Photographies et entretiens : une réflexion capturée en 5 clichés

Photographies et entretiens

Le second temps de notre « dispositif de terrain » reposera, donc, sur les clichés photographiques comme déclencheurs et supports aux entretiens. Nous avons opté pour la sélection de quatre ou cinq clichés représentatifs de la situation d’interaction afin de la scruter et de provoquer l’émergence d’une pensée réflexive de la personne interviewée, professionnel ou personne en situation de polyhandicap. Nous faisons l’hypothèse que la distance créée par la photographie, et la scénarisation qu’elle induit, permettront à la personne interviewée d’engager un processus réflexif et de prendre du recul avec sa vision spontanée, parfois contrainte par les habitudes et le quotidien de l’institution.

Cette « démarche par laquelle je m’interroge moi-même (comme je me regarde dans un miroir) et où je suis interrogé par autrui (qui me renvoie ainsi une image) sur mes propres actes » (Blanchet, 2009, p. 145), que nous souhaitons provoquée chez la personne interviewée par « le dispositif » mis en place nous semble justifiée en raison de la nature même du savoir expérientiel qui est « un savoir de l’intérieur conjugué au monde. » (Cifali, 2008, p.145). Le recueil des savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap requiert, par conséquent, à la fois « la réflexion au sens de la pensée et au sens du reflet » (Blanchet, 2009, p. 145). Nous posons par conséquent l’hypothèse que les photographies sélectionnées et présentées à la personne interviewée, pourraient agir comme un reflet et enclenchée un processus réflexif, autrement dit une pensée réflexive chez cette dernière. D’autant que « ces savoirs la constituent, impliquée qu’elle est dans les situations qu’elle

vit et traverse. Elle les mobilise dans le cours de la vie sans nécessairement les nommer, les définir et les catégoriser. » (Breton, 2017 p. 27).

Nous sommes cependant conscient que, si la photographie comme support à l’entretien peut conduire à la réflexivité de la personne interviewée, celle-ci ne donne nullement à voir une empreinte fidèle du quotidien de la personne en institution, mais « relève d’une intentionnalité et se produit comme une rencontre, médiatisée par un appareillage technique, entre un objet et le regard d’un photographe qui le choisit dans l’ensemble des choses visibles. » (Guinchard, 2016, p. 70). Aussi, par cette approche et ce dispositif, nous nous proposons de partager une visée, une prise de vue dirigée et élaborée à partir du cadre conceptuel, afin de supporter l’entretien et de provoquer, possiblement, « un changement de système explicatif » (Guinchard, 2016, p. 70) qui pourra faire émerger les savoirs expérientiels présents au cœur de l’interaction. D’autant que les savoirs expérientiels restent souvent « implicites, c’est-à-dire qu’ils sont difficilement transmissibles et valorisables » (Gross et Gagnayre, 2017, p.74) et supposent, par conséquent, la médiation d’un dispositif, « d’un soutien maïeutique » (Gross et Gagnayre, 2017, p.74), pour être identifiés et recueillis. Les savoirs expérientiels des personnes en situation de polyhandicap le sont d’autant plus que leur handicap se caractérise par « une déficience motrice et une déficience intellectuelle sévère ou profonde, entraînant une restriction extrême de l’autonomie et des possibilités de perception, d’expression et de relation »27.

La photographie servira, par ailleurs, à re-poser le contact avec la personne interviewée comme à engager l’échange avec cette dernière au moment des entretiens. En effet, lors de l’observation et de la prise des photographies, nous limiterons les contacts et les échanges afin d’interférer le moins possible avec le professionnel et la personne en situation de polyhandicap. Nous sommes toutefois conscient que notre présence aura un impact sur l’observation, a fortiori auprès de personnes vulnérables dans un environnement réglé et cloisonné. Les entretiens seront enregistrés à l’aide d’un téléphone portable puis retranscrits afin d’être analysés et croisés avec les photographies légendées et les notes issues de l’observation.

Enfin, deux guides d’entretien non-directifs ont été élaborés (annexe C), selon que l’interviewé est une personne polyhandicapée ou un professionnel en charge de cette dernière, afin de l’adapter aux particularités de la personne interviewée.

27 https://www.onisep.fr/Formation-et-handicap/mieux-vivre-sa-scolarite/Par-situation-de-handicap/Scolarite-et-polyhandicap/definition-du-polyhandicap

Les trois thématiques retenues pour l’élaboration de ces guides reposent sur les trois composantes des savoirs expérientiels telles qu’elles ont émergé de notre recherche, pour finalement en former le cadre conceptuel. Autrement dit, les dimensions axiologique (se situer), sémantique (se diriger, comprendre) et pragmatique (agir). Compte-tenu du caractère exploratoire de notre démarche, ces guides d’entretien soutiendront, si besoin, les clichés photographiques et cadreront les échanges avant d’être mobilisés pour l’analyse de contenu.

Le dispositif de recherche envisagé s’apparente finalement à une tentative pour « saisir la réalité telle que la vivent les sujets …, à un effort pour comprendre la réalité en essayant de pénétrer à l’intérieur de l’univers observé. » (Poisson, 1983, p. 371). En effet, notre méthodologie repose sur l’exploration d’une infime partie de la réalité, en l’occurrence les savoirs expérientiels engagés dans l’interaction, découpée en instantanés, que le croisement des approches (observation – notes – photographies – entretiens) pourra, possiblement, faire apparaitre et peut-être même dépasser. Pour ce faire, nous tenterons de nous engager sur le terrain sans a priori autre que la représentation élaborée de notre objet, avec l’intention de recueillir « l’implicite » (Gross et Gagnayre, 2017), « la stratégie » (Pereira Paulo et Tourette-Turgis, 2014) ou « l’usage du monde » (Gardien, 2019) afin de documenter les savoirs expérientiels issus des situations de polyhandicap.

Finalement, notre approche plurielle pourra faire émerger cet « implicite », ces savoirs expérientiels immergés au cœur de l’interaction entre une personne en situation de polyhandicap et un professionnel, à condition de :

Tenir un journal de terrain dans lequel sont relevées les observations, impressions et réflexions. Ce journal pourra nourrir, dans un second temps, notre réflexivité d’apprenti-chercheur au moment de l’analyse ;

Observer la situation d’interaction entre la personne polyhandicapée et le professionnel pendant un temps d’accompagnement quotidien en institution médicosociale. Des notes d’observation seront prises pendant ou juste après l’observation ;

Isoler au moyen de la photographie et de manière intentionnelle, éclairée et sélective, des gestes, des attitudes ou des postures captés au moment de la situation d’interaction entre la personne polyhandicapée et le professionnel ;

Mobiliser les photographies retenues dans le cadre d’entretien non-directifs afin d’explorer l’interaction et de provoquer un processus réflexif. Deux guides d’entretiens garantiront la rigueur méthodologique tout sécurisant l’échange ;

Analyser et Croiser l’ensemble des matériaux et informations en les rapprochant et en les comparant. Le croisement assurera un degré plus élevé de fiabilité des résultats.

Nous n’ignorons cependant pas « que toute méthode de recherche, dans le but d’aider à mieux percevoir, saisir, expliquer et interpréter la réalité, met en évidence certains éléments de cette réalité et de ce fait, influence à l’avance la nature des observations et des conclusions … » (Poisson, 1983, p. 372). Notre recherche, reposant sur l’émergence et le recueil de savoirs subjectifs28, s’appuiera donc prioritairement sur ces derniers, en explorant les situations intersubjectives, ou situations d’interaction, puis en croisant les méthodologies, afin d’analyser les informations, de recueillir lesdits savoirs et d’en tirer, éventuellement, des cadres explicatifs articulés sur la réalité. A défaut d’objectivation généralisable, notre méthodologie se veut précise et rigoureuse en raison de la pluralité des approches comme de leur croisement.

Approche du terrain et mise en œuvre de la démarche

Nous avons choisi la Maison d’Accueil Spécialisée (MAS) de Rosselange pour y mener notre investigation car, non seulement celle-ci accueille des personnes polyhandicapées, qui est le public cible de notre travail de recherche, mais également car elle est dirigée par une personne de notre connaissance avec laquelle nous avons déjà travaillé. C’est pourquoi, en raison du temps contraint de notre recherche, et des difficultés à pénétrer dans ces espaces institutionnels fermés, voire quelquefois cloisonnés, plus encore depuis la crise sanitaire, il nous a paru judicieux de nous adresser à une institution partenaire. Partant du postulat que l’observation permet de saisir ce que les sujets font réellement et non ce qu’ils prétendent faire (Arborrio & Fournier, 1999), nous avons sollicité le directeur de la Maison d’Accueil Spécialisée afin qu’il identifie des situations ordinaires

28 Voir la partie 2.2.1 Des savoirs subjectifs

d’interaction29 entre professionnels et personnes en situation de handicap, pour que nous puissions mener nos observations et capter, par la photographie, les interactions qui se déroulent pendant les temps d’accompagnement.

Après une première prise de contact, qui a échoué en raison d’une vague de Covid-19, nous avons envoyé un mail au directeur qui redéfinissait l’objet de notre recherche30 et l’intérêt de venir observer à la MAS. Ensuite, nous l’avons appelé pour envisager notre venue. Le directeur a manifesté un vif intérêt pour la recherche, car cette dernière, non seulement lui semblait « inédite », mais pouvait également répondre aux problématiques que l’institution rencontre, à savoir être en capacité d’accompagner les changements de pratiques professionnelles attendus par le financeur et enrichir les pratiques des professionnels par la dynamique réflexive que la recherche engagerait. Tandis que les propos échangés semblaient justifier le choix du terrain, ils attiraient notre attention sur le risque que les intérêts différenciés de nos travaux de recherche et de l’institution puissent altérer l’investigation de terrain. Il s’agissait alors de rester vigilant et de ramener l’investigation à l’endroit des enjeux de la recherche pour réussir à mener une observation systématique, une expérimentation naturelle. Celle qui permet d’interroger le réel au moyen de questions issues d’une réflexion et de lectures préalables. Celle qui suppose d’isoler des phénomènes au moyen de la photographie, afin de dénouer le fil de l’interaction et de tenter d’en déchiffrer la complexité.

Lors du premier rendez-vous, nous nous sommes retrouvés dans les bureaux, puis autour d’un repas au cours duquel étaient présents, les deux cheffes de service, le directeur et l’infirmière. Ce temps d’échange fut un temps de rencontre au cours duquel nous avons échangé des généralités sur le secteur social et médicosocial. Ces généralités permirent cependant d’évaluer les conditions pour mener la recherche dans l’établissement (limites, place de la personne polyhandicapée, rôle du professionnel, mise en scène des interactions, etc.) en relevant, dans le fil de l’échange, les pratiques de l’institution et les représentations de l’équipe encadrante. Par exemple, le directeur nous a précisé que « les professionnels seraient surpris de considérer les attentes de la personne accompagnée

29 C’est-à-dire des situations du quotidien.

30 Extraits du mail :

Je reviens vers toi au sujet de la recherche que je mène et je me permets de te remettre les différents éléments de cette recherche :

Elle repose sur les savoirs des personnes en situation de handicap mental que je souhaite documenter en me rendant en institution.

Elle consiste à recueillir les savoirs mobilisés par les personnes accueillies (dans la relation avec les personnels soignants et éducatifs) pour modifier leur situation de dépendance.

pour déterminer les modalités de son accompagnement ». Ce qui signifiait littéralement que les attentes des personnes en situation de handicap mental n’étaient pas examinées. Cela m’a questionné d’emblée, car les textes réglementaires conditionnent le financement des établissements au respect des attentes de la personne accueillie dans l’établissement, tandis que les professionnels sont formés, ou censés être formés, à cette approche.

Ensuite, une réunion s’est tenue avec les cheffes de service, le directeur et nous-même afin d’identifier les situations et les personnes qui participeraient à l’observation (choix des résidents et des professionnels). Après des discussions argumentées, le choix est revenu au directeur. Cependant, et bien qu’il existe depuis la loi du 02 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale un Conseil de Vie Sociale31, aucune personne représentant les personnes polyhandicapées n’était présente. Autrement dit, le choix des situations s’est fait sans leur participation, alors qu’elles étaient directement impliquées dans les situations d’interaction. De même, aucun professionnel n’a participé à l’identification des situations.

Quatre personnes polyhandicapées ont finalement été retenues pour l’observation et la captation, deux personnes capables de verbaliser et deux qui ne le sont pas, avec pour intention affichée de :

Comprendre les usagers qui peinent à l’être

Sensibiliser les professionnels aux attentes de la personne accueillie

Les enjeux de la recherche et de l’institution semblaient se conjuguer, à condition toutefois que le choix des situations d’interaction, et des personnes engagées dans l’interaction, respectent la variété des situations et des personnes accueillies. En effet, les propos tenus pendant le repas, ou à d’autres moments, faisant la distinction entre « les bons professionnels et les autres », ou encore les propos qui relataient « l’atmosphère pesante en raison du licenciement d’un salarié », pouvaient laisser penser que le choix des situations se feraient plutôt en direction « des bons professionnels » que « des autres ». Je notais d’ailleurs, à l’issue de la réunion, dans mon journal de terrain que « les situations ont été choisies par l’équipe dirigeante. Le choix a, semble-t-il, reposé avant tout sur une situation « montrable », c’est-à-dire un professionnel reconnu pour son

31 Les usagers sont représentés au niveau des établissements par le Conseil de Vie Sociale, instance élue qui a pour but de faire des propositions à la direction visant à améliorer l’organisation des services, le quotidien de la structure. (http://participation-des-usagers.blogs.apf.asso.fr/le-conseil-de-la-vie-sociale-cvs.html)

« professionnalisme », un résident reconnu pour son « résidentialisme » et une situation évocatrice possiblement de ce qui se fait le mieux ». Pour autant, les arguments développés par les membres de l’équipe encadrante pour choisir les situations idoines donnaient l’impression d’être motivés par le choix de la situation qui génèrerait le plus d’interactions et offrirait, de fait, les meilleures conditions d’observation et de captation ; ce que n’exclurait pas, a priori, le choix du professionnel aux pratiques considérées comme bonnes.

En outre, l’identification de deux situations avec des personnes capables de verbaliser et de deux situations avec des personnes incapables de verbaliser, nous semblait apporter une perspective complémentaire en nous permettant de croiser les situations pour lesquelles nous disposerions des entretiens des personnes polyhandicapées et celles pour lesquelles nous disposerions uniquement des entretiens des professionnels. La comparaison des données de ces deux situations pourrait faire apparaître des différences significatives entre les informations croisées avec les personnes polyhandicapées, et les informations non croisées avec les personnes polyhandicapées.

Conjugués au processus d’observation, ce travail de décomposition-recomposition de la perception, et aux photographies, cette captation des interactions, ce croisement supplémentaire pourrait alors faire apparaitre des éléments intéressant l’analyse.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top