Capturer l’interaction : 5 clés des entretiens photographiques

Photographie des entretiens

Bien que l’approche retenue pour notre méthodologie suppose d’utiliser les photographies comme catalyseurs de verbalisation au cours des entretiens, notre inexpérience et la volonté de cadrer l’entretien nous ont amené à produire deux guides d’entretien, un pour les professionnels et l’autre pour les personnes en situation de polyhandicap, similaires mais pas identiques. Similaires, car les thématiques retenues sont les mêmes, mais pas identiques, car la formulation et les questions différent en raison du handicap psychique ou cognitif des personnes interviewées. Les guides d’entretien ont, en outre, été élaborés à partir du cadre conceptuel de notre objet de recherche en retenant trois thématiques qui correspondent aux trois composantes, ou dimensions, des savoirs expérientiels, à savoir :

Axiologique/se situer

Sémantique/se diriger

Pragmatique/agir

Pour ce faire, nous avons choisi deux points de vue, autrement dit le point de vue des personnes en situation d’interaction, c’est-à-dire la personne en situation de polyhandicap et le professionnel qui l’accompagne. Cependant, et pour faciliter l’échange et « la composante relationnelle du discours » (Quintin, 2012, p. 22), mais également en raison du phénomène observé, l’interaction entre les deux personnes, les guides d’entretien mettent en perspective les trois thématiques, se situer, se diriger, agir, à partir de l’interaction et de la place de chaque personne dans cette interaction.

Entretiens et analyse de pratiques professionnelles

Intentions

L’idée initiale qui a présidé au choix de la captation des interactions par la photographie reposait sur la possibilité :

De saisir, par la fixation photographique, des instantanés de l’interaction. En effet, la richesse et la complexité de l’interaction, ou peut-être l’évidence de l’interaction entre le professionnel et la personne en situation de polyhandicap, supposaient, selon nous, d’être décomposée en fragments « simples » pour pouvoir être étudiée et analysée.

Puis, à partir de ces fragments « simples » que sont les photographies prises, d’engager un échange cadré par un guide d’entretien avec chacune des personnes concernées par l’interaction afin de tenter de recueillir des informations intéressant notre objet de recherche. Si les photographies devaient, selon notre intention, faciliter un échange « familier sans familiarités » en lui permettant de se « libérer » sans trop de contraintes formelles, elles devaient également produire un effet de distanciation afin de nourrir une pensée réflexive chez la personne interviewée.

Enfin, et au regard des déficiences cognitives des personnes polyhandicapées interviewées, d’illustrer notre propos en apportant des éléments visuels en complément de nos questions.

Si l’approche convoquée pour mener les entretiens nous semble avoir porté ses fruits, puisque les échanges ont été facilités et conduits par les photographies, nous avons cependant été confronté à des difficultés et des limites que nous souhaitons évoquées dans la partie suivante.

Ecueils et réflexions

Bien que notre « technique » d’entretien se soit améliorée au fur et à mesure des entretiens, nous nous sommes vite rendu compte que la conduite d’entretien est une

compétence à part entière et qu’elle ne repose pas uniquement sur ses dimensions formelles. Elle nous est apparue, en outre, et peut-être avant toute chose, comme une situation d’interaction entre deux individus. Bien que formel et formalisé, l’entretien a reposé sur un temps d’échange pendant lequel la composante relationnelle a été essentielle. Il a donc demandé l’engagement des personnes dans la relation d’échange sans que nous nous y soyons préparé. De plus, cette composante nous semble avoir amené les personnes interviewées à vouloir garder aussi bien leur face que la nôtre (Goffman, 1974). En s’interrogeant sur le bien-fondé de leurs propos (entretien 1, L322 ; entretien 2, L191 et L511 ; entretien 4, L775 ; journal de terrain, L39/40), les personnes interviewées semblaient soucieuses d’apporter les réponses attendues, « les réponses convenables », plutôt que leurs propres réponses. En tous cas, elles étaient soucieuses de notre regard et de ce que nous pouvions penser de leurs réponses.

De la même manière, peut-être avons-nous tenté de conserver une posture crédible d’apprenti-chercheur tandis que nous nous efforcions de maintenir le fil de l’échange par une attention vive et des questions cadrées au risque, parfois, d’interrompre la personne et, finalement, la dynamique de l’échange. Il nous est apparu, au moment de la retranscription des entretiens, que la frontière entre posture et imposture était ténue autant pour nous que pour la personne interviewée et qu’une conduite d’entretien consciente des enjeux relationnels, et menée selon ses logiques, pourrait empêcher de la franchir tout en apportant des informations exploitables.

L’entretien nous apparait aujourd’hui comme le lieu de la rencontre entre deux personnes, deux histoires, deux mondes sensibles, à laquelle nous sommes tenu de porter attention pour qu’il remplisse ses conditions de scientificité sans perdre, pour autant, sa dimension relationnelle ou humaine : l’enrichissement probable de deux mondes par leur rencontre provoquée, et autrement improbable. En d’autres termes, la possibilité de se faire rencontrer deux réalités par la conduite d’entretien dans le cadre très spécifique d’une recherche pouvant aboutir à une compréhension plus fine du monde, des autres et, assurément, de soi-même.

Par ailleurs, les entretiens que nous avons menés à la Maison d’Accueil Spécialisée de Rosselange auprès des professionnels ont tous fait ressortir la dimension réflexive de l’exercice. Tous les professionnels ont en effet relevé, à notre grande surprise et alors que notre intention était de recueillir les savoirs expérientiels, le changement de regard

apporté par l’échange, à la fois sur les personnes polyhandicapées et sur leurs pratiques professionnelles.

Analyse de pratiques

Comme nous l’avons explicité en introduction de la partie 4.2. Photographie des entretiens, la conduite des entretiens a été structurée à partir de l’interaction et de la place de chaque personne dans cette interaction tandis que les photographies prises au moment de l’observation devaient également servir de catalyseurs à l’échange. Conçu initialement et exclusivement pour dévoiler les savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées au cœur de l’interaction quotidienne avec les professionnels, ce dispositif de recherche a cependant, et peut-être inévitablement, produit chez les professionnels un processus réflexif sur leurs pratiques allant parfois jusqu’à un renversement des représentations sur les situations d’interaction. Comme A, par exemple, qui après avoir insisté sur la capacité des professionnels et la sienne à s’adapter aux situations et aux résidents (entretien 2, L223/224) s’est rendue compte avec surprise pendant l’échange qu’en fait ce sont les personnes polyhandicapées qui s’adaptent : « Et purée ils s’adaptent tous il y a eu enfin le COVID on était confinés mais tous tous ils sont exceptionnels alors que nous les pros des fois Ben on galère on se dit wow on arrive le matin avec un fardeau on a passé une mauvaise nuit ou j’en sais rien mais eux mais déjà le matin ils sont souriants tout va bien même si ça va pas ça va quand même pour eux » (entretien 2, L531-534). Ou encore P qui après avoir indiqué que les personnes polyhandicapées ne retiennent rien et que les professionnels entretiennent leurs savoirs tous les jours (entretien 4, L706/707) nous a fait remarquer, au sujet des savoirs relationnels élaborés par les personnes polyhandicapées dans l’interaction de la relation, « qu’ils [les résidents en situation de polyhandicap] sont très malins là ils s’en rappellent et ils en demanderont toujours plus » (entretien 4, L710/711). Ramenés par la photographie et les modalités de l’échange au cœur de l’interaction avec la personne polyhandicapée, les professionnels ont pu, quelquefois pour la première fois, reconsidérer leur pratique en prenant le temps de s’arrêter dessus, allant même jusqu’à être surpris de leur changement de regard et de la

compréhension nouvelle qu’il apportait : « oui ça me fait penser les choses différemment » (entretien 2, L647).

A l’issue de la transcription ou de la relecture du carnet d’observation, puis au moment de l’écriture du mémoire, il nous est apparu que l’intention initiale de notre dispositif de recherche, qui était de provoquer la réflexivité des personnes interviewées pour dévoiler les savoirs expérientiels des personnes polyhandicapées, ne pouvait qu’aboutir à un questionnement de leurs pratiques professionnelles, puisque l’exploration des situations d’interaction par les photographies et les techniques d’entretien avait provoqué un écart entre :

Le vécu quotidien ;

Son observation ;

Et son interprétation.

Ainsi qu’un déplacement sur la manière de se représenter :

L’interaction (entretien 1, L558 ; entretien 5, L155, L157/158, L160, L163-165, L472, L583) ;

La personne polyhandicapée (entretien 2, L527, L572 ; entretien 4, L621) ;

Le professionnel lui-même (entretien 1, L147/148 ; entretien 2, L417/418).

Finalement, l’écart entre l’intention initiale des entretiens et leur déroulement a été un espace d’apprentissage des techniques d’entretien et une ouverture sur les enjeux de l’exercice. Nous ne sommes pas « rentré » dans les entretiens comme nous en sommes

« sorti ». Au-delà de l’enjeu de recueil initial, la question de l’autre, de l’altérité, a émergé de notre immersion et de notre réflexion, nous invitant à :

Considérer la composante relationnelle et humaine des entretiens ;

Porter notre vigilance sur les risques d’instrumentalisation de l’autre à des fins personnelles de recherche ;

Adopter une posture qui ne soit pas une imposture.

Cependant, et malgré nos maladresses, le dispositif envisagé pour le recueil des savoirs expérientiels mobilisés par les personnes polyhandicapées dans l’interaction avec le

professionnel, a permis de faire émerger ces savoirs en produisant une compréhension plus fine de notre objet ainsi que des données originales, insoupçonnées qui pourraient ouvrir notre recherche sur d’autres territoires, vers d’autres lieux d’investigation.

 

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les savoirs expérientiels de la personne en situation de polyhandicap
Université 🏫: Université de Lorraine - Institut national supérieur du professorat et de l'éducation INSPE
Auteur·trice·s 🎓:
Régis FENDER

Régis FENDER
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master Métiers de l'Enseignement, de l'Éducation et de la Formation - MEEF - 2021/2022
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