Decryptage des savoirs experientiels guide methodologique en 5 etapes

Le recueil des savoirs expérientiels

Approche méthodologique

Pour que le travail d’analyse des matériaux collectés puisse révéler avec fiabilité les savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées logés dans les plis de l’interaction, il nous semble indispensable, après que nous ayons adopté une démarche réflexive sur notre posture, sur les techniques et sur les outils de recherche dans les parties précédentes, d’envisager maintenant notre travail de recueil des savoirs expérientiels de manière réflexive et d’exposer en amont de celui-ci nos propres représentations pouvant interférer avec l’interprétation des contenus recueillis. Ce préalable nous parait indispensable pour garantir la scientificité de notre démarche à défaut d’en garantir absolument les résultats qui, au demeurant, supposeraient d’ores-et-déjà des investigations complémentaires pour être consolidés. Cette réflexivité envisagée comme « préalable méthodologique » devrait nous assurer, au moins en partie, de :

Ne pas tenir les phénomènes pour conformes à la réalité psychosociale ou à la représentation que nous en avons ;

Rendre visibles les liens ou les articulations entre les éléments d’analyse ;

Rendre apparentes les inférences par recours aux hypothèses qui s’appuient sur notre cadre théorique.

En outre, la dimension relationnelle des entretiens que nous avons relevée dans la partie

Ecueils et réflexions nous amène également à faire la distinction entre les éléments qui révèlent le sens manifeste des données verbales analysées de ceux qui relèvent de « la gestion relationnelle ».

Ainsi, et avant d’exposer le résultat de notre recherche, nous souhaitons relever que notre positionnement sur le savoir expérientiel à partir de sa composante participative, notre sensibilité au handicap mental et notre vif intérêt pour la connaissance issue de l’expérience pourraient incliner notre regard au moment de l’analyse en ramenant les savoirs expérientiels à l’endroit de nos représentations tout en empêchant l’émergence de la « nouveauté » : idées, concepts, phénomènes, nouvelles pistes de recherche, etc. L’élaboration du cadre conceptuel, le journal d’observation, les guides d’entretien, le journal de terrain et le croisement des données nous semblent, cependant, apportés des

« garanties scientifiques » si toutefois nous restons vigilant sur la dérive possible générée par nos biais.

Notre méthodologie croisée, dont la finalité est le recueil des savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées à partir de l’extraction du sens des données collectées, nous a donc permis d’identifier des savoirs expérientiels mobilisés par la personne polyhandicapée dans l’interaction de la relation, comme de découvrir une composante fondamentale du savoir expérientiel de la personne en situation de polyhandicap : la composante interactionnelle du « savoir filou »33. Nous consacrerons, par conséquent, les parties suivantes aux savoirs expérientiels révélés par l’analyse des données, réalisée à partir du classement de ces dernières en thèmes et sous-thèmes issus du croisement :

Du cadre conceptuel, dans une approche déductive ;

De la lecture des données et de leur potentiel (Dany, 2016), dans une orientation inductive.

L’approche dynamique et croisée convoquée pour l’analyse a provoqué un mouvement perpétuel entre les matériaux de base, les extraits codés et leur analyse. Ce « va-et-vient » entre théorie et technique, hypothèses, interprétations et méthodes d’analyse (Bardin, 1998), qui a débuté durant la phase même de collecte des données, a donc caractérisé notre démarche d’identification des savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées à partir des matériaux recueillis. Nous avons également tenté d’apporter une attention identique à l’intégralité des données produites afin de :

Conserver la richesse des matériaux ;

Permettre l’éclosion éventuelle de nouvelles connaissances sur le savoir expérientiel, en partant du postulat que « les petits faits inexpliqués contiennent

33 Le savoir « filou » sera développé dans la partie 5.4. Des savoirs « filous »

toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits » (Valéry, 1960, p. 498).

Finalement notre stratégie d’analyse a consisté, en amont de l’observation et des entretiens, à :

Identifier les « observables » nécessaires à la visée de la recherche ;

Construire un guide d’entretien semi-directif en appui des photographies représentatives de l’interaction. Cette façon de faire a permis de compter sur un ensemble de questions à poser qui avaient été formalisées, développées, subdivisées et rédigées de manière à ce qu’elles puissent éclairées notre grille d’analyse ancrée dans le cadre conceptuel.

Puis, pour le traitement des données et le recueil des savoirs expérientiels à :

Transcrire et pré-analyser les entretiens ;

Repérer, dans le corpus, des segments du discours ou des unités de sens, à partir de leur ressemblance, de leur différence, de leur fréquence, de leur absence, etc. ;

Regrouper et catégoriser ces unités de sens à partir :

des thématiques issues du cadre conceptuel (se situer – se diriger – agir) ;

des thématiques qui ont émergé pendant la démarche d’analyse (intimité

– empathie – intelligence).

En croisant systématiquement les données verbales avec les données issues de l’observation (carnet, journal et photographies légendées) dans le « va-et-vient » évoqué ci-avant.

Pour enfin :

Interpréter les données et recueillir les savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées ;

Identifier, possiblement, des phénomènes nouveaux ou des concepts originaux ayant émergé de l’enquête de terrain et de l’analyse pour :

Éclairer notre objet ;

Le préciser ;

Ouvrir de nouvelles perspectives de recherche.

Des savoirs pour faire savoir

Le procédé de découpage, agrégation, dénombrement, croisement auquel nous avons soumis les données, d’abord à coup de surligneurs puis en collectant les résultats dans un tableau (annexes P, Q et R), nous a permis d’identifier les savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées en renversant, toutefois, l’hypothèse au départ de notre approche plurielle : la possibilité de révéler les savoirs expérientiels logés dans l’interaction de la relation entre une personnes polyhandicapée et un professionnel par la captation d’une attitude, d’un geste ou d’une posture. En effet, notre analyse tend à montrer que les attitudes, gestes ou postures ne cachent pas de savoirs expérientiels, ils sont des savoirs expérientiels, des savoirs construits dans l’interaction de la relation ((Bensaude-Vincent, 2018), ainsi qu’une réponse adaptée aux sollicitations de l’échange (Billeter, 2012 ; Gross et Gangnayre, 2017) ouvrant de nouvelles possibilités d’interaction (Bacqué et Biewener, 2013). Issus d’un rapport au monde original, situés dans le quotidien des personnes polyhandicapées et recélant un enjeu participatif, les attitudes, gestes ou mimiques leur garantissent une capacité d’action sur leurs interactions quotidiennes.

Le croisement des données textuelles (entretiens et observations) avec nos données iconographiques a ainsi permis de faire apparaitre les comportements suivants comme autant de savoirs expérientiels mobilisés dans l’interaction de la relation afin d’y prendre position, de s’y situer avec efficacité (Baeza, 2019) et d’en négocier les termes. A la question « comment les professionnels peuvent être assurés qu’effectivement ils répondent bien aux besoins de la personne polyhandicapée incapable de verbaliser », et aux questions similaires (annexes C, D, E, F et H), les réponses apportées (en fréquence et en ressemblance) par les personnes interviewées, croisées avec nos observations et les photographies, firent ressortir comme ressource de l’agir (Breton, 2017) de la personne en situation de polyhandicap dans l’interaction avec le professionnel, les savoirs expérientiels suivants :

Le faciès, les grimaces et les mimiques :

« Ben c’est souvent le faciès de l’usager » (entretien 1, L338/339) ;

« il est grimaçant, qu’il faisait des grimaces » (entretien 1, L341/342) ;

« Après ouais y a beaucoup le faciès qui qui joue » (entretien1, L503) ;

« en fait ils [les résidents34] comprennent très bien et tous il suffit juste de leur parler de les regarder dans les yeux » (entretien 2, L442/443) ;

« Certaines personnes vont avoir des mimiques donc c’est là là le rapport non verbal à ce moment-là » (entretien 4, L137/138) ;

« il va y avoir des grimaces » (entretien 4, L138) ;

« c’est là qu’on peut voir d’après ces mimiques qu’elles souffrent et c’est pas bien » (entretien 4, L265) ;


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« La mimique de S marque son désaccord avec la proposition de N » (photo, SN2) ;

« pour montrer son mécontentement elle [la personne polyhandicapée] pince la bouche » (entretien 4, L71) ;

« elle [la personne polyhandicapée] va vous vous dire son mécontentement par des cris des gesticulations par sa bouche qui se pince » (entretien 4, L139/140) ;

« elle [la personne polyhandicapée] te montrait que lâche-moi les baskets dans son attitude » (entretien 1, L513) ;

34 Les personnes polyhandicapées accueillies en Maison d’Accueil Spécialisée sont appelées des résidents ou

quelquefois des usagers

« ou invalidées par A [la personne polyhandicapée] (comme pour les boucles d’oreilles, la tenue, le collier ou le parfum), par son regard, ou des mimiques » (carnet, L16/17) ;

« P [le professionnel] précise que si quelque chose ne convient pas à A [la personne polyhandicapée] , elle se fera immédiatement comprendre par des sons ou des « grimacements » de bouche, ou des attitudes du visage,

… » (carnet, L20/21) ;

Les yeux :

« ils [les résidents] comprennent, ils comprennent avec les yeux » (entretien 5, L496) ;

« Laurent il [un résident] parle pas, il comprend avec les yeux » (entretien 5, L498) ;

« nan, lui il [un résident] parle avec les yeux et toi tu arrives à comprendre » (entretien 5, L506/507) ;

« après ouais y a beaucoup le faciès qui qui joue les yeux voilà » (entretien 1, L503) ;

« Ben en fait cette personne là [la personne polyhandicapée] c’est avec les yeux » (entretien 2, 361/362) ;

« MR [la personne polyhandicapée] approuve la proposition de A avec un regard » (photo, MR5) ;


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o …

Le corps et les comportements :

En raison de la situation d’extrême dépendance des personnes polyhandicapées, l’expression de leurs besoins dans l’interaction de la relation est rarement évidente. L’élaboration de ces derniers, comme la réponse adaptée à la situation d’interaction, demande un long apprentissage, une patience à recommencer pour aboutir à une pensée qui s’incarne corporellement (Cifali, 2008) au travers de comportements contraints par « l’enfermement dans un corps » (entretien 1, L160/161 ; photo A1 ci-dessous).


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La construction de leur rapport aux professionnels, au réel et aux autres, peut donc se traduire par des comportements vus comme hostiles, alors qu’elle repose avant tout sur des critères de pertinence pour la personne polyhandicapée (Gardien, 2020) « enfermée dans un corps qui ne fonctionne plus » (entretien 4, L386). Elle résulte, toutefois, d’une incorporation des comportements, gestes ou attitudes ouvrant des possibilités d’interaction en permettant à la personne polyhandicapée de se faire comprendre en situation (Breton, 2017). Aussi, et comme « ils sont en coque et en fauteuil et ou qui n’ont pas la parole tout simplement ils ont pas la

possibilité de de s’exprimer alors ils vont s’exprimer mais différemment » (entretien 1, L162) :

« enfin c’est le corps quoi » (entretien 1, L342) ;

« s’ils [les résidents] ont pas envie de réagir comme ça avec leur corps » (entretien 2, L494/495) ;

« son mécontentement elle [la personne polyhandicapée] pince la bouche ou alors elle se contracte donc elle se contracte et Ben on n’arrive plus à habiller » (entretien 4, L71) ;

« voilà donc là elle [la personne polyhandicapée] va montrer elle va se crisper » (entretien 4, L316/317) ;

« ils [les résidents] se figent même au niveau du corps hein mais c’est vraiment une connaissance fine de l’usager » (entretien 1, L440/441) ;

« pour faire après des cris, tourner le dos » (entretien 1, L479/480) ;

« il [le résident] lui montrait bien lui tu vois il arrivait devant un truc il hurlait il se mettait assis par terre il se claquait la tête au mur parce que il voulait pas » (entretien 1, L519-521) ;

« MR [la personne polyhandicapée] je veux dire elle a déchiré c’est pas mon rôle de la disputer on communique voilà et moi vous voyez avec enfin les années je commence j’apprends à les connaître » (entretien 2, L327- 329) ;

« ils [les résidents] vont s’agiter ils arrivent toujours au fond d’eux à trouver un petit truc à l’exprimer » (entretien 4, L156/157) ;

« elle [la personne polyhandicapée] peut déchirer ses vêtements elle vous montre c’est déjà son incompréhension sa colère » (entretien 2, L67/68) ;

« elle [la personne polyhandicapée] peut pas parler donc elle a été l’enlever j’en ai déjà vu qui … ouais si je il y a plein de trucs qui se produisent » (entretien 1, L476) ;

« parce qu’ils [les résidents] veulent pas ou ils jettent du fauteuil euh on a un résident qui s‘est jeté du lit quand même » (entretien 1, L482/483) ;

« elle [la personne polyhandicapée] se fait comprendre comment elle ? Elle se mord quand elle est pas contente » (entretien 5, L512/513) ;

« elle [la personne polyhandicapée] va jusqu’à parfois vous griffer / non non non c’est intentionnel ah elle sait ce qu’elle fait » (entretien 4, L75) ;

« si y en a pas elle [la personne polyhandicapée] crie elle crie dans sa chambre » (entretien 4, L189/190) ;

En définitive, la situation d’extrême dépendance des personnes polyhandicapées font de leurs savoirs expérientiels des savoirs pour faire savoir indispensables à leur participation à la construction des réponses apportées à leurs besoins quotidiens. Qu’ils soient faciès ou mimiques, regards ou expressions corporels, ils se construisent et se valident en fonction de la capacité d’action qu’ils exercent sur la vie quotidienne et les autres (Jouet, 2009 ; Gross et Gagnayre, 2017). Ressorts essentiels de leur participation au quotidien en institution, ces savoirs expérientiels pour faire savoir semblent avoir été élaborés dans l’interaction de la relation avec les professionnels, « dans la proximité et l’échange » (entretien 4, L60), en visant une efficacité de l’action (Baeza, 2019) qui requiert, compte tenu de la situation de polyhandicap des personnes, une tierce personne, le professionnel en interaction.

Si le dispositif de recueil convoqué pour éclairer notre recherche a permis d’identifier ces

« savoirs expérientiels pour faire savoir », il a également fait émerger des savoirs expérientiels insoupçonnés, qui ont requestionné et chamboulé les représentations sur l’interaction entre une personne polyhandicapée et un professionnel : « le savoir empathique » et « le savoir filou ». Il apparait, cependant, que ces savoirs expérientiels originaux révélés par la recherche de terrain témoignent en faveur des intuitions de Gross et Gagnayre (2017) au sujet de « l’implicite » ou de Pereira Paulo et Tourette-Turgis (2014) au sujet de « la stratégie ».

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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