Le pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante

B- Un pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante

Il nous incombe maintenant d’analyser les difficultés dans l’implémentation du pluralisme juridique en Bolivie et en Équateur.

Dans nos recherches, nous avons constaté que la difficulté de l’implémentation du pluralisme juridique en Bolivie vient particulièrement de la loi n. 073 du 29 décembre 2010, relative à la délimitation juridictionnelle et que le juge constitutionnel essaye d’atténuer les effets de cette loi et également de la mettre d’accord avec l’esprit de la constitution. Pour l’Équateur, nous avons constaté que, au contraire de la Bolivie, ce n’est pas la législation infra- constitutionnelle qui limite le pluralisme juridique, mais l’interprétation du juge constitutionnel.

Ainsi, nous allons maintenant devoir passer à analyser la loi n. 073 de 2010 et l’affaire La Cocha II de la Cour constitutionnelle équatorienne.

La loi de délimitation juridictionnelle (loi 073/2010)

Comme vu précédemment, le texte constitutionnel bolivien a laissé les détails sur la compétence matérielle de la juridiction autochtone à la charge d’une loi de délimitation juridictionnelle. Cette loi est la loi 073 du 29 décembre 2010.

Elle est la première norme à définir le pluralisme juridique comme la coexistence et l’indépendance des différents systèmes juridiques au sein de l’État plurinational212 et dans son article 3 elle réaffirme qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les juridictions ordinaire, autochtone et agroenvironnementale.

Cependant, cette loi « a comme objet central de réguler les limites de la juridiction autochtone », de cette façon elle établit les cadres d’application des règles de compétence de la juridiction autochtone et détermine également les mécanismes de coordination et de coopération entre les juridictions reconnues par la constitution.

Il est important de souligner que les limites de la juridiction autochtone contenues dans cette loi ont comme précédent la méconnaissance des accords formulés par le processus de consultation préalable du projet de loi, puisque le projet voté par les autochtones a été modifié postérieurement par le pouvoir exécutif et par l’Assemblée législative plurinationale.

Sur ce fait, il convient de citer le commentaire de Magali Copa Pabón :

À cet égard, lors d’un événement international appelé « IIe Séminaire Post-Constituant » qui s’est tenu du 18 au 21 octobre 2010 dans la ville de La Paz et organisé par la Fundación Tierra, Eddy Burgoa, alors Directeur général du vice-ministère, a souligné qu’ils ont réalisé un processus étendu pour consulter de manière préalable, libre et informée le projet de la loi de délimitation […], notant à cet égard que les 36 peuples autochtones de Bolivie avaient été visités, mettant en évidence un document d’accord et de consentement qui en a résulté et qui aurait incorporé les propositions des peuples autochtones dans la proposition de loi de délimitation.

Nonobstant le texte final de la loi de délimitation juridictionnelle – promulguée le 29 décembre 2010 – qui contient des changements substantiels par rapport au projet consulté, notamment dans le domaine de l’exercice de la compétence de la juridiction autochtone récemment créée, y compris dans le mémoire du séminaire susmentionné (publié des mois après la promulgation de la loi), il a été précisé que plusieurs articles que l’exposant du projet de loi avait cités ont été éliminés du texte envoyé au législatif et d’autres articles qui n’étaient pas présents dans les propositions sur lesquelles les peuples autochtones avaient travaillé jusque-là ont été incorporés.213

Ainsi, nous pouvons constater qu’il y a eu un projet de loi consulté et consenti et que c’est finalement un tout autre projet qui a été promulgué.

Ainsi, cette rupture nous permet de comprendre que la loi de délimitation juridictionnelle promulguée n’a pas compté avec la consultation préalable des peuples autochtones (ce qui pourrait relever d’une inconstitutionnalité formelle), d’une part et qu’il faut tenir en compte que les changements faits par l’exécutif et par le législatif ont été dans le sens de restreindre la compétence de la juridiction autochtone dans les huit articles (sur dix-sept) qui y font référence.

Concernant la compétence personnelle, la loi 073/2010 dispose que seuls les membres de la nation ou peuple autochtone seront soumis à la juridiction autochtone, sans parler des types de lien entre la personne et le territoire autochtone que prévoit la constitution, alors que le projet consulté, disposait que la compétence personnelle atteindrait les personnes qui n’appartiennent pas à la nation ou peuple autochtone et dont les actes causent des dommages ou affectent ces peuples ou nations.

Concernant la compétence matérielle, la loi 073/2010 dispose dans son article 10.II les matières dans lesquelles la juridiction autochtone n’est pas compétente, en utilisant les nomenclatures qui sont inhérentes à la juridiction ordinaire, comme « droit pénal », « droit agraire » et « droit du travail ».

Ainsi, la loi ignore « la nature des sujets propres des dynamiques juridiques des peuples autochtones, qui appliquent d’autres critères pour classer les sujets et les conflits qu’ils résolvent »214.

212 Bolivie, Article 4, e, de la Loi 073 de 2010, disponible sur http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/bol201851.pdf consulté le 22 aout 2022.

213 PABÓN Magali Copa, Dispositivos de ocultamiento en tiempos de pluralismo jurídico en Bolivia, thèse de doctorat : droits humains (sous la direction de MARTINEZ Alejandro), San Luis Potosi, Université Autonome de San Luis Potosi, 2017, p. 26.

214 Ibid., p. 27.

Le projet consulté prévoyait que la juridiction autochtone était compétente pour connaitre et résoudre tous les conflits que les peuples autochtones règlent avec leurs propres normes et procédures.

Ainsi, le projet consulté laissait les nations autochtones déterminer leurs compétences matérielles selon leur droit consuétudinaire. Enfin, concernant la compétence territoriale, la loi 073/2010 dispose que l’exercice juridictionnel autochtone sera applicable aux relations et faits qui sont réalisés dans le territoire autochtone ou dont les effets se produisent sur le territoire autochtone, à condition qu’elle cumule les autres compétences prévues par la constitution.

Selon Ramiro Molina Rivero, « lorsque nous analysons l’article qui définit les compétences de la justice autochtone, nous trouvons que la Loi de délimitation juridictionnelle restreint de manière drastique les attributions de la juridiction autochtone »215. X

avier Albo, à son tour, explique que plusieurs autochtones membres de l’Assemblée législative plurinationale ont commenté que, avec cette loi, on réduirait la juridiction autochtone à des « vols de poulets » et autres affaires sans importance216. Selon le juriste le plus critique Leonardo Tamburini, les limitations dans la loi sont encore plus restrictives que celles prospectées dans les années 90 sous le néolibéralisme.

Finalement, selon José Luis Exeni, avec cette loi, on court le risque d’établir des mécanismes de distinction entre la justice ordinaire, pleine et de portée nationale, et la justice autochtone, inférieure et résiduelle217.

Cependant, cette loi a été nuancée par la jurisprudence constitutionnelle bolivienne. Cela peut être expliqué par la composition du TCP, qui doit être « plurinationale » et, ainsi, qui oblige l’élection d’au moins deux représentants de la juridiction autochtone parmi les sept juges (ce que nous considérons comme encore peu représentatif). À ce propos, il est important de souligner que les juges du TCP sont élus par la population bolivienne, dans le but de concéder une légitimité au tribunal, organe classiquement contre-majoritaire et élitiste.

Ainsi, la décision constitutionnelle plurinationale 0026 du 4 janvier 2013218, sur le conflit de compétences juridictionnelles entre la justice ordinaire pénale et la justice autochtone, a fondé sa décision au bénéfice de la juridiction autochtone avec les arguments suivants.

215 RIVERO Ramiro Molina, « Los derechos individuales y colectivos en el marco del pluralismo jurídico en Bolivia », in CONDOR Eddie, Los derechos individuales y derechos colectivos en la construcción del pluralismo jurídico en América Latina, La Paz : Konrad Adenauer Stiftung, 2011, p. 60.

216 ALBO Xavier apud PABÓN Magali Copa, op.cit., p. 29.

217 EXENI José Luis apud PABÓN Magali Copa, op.cit., p. 29-30.

218 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.

Dans la décision, le TCP fait référence à l’antériorité de la juridiction autochtone par rapport à la juridiction ordinaire (art. 2 de la CPEB). Ensuite il rappelle que la juridiction autochtone jouit de la même hiérarchie que la juridiction ordinaire, dans une dynamique de coopération et de coordination et non pas de paternalisme (art. 192 de la CPEB).

Finalement, le TCP affirme que les articles de la loi de délimitation juridictionnelle doivent être interprétés selon la constitution et les traités de droit international des droits humains (art. 13.IV et 256 de la CPEB).

Ainsi, concernant la compétence personnelle, le TCP évoque l’article 30.I219, l’article 2220 et l’article 191.I de la CPEB pour affirmer que l’interprétation de l’article 9221 de la loi de délimitation juridictionnelle sur la compétence personnelle doit être interprétée dans un sens large et conforme à l’article 191.II.1 de la constitution, d’où nous pouvons extraire que la juridiction autochtone concerne les membres de la nation ou peuple autochtone, qui sont formés par les personnes qui ont un lien particulier les unissant à eux.

Dans cette logique, selon la décision, il est possible de juger de personnes que n’appartiennent pas nécessairement à la nation ou peuple autochtone, « mais qui volontairement de manière expresse ou tacite se soumettent à ladite juridiction, par exemple lorsqu’elles décident d’occuper leurs territoires ancestraux »222.

Concernant la compétence matérielle, le TCP décide que l’interprétation de la loi de délimitation juridictionnelle doit être effectuée « de telle manière que ce qui est interdit à la juridiction autochtone de connaitre […] soit le résultat d’une interprétation systématique du texte constitutionnel »223, ainsi l’exclusion d’un sujet de compétence de la juridiction autochtone doit chercher « de manière évidente et claire dans le cas concret à protéger un bien juridique d’une entité nationale ou internationale selon les particularités du cas concret »224.

Ainsi, même si la loi de délimitation constitutionnelle restreint de manière drastique les compétences de la juridiction autochtone et minimise, par conséquent, le pluralisme juridique dans la période post-constituante, le juge constitutionnel essaye de contrebalancer cela par sa jurisprudence en faveur d’une interprétation systématique (méthode herméneutique constitutionnelle prévue dans l’article 6.II de la Loi n. 027 sur le TCP) de la constitution, c’est-à-dire « l’interprétation d’une norme en lien avec l’ensemble des dispositions contenues dans la Constitution »225.

219Bolivie, article 30.I, Constitution politique de l’État : « Est une nation et peuple autochtone originaire paysan toute collectivité humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition historique, des institutions, une territorialité et une cosmovision et dont l’existence est antérieure à l’invasion coloniale espagnole ».

220 Bolivie, article 2, Constitution politique de l’État : « Compte tenu de l’existence précoloniale des nations et peuples autochtones originaires paysans et de leur domaine ancestral sur leurs territoires, leur libre détermination est garantie dans le cadre de l’unité de l’État, qui consiste en leur droit à l’autonomie, à l’autogouvernement, à leur culture, à la reconnaissance de leurs institutions et à la consolidation de leurs entités territoriales, conformément à la présente Constitution et à la loi ».

221 Bolivie, article 9 de la Loi 073/2010 : « (Compétence personnelle) Sont soumis à la juridiction autochtone originaire paysanne les membres de la respective nation ou peuple autochtone originaire paysan

».

222 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale 0026/2013.

223 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 4 janvier 2013, décision constitutionnelle plurinationale

0026/2013, p. 10

224 Ibid., p. 11.

225 AUDUBERT Victor, p. 420.

Étude de cas : l’affaire La Cocha II

Contrairement à la Bolivie, la loi infra-constitutionnelle équatorienne est plutôt favorable à la juridiction autochtone. Par exemple, le Code organique de la fonction judiciaire cité plus tôt dispose les principes de la justice interculturelle, qui comprend le principe pro-juridiction autochtone226, qui prévoit la déclinaison de compétence en faveur de la juridiction autochtone lorsqu’existe une demande de l’autorité autochtone en ce sens227 et prévoit également la promotion de la justice interculturelle228.

En outre, la loi de garanties juridictionnelles et de contrôle constitutionnel prévoit une action de protection spécifique pour la juridiction autochtone, cette dernière garantit le pluralisme juridique, l’oralité de la procédure, le principe de l’interculturalité, entre autres. Pourtant, il n’en va pas de même pour la jurisprudence constitutionnelle.

Ainsi, nous avons décidé de nous servir de la recherche menée par Maldonado Bravo229 sur l’affaire La Cocha II en Équateur pour montrer la réalité de l’implémentation du pluralisme juridique dans le pays.

« Dans la région de la Serre centrale de l’Équateur, à environ 3.400 mètres d’altitude, une communauté autochtone andine, du peuple Panzaleo, appartenant à la nationalité Kichwa, appelée “La Cocha” »230, s’est retrouvée au milieu d’un des conflits de compétence les plus importants entre la justice ordinaire et la justice autochtone en Équateur.

226 Équateur, art. 344 du Code organique de la fonction judiciaire, disponible sur https://www.funcionjudicial.gob.ec/www/pdf/normativa/codigo_organico_fj.pdf,%20consult%C3%A9%20le%2023%20ao%C3%BBt%202022.

227 Équateur, art. 345 du Code organique de la fonction judiciaire.

228 Équateur, art. 346 du Code organique de la fonction judiciaire.

229 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano

: o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et société (sous la direction d’ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 185-237.

230 Ibid., p. 187.

Il est important de mentionner brièvement, avant d’expliquer les faits de l’affaire, comment fonctionne la justice dans cette communauté. La justice, qui sert à assurer le sumak kawsay, est guidée par les savoirs transmis par les interrelations communautaires, fondés sur trois principes ancestraux qui peuvent être traduits par interrelationalité, complémentarité et réciprocité.

Pour les Quéchuas, la justice autochtone est exercée lors de l’existence d’un « fait, infraction, conflit qui mène la dysharmonie communautaire et altère leur mode de vie. Cet événement est appelé Llaki (disgrâce, tristesse) […] ». Ainsi, quand un conflit a lieu dans la communauté quéchua,

ils ne parlent pas d’infraction ou de délit, mais de tristesse. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont dénués de procédures juridictionnelles qui permettent de remettre en place l’harmonie de la communauté. Leurs procédures sont divisées en cinq moments :

  1. la communication ou dénonciation du fait,
  2. l’instruction,
  3. le contradictoire,
  4. l’accord ou la résolution du conflit et enfin,
  5. l’exécution de la décision.

Nous tenions à décrire brièvement la justice autochtone quéchua pour insister sur le fait que les peuples autochtones sont capables de gérer leurs conflits de manière organisée, en respectant le droit à un procès équitable et, comme nous verrons ci-dessous, de manière efficace.

Le pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante
Crédit: https://www.nationalreview.com/magazine/2020/11/16/the-pluralism-within/

En outre, avant d’aborder les faits de l’affaire La Cocha II, jugée en 2010 par la Cour constitutionnelle équatorienne, il convient de commenter brièvement l’affaire La Cocha I, ainsi appelée, car elle est considérée par la doctrine comme un précédent de La Cocha II.

Il s’agissait d’une affaire d’homicide commis en 2002 au sein de la communauté, où trois jeunes alcoolisés ont assassiné un ancien et ont été jugés par l’Assemblée communautaire (la justice autochtone).

Le procès a duré deux semaines et à la fin, les trois jeunes ont été jugés coupables par l’Assemblée communautaire et ont été condamnés à indemniser financièrement à la veuve de l’ancien, à demander pardon à toute la communauté, à écouter les conseils de l’Assemblée, à recevoir treize coups de fouet, à être purifiés par des orties et des bains d’eau froide et enfin, à s’éloigner de la communauté durant quelques jours231.

Le ministère public, titulaire de l’action pour homicide en Équateur, a dénoncé les trois jeunes auprès de la justice ordinaire. Cependant, le juge de première instance a constaté l’impossibilité de juger l’affaire, puisque la justice autochtone l’avait déjà jugée, au nom du principe du non bis in idem.

Le ministère public a fait appel de cette décision et a réussi à l’annuler, pourtant, le cas s’est prescrit avant que l’État n’ait analysé le fond de l’affaire.

L’affaire La Cocha II232, à son tour, concernait également un cas d’homicide au sein de la communauté de La Cocha, commis en mai 2010, c’est-à-dire après l’adoption de la nouvelle constitution et des instruments internationaux sur les droits des peuples autochtones. Dans cette affaire, cinq jeunes alcoolisés ont tué un autre jeune après une dispute.

231 Cf. ÁVILA SANTAMARÍA Ramiro, El neoconstitucionalismo andino, Quito : UASB, 2016, p. 190.

232 Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf consulté le 12 juin 2022.

L’Assemblée communautaire a considéré, d’après les procédures quéchuas habituelles telles que vues précédemment, que les jeunes étaient coupables de l’homicide et elle a utilisé la jurisprudence de 2002 pour les sanctionner. Cependant, cette fois, l’affaire a été largement diffusée dans les médias nationaux comme un cas de barbarie et de sauvagerie.

Ainsi, les autorités publiques de la juridiction ordinaire (police et ministère public) ont envahi le territoire autochtone et ont conduit les cinq jeunes en prison, en se justifiant par le discours de la « supériorité de la civilisation occidentale, des droits humains et de leurs institutions »233. En outre, les autorités autochtones ont elles aussi été incarcérées.

Deux actions ont été traitées devant la Cour constitutionnelle équatorienne, l’une par rapport à la compétence de la juridiction autochtone pour juger l’homicide, promue par la famille de la victime qui cherchait à faire valoir la décision prise par la juridiction autochtone, l’autre promue par le juge de première instance (consultation constitutionnelle), qui demandait à la Cour constitutionnelle s’il n’y aurait pas l’incidence du non bis in idem dans ce cas et si les autorités autochtones avaient réellement commis le délit de plágio, équivalent à la séquestration en droit français.

La décision constitutionnelle a réuni les deux actions et a décidé que l’affaire pour séquestration devrait être classée sans suite et concernant l’affaire sur le conflit de compétences, la cour a décidé de laisser le procès se dérouler devant la juridiction ordinaire, puisque selon elle l’État devrait être le seul à traiter les crimes contre la vie.

Le bien-fondé de la décision de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne le conflit de compétences démontre bien la méconnaissance du pluralisme juridique.

Selon la cour, il n’y aurait pas de violation du principe du non bis in idem, puisque les notions de responsabilité pénale étaient différentes pour les deux juridictions. D’une part, pour la juridiction autochtone, le fondement de la responsabilité aurait lieu depuis une perspective communautaire et collective, « dont l’objectif central serait de retrouver l’harmonie sociale perdue par la violation des normes communautaires »234. D’autre part, pour la juridiction ordinaire, la responsabilité serait individuelle et subjective.

Selon Maldonado Bravo, cette décision a violé non seulement le modèle pluraliste, mais aussi les canons du juspositivisme. Elle viole selon lui le pluralisme juridique parce qu’« en vérité, elle finit par ouvrir la voie à la possibilité de donner une certaine “légitimité” à l’imposition de limites aux pratiques de la justice autochtone, renforçant une lecture eurocentrique des droits humains et de l’administration de la justice dans un État plurinational »235.

Mais encore, la décision viole selon lui les canons du positivisme juridique puisque la cour a essayé de donner de la légitimité à sa décision sur le fondement de la théorie juridique du garantisme qui, selon Maldonado Bravo, a été mal mimétisé, car la théorie du bien juridique n’a pas été utilisée pour limiter le contrôle punitif de l’État, ce qui démontre la difficulté à surmonter la perspective juridique eurocentrique.

Apparemment, la Cour déclare qu’elle reconnait l’importance des pratiques juridiques des communautés autochtones, mais en fait ce qui se passe est l’imposition d’une différenciation hiérarchique qui évoque le modèle étatique comme le seul adéquat pour la résolution des affaires impliquant le bien juridique “vie”. Par conséquent, dans son vote, le rapporteur cherche à fonder sa décision sur l’obligation assumée par les États en droit international d’enquêter, de poursuivre et de juger les crimes contre la vie.

En théorie, le raisonnement serait correct, mais l’objectif voilé a servi à justifier la limitation de la justice autochtone dans un prétendu conflit entre des droits fondamentaux qui doivent être protégés. Ainsi, on constate un processus de déconstitutionnalisation qui a limité de manière inconstitutionnelle les compétences juridictionnelles de la justice autochtone236.

De cette façon, l’intervention externe de la Cour constitutionnelle a remis en cause l’existence du pluralisme juridique et a consacré la colonialité du savoir, en considérant que le modèle étatique, avec sa compréhension individualiste et subjective de la vie humaine, était supérieur à la justice autochtone et sa compréhension collective et communautaire de la vie.

Tant en Bolivie qu’en Équateur, nous pouvons constater les grandes difficultés d’implémentation d’une des principales avancées du NCL, c’est-à-dire la reconnaissance de la plurinationalité et par conséquent le droit des peuples autochtones d’exercer leur propre droit, selon le principe du pluralisme juridique.

…..

Dans cette deuxième partie de la recherche, nous avons pu approfondir les connaissances acquises dans la première partie en analysant les dispositifs constitutionnels sur les droits spécifiques aux peuples autochtones.

Ainsi, nous avons pu identifier une volonté commune des deux États de promouvoir les droits et la culture des peuples et nations autochtones, à travers la reconnaissance constitutionnelle de droits collectifs spécifiques et également à travers l’incorporation de la vision du monde autochtone dans le nouveau Pacte social.

Pourtant, nous avons pu constater que le pluralisme et l’interculturalité promus par un tel État, refondé à partir des revendications autochtones, qui dès lors recherche le « bien vivre » de sa population, rencontrent des difficultés de différents ordres.

Les difficultés les plus importantes ont été citées dans cette recherche : celle de l’implémentation de la consultation préalable et celle de l’implémentation du pluralisme juridique. Sans nul doute que la norme constitutionnelle dans les deux États est très poussée par rapport à la reconnaissance des droits des peuples autochtones, cependant les deux États ont encore beaucoup de défis et des difficultés à surmonter pour pouvoir affirmer avec certitude qu’ils sont de véritables États plurinationaux.

233 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 203.

234 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, op.cit., p. 210.

235 Ibid., p. 217.

236 Ibid., p. 218.

Conclusion

Les États de l’Équateur et de la Bolivie ont été les précurseurs de ce qu’on appelle le troisième cycle du NCL, consacrant l’existence d’un État plurinational et interculturel à partir des revendications des peuples autochtones.

Ces derniers furent les protagonistes de ce nouveau constitutionnalisme, après des centaines d’années confinés à la marge de la société latino-américaine, ce qui fut la grande nouveauté par rapport à d’autres théories constitutionnelles, généralement fondées par des intellectuels chacun de leur côté et mises en pratique par l’État.

Cette nouvelle théorie constitutionnelle est née de la réalité sociale, dès lors, elle est devenue un objet d’étude particulier par les chercheurs. Ainsi, dans cette recherche, nous avons démontré que l’idée centrale de ce constitutionnalisme est la décolonisation de l’État, qui se fait à travers l’incorporation de droits collectifs des peuples autochtones dans les constitutions, mais aussi l’incorporation de leurs cosmovisions pour la construction d’un État juste, plurinational et interculturel.

Par ailleurs, nous avons pu constater que la plurinationalité et l’interculturalité sont les deux concepts, ou principes, les plus importants développés au sein de ces deux États, la plurinationalité étant liée à la reconnaissance de l’existence de plusieurs systèmes juridiques, économiques et culturels au sein d’un même État et l’interculturalité étant le principe qui permet une relation équitable entre eux.

Nous avons également démontré, à partir du droit comparé, la volonté commune des deux pays de promouvoir les droits et la culture des nations et peuples autochtones à travers leurs dispositions constitutionnelles. Nous avons démontré que la reconnaissance de droits collectifs à certaines collectivités au sein de l’État est compatible avec le système de droits individuels universels, ces derniers devant être respectés et garantis par les autonomies autochtones.

Cependant, nous n’avons pas nié l’existence de possibles conflits au sein de cette compatibilité. Notre réponse à ce problème a été de dire que lorsqu’il y a un conflit entre les droits collectifs et les droits individuels, le droit qui favorise le plus l’émancipation des peuples devrait être pris en compte, toujours au sein d’un dialogue interculturel. Concernant les droits collectifs, nous avons mis en évidence trois d’entre eux que nous avons jugé les plus significatifs du nouvel ordre instauré : le droit au « vivre bien », le droit à la consultation préalable et le droit au pluralisme juridique.

Nous avons pu voir comment ces droits sont exprimés dans chaque constitution et constater que malgré leurs différences, les difficultés pour garantir ces nouveaux droits sont les mêmes. Concernant le « vivre bien », nous avons démontré qu’il est un objectif des deux États.

Chaque constitution le prévoit d’une manière ; en Bolivie il est clairement un objectif de l’État, mais en Équateur il est plutôt un principe qui imprègne toute action de l’État. La consultation préalable, à son tour, est garantie par les constitutions comme devant être non seulement préalable à l’action de l’État qui affecte directement un peuple autochtone, mais également libre, informée et de bonne foi.

Enfin, concernant le pluralisme juridique, nous avons vu qu’il est le droit qui caractérise le plus l’État plurinational. À partir du moment où la plurinationalité est reconnue, le pluralisme juridique est lui aussi reconnu, l’État n’est alors plus la seule source du droit.

Dans la théorie, la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones a été d’une grande importance. Pourtant, nous avons démontré que l’État n’est pas prêt à surmonter la colonialité. Le « vivre bien » est constamment menacé par l’économie extrativiste des deux États, cette dernière étant contradictoirement reconnue et protégée par les constitutions elles-mêmes.

La consultation préalable est également menacée par cette économie et, en outre, par les politiques, qui ne mettent pas en place une loi afin de garantir la forme de déroulement de la procédure, ce qui permettrait de concrétiser la règle constitutionnelle. Ils considèrent que le consentement des peuples autochtones n’est pas nécessaire et donc pas important et réduisent ainsi le droit à la consultation préalable à une simple formalité.

Concernant le pluralisme juridique, nous avons pu démontrer qu’il subit lui aussi de grandes difficultés de concrétisation tant en Bolivie qu’en Équateur.

Les deux États essayent de réduire la portée de la juridiction autochtone et de la comprendre à travers la lecture occidentale du droit et de la justice et non pas par le dialogue interculturel.

Cependant, nous avons vu qu’en Bolivie le juge constitutionnel tend à protéger la juridiction autochtone, peut-être parce que le TCP compte obligatoirement avec quelques juges issus de la juridiction autochtone, ce qui annonce un bel avenir pour le pluralisme juridique dans ce pays. Il n’en va pas de même pour l’Équateur.

En effet, dans ce pays, c’est le juge constitutionnel lui-même (en Équateur il n’y a pas de loi qui réduit le pluralisme juridique à l’instar de la Bolivie) qui minimise le pluralisme juridique, comme nous avons pu le voir avec l’étude du cas La Cocha II, ce qui indique nettement la difficulté à surmonter la colonialité du savoir. Pour finir, nous pouvons dire que le constitutionnalisme développé au sein des deux États est toujours en transition, car sa finalité de décolonisation n’est pas encore atteinte.

Pour cela, il faudra encore une maturité de l’idée de refondation de l’État pour inclure les peuples et nations autochtones également comme ses fondateurs, à travers le dialogue interculturel, qui ne peut prospérer qu’avec l’expérience acquise au fil du temps.

Table des matières

INTRODUCTION 12
PREMIÈRE PARTIE La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones 33
Chapitre I – Une tentative de surmonter la colonialité de la dogmatique constitutionnelle 34
Section I – Le développement d’un nouveau constitutionnalisme lié au développement des revendications autochtones 36
A – Un constitutionnalisme né des mouvements autochtones 36
B – Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps 44
Section II – La plurinationalité et l’interculturalité pour la transformation de l’État
A – Une tentative de refondation de l’État 50
B – Un processus d’émancipation sociale 55
Chapitre II – Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses 59
Section I – La consécration des États plurinationaux 60
A – Les processus constituants des États plurinationaux 61
B – Les principes, valeurs et règles qui consacrent une rupture paradigmatique 66
Section II – La consécration de l’autonomie autochtone 70
A – Une autonomie poussée en Bolivie 71
B – Une autonomie peu développée en Équateur 75
DEUXIÈME PARTIE Les droits des peuples autochtones dans les nouvelles constitutions andines 79
Chapitre I – Une volonté commune de promotion des droits fondamentaux des peuples autochtones 80
Section I – La volonté commune de protection et de valorisation de la culture autochtone 81
A – Les peuples autochtones jouissent de droits humains collectifs spécifiques 82
B – Les droits collectifs des peuples autochtones sont complémentaires aux droits individuels universels 89
Section II – Le Buen Vivir/Vivir Bien : une tentative commune de refondation ontologique du droit 93
A – La notion de « vivre bien » depuis le monde andin 94
B – La disposition différenciée du concept par chaque constitution 99
Chapitre II – Les défis de la concrétisation de la plurinationalité 104
Section I – Les défis liés à la concrétisation du droit à la consultation préalable. 105
A – Les peuples autochtones ont le droit à la consultation préalable, libre et informée 106
B – Un droit fondamental menacé par l’État lui-même 112
Section II – Les atteintes au pluralisme juridique 117
A – Une relation interculturelle et sur un pied d’égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone 118
B – Un pluralisme juridique minimisé durant la période post-constituante 123
CONCLUSION 134
BIBLIOGRAPHIE

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2039
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