels de l’humanité. Ils ne sont pas donnés a priori » (Gardien, 2020, p.3). Pour autant, la vie ordinaire en produit en permanence à condition, cependant, que leur mise en signification soit opérée, collectivement ou individuellement. La réitération des évènements concoure à la construction d’une représentation ajustée de

ceux-ci, à une compréhension des raisons de leur survenue comme à une connaissance des effets qu’ils produisent, ou encore des possibilités d’action qu’ils offrent : « cette sémantisation progressive de l’expérience construit une perspective de l’intérieur, fondée sur des savoirs pertinents pour faire face aux situations … » (Gardien, 2019, p. 109).

Pourtant, ces savoirs issus du vécu et de l’expérience sont rarement appréhendés comme produisant du savoir, mais sont plutôt envisagés comme étant la réalité, authentique et extérieure à l’individu (Gardien, 2019). Le sentiment d’une réalité qui s’impose à l’individu se trouve raffermi lorsque l’expérience est partagée par d’autres individus et que la signification accordée aux évènements est identique. Pour autant, ils possèdent les caractéristiques du savoir et se révèlent utiles et valables, non seulement pour les personnes qui partagent des situations de vie similaires, mais aussi pour les professionnels intéressés à l’accompagnement des personnes qui vivent des situations rares et quelquefois uniques, aux savoirs rares et quelquefois uniques (Gardien, 2019). Ils permettent alors une meilleure adaptation à et de l’environnement, ainsi que la modification des pratiques des professionnels afin d’accroitre la capacité d’agir des personnes disposant de ces savoirs issus d’expériences rares. « À Lund, et lors d’autres expériences pédagogiques en Norvège et en Angleterre, les usagers ont souligné l’importance de développer un langage commun grâce auquel les travailleurs sociaux comprennent et saisissent leur univers » (Morin et Lambert, 2019, p. 205) afin de pouvoir adapter leurs pratiques. L’expérience devient alors le matériau de construction d’une posture professionnelle ajustée à l’autonomisation de la personne accompagnée, à condition toutefois de demeurer « dans le cadre d’une singularité qui ne prétend à rien de général … » (Cifali, 2008, p.141). L’espace commun, à fortiori d’une institution sociale ou d’une institution médicosociale, ne garantit nullement de faire une expérience commune. « Le savoir issu de l’expérience varie donc également en fonction de la situation, autrement-dit des capabilités découlant de l’articulation entre le potentiel de l’individu et son environnement. » (Gardien, 2020, p.6).

Le savoir expérientiel est bien un savoir situé (Haraway, 1988) dans le quotidien des individus nourri d’interactions multiples et changeantes susceptibles d’en modifier la signification (Laing, 1969). En outre, et « dans la mesure où l’être humain est continuellement à la recherche d’un équilibre avec son milieu, le processus de construction du savoir est lui-même en continuelle déconstruction et reconstruction. » (Baeza, 2019, p. 162).

 

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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