Chapitre II : Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses

Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain et les États plurinationaux ont l’objectif d’émanciper les peuples autochtones en consacrant l’autonomie autochtone, c’est-à-dire la possibilité de l’autodétermination de ces nations avec un système pluraliste et interculturel.

Cependant, chaque constitution représentative du NCL (les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur) consacre cela de sa propre manière. Nous constatons un état un peu plus poussé du pluralisme en Bolivie, ce qui dévoile les difficultés de l’Équateur à mettre en place la plurinationalité.

Pour démontrer cela, nous analyserons d’abord comment l’État plurinational a été consacré par les deux constitutions (Sect. I) pour ensuite analyser la consécration des autonomies autochtones dans chaque État (Sect. II).

Section I:

La consécration des États plurinationaux (la Bolivie et l’Équateur)

Les États plurinationaux de la Bolivie et de l’Équateur, fondés dans la reconnaissance de la diversité qui émerge des nouvelles constitutions andines, ont eu des processus constituants très différents, même si tous les deux furent une réponse aux revendications des mouvements autochtones organisés, qui sont en faveur d’un pouvoir dans lequel la diversité est respectée, faisant émerger tous les deux un nouveau constitutionnalisme transformateur.

En Bolivie, les marches autochtones ont rendu possible l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, président issu de la nation autochtone Aymara, qui a mis en place la promesse de campagne électorale pour la convocation d’une assemblée constituante.

Le processus d’édiction de la constitution bolivienne fut complexe et a duré environ 3 ans. En Équateur, les marches contre le néolibéralisme ont rendu possible l’élection de Rafael Correa, un économiste qui ne provenait pas des luttes sociales, mais qui a réussi à rassembler les organisations progressistes avec la promesse de mettre en place une assemblée constituante.

La durée de l’édiction de la constitution de l’Équateur fut beaucoup plus courte qu’en Bolivie et l’Assemblée constituante équatorienne n’a pas réussi à exprimer véritablement les revendications autochtones, malgré la consécration de principes et de valeurs de ces communautés.

Ainsi, dans cette section, pour démontrer qu’il existe un développement normatif constitutionnel à deux vitesses dans la région andine, représentée par la Bolivie et l’Équateur, nous allons d’abord analyser les processus constituants des États plurinationaux (A) et ensuite les principes et valeurs qui consacrent une rupture paradigmatique dans les deux pays (B).

A- Les processus constituants de l’État plurinational

Tant en Bolivie qu’en Équateur, les processus constituants furent le produit des manifestations sociales menées par les peuples autochtones contre les valeurs et conséquences du système néolibéral mis en place dans la région.

Le processus qui a mené à la déclaration de l’État plurinational dans les nouveaux textes constitutionnels s’explique par l’articulation des mouvements autochtones avec les secteurs populaires et culmine dans les élections d’Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa en Équateur.

Les deux constitutions cherchent à surmonter l’absence du pouvoir constituant autochtone dans la fondation républicaine par la fondation d’un État plurinational. Au-delà de la concordance du peuple dans la convocation d’une Assemblée constituante, faite par le moyen du référendum, ce processus fut marqué par la représentation autochtone.

Pourtant, cette représentation ne fut pas menée de la même manière dans les deux pays.

Il est important de souligner que la forme du processus constituant d’un pays est aussi importante que la norme produite par ce processus selon les prémisses du droit constitutionnel latinoaméricain. Selon ce dernier, la constitution n’est légitime que quand elle transcrit la volonté du peuple (souveraineté populaire), c’est-à-dire de tous les secteurs de la société, par et pour un dialogue interculturel.

En Bolivie, il y a plus de 36 peuples originaires97 et la participation de ces peuples comme nouveaux acteurs sociaux a forcé le pays à édicter des changements constitutionnels et à promouvoir des réformes dans l’État, fondées dans l’interculturalité pour mener à bien l’intégration sociale.

En 2005, la Bolivie a élu son premier président d’origine autochtone, Evo Morales, issu du parti MAS-IPSP (Movimiento al socialismo instrumento político por la soberania), avec le support du Pacte d’unité : un pacte matérialisé par un document signé par les organisations paysannes et autochtones (CSUTCB, CNMCIOB-BS, CSCIB, CIDOB et CONAMAQ), qui constituait un véritable mandat populaire, ce qui a donné au gouvernement une grande légitimité sociale.

Morales avait une histoire personnelle et politique liée aux mouvements autochtones qui a aidé à mettre en place le processus d’élaboration d’une nouvelle constitution bolivienne capable de générer une politique de changement et ainsi d’assurer l’autonomie des peuples autochtones.

97 LOCATELI Cláudia Cinara et VIDAL Daiane, « Interculturalidade: matriz de fundamentação das constituições do equador e da Bolívia », in WOLKMER Antônio Carlos et CAOVILLA Maria Aparecida, Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 177-178.

Ce projet politique, traduit par l’Agenda d’octobre, visait d’abord à la nationalisation du gaz bolivien et ensuite à la convocation de l’Assemblée constituante, celle-ci finalement constituée par les peuples oubliés de la Bolivie : les peuples originaires ou autochtones.

Le 2 juillet 2006, les élections de l’Assemblée constituante bolivienne, qui avait un pouvoir originaire, c’est-à-dire le pouvoir de construire une constitution depuis le zéro, sans aucune limitation par une loi constitutionnelle, ont eu lieu.

L’absence de circonscriptions spécifiques, une revendication du mouvement autochtone, a obligé ce dernier à coopérer avec le MAS-IPSP, qui a obtenu 137 des 255 sièges à l’Assemblée et parmi leurs députés constituants il y a eu des représentants des organisations sociales, des intellectuels et des professionnels urbains98.

Au cours du processus constituant, la CONAMAQ a formé avec la CIDOB le « bloc autochtone », qui n’était pas souvent d’accord avec les organisations paysannes proches au MAS, comme la CSUTCB. Malgré leurs divergences, en mai 2007, une proposition consensuelle du Pacte d’unité a été présentée.

Pourtant, confrontée au risque que les accords politiques excluent les revendications les plus importantes pour le mouvement autochtone, la CIDOB organisa, en juillet 2007, la VIe Marche pour les autonomies autochtones, la terre et le territoire et pour l’État plurinational.

Cet épisode, ainsi que la mobilisation de l’Assemblée du peuple Guarani (APG) pour l’inclusion de leurs propositions sur l’autonomie autochtone, indiquent les limites de l’ouverture du champ politique institutionnel représenté par l’Assemblée constituante.

Pour beaucoup, l’espace de la politique continuait d’être les rues et les routes du pays99.

Comme exemple des divergences entre les revendications des peuples autochtones représentés par le Pacte d’unité, nous pouvons citer les implications de l’adoption de la plurinationalité.

Cette dernière était conçue par les peuples autochtones comme la reconnaissance des nations précolombiennes pour inclure l’implémentation d’une géographie politique véritablement plurinationale, dotée d’institutions libres, avec un autogouvernement, une libre détermination territoriale, au sein d’une espèce d’autodétermination intra-État, marquée par l’interculturalité.

les élections d’Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa en Équateur. - La consécration des États plurinationaux (la Bolivie et l’Équateur)

D’autre part, la plurinationalité était vue par l’opposition comme une simple reconnaissance de la diversité culturelle du pays.

De plus, les conflits entre certaines organisations du Pacte d’unité et le MAS durant les travaux de l’Assemblée constituante ont mis en évidence les divisions internes du Pacte. Pourtant, ces organisations dépendaient du MAS et de ses 137 députés pour l’approbation de leurs demandes.

De plus, le dialogue avec l’opposition fut difficile et cela rendait presque impossible de soumettre la constitution au référendum. Il fut nécessaire d’organiser une nouvelle marche le 13 octobre 2008, menée par Evo Morales, pour enfin réussir à convoquer le référendum d’approbation de la nouvelle constitution.

Après les accords politiques avec le pouvoir constitué (le Congrès national était responsable de la convocation du référendum), qui ont éloigné un peu la volonté originaire du pouvoir constituant de la proposition du texte constitutionnel, la constitution a été approuvée avec 61,43% des suffrages exprimés en 25 janvier 2009.

Selon Martínez Dalmau, « il est vrai que cette hétérodoxie constitutionnelle est enfin corrigée avec le référendum constitutionnel qui, finalement, est celui qui a décidé l’entrée en vigueur de la Constitution en obtenant la majorité des suffrages »100.

98 PANNAIN Rafaela, « A reconfiguração da política boliviana: reconstituição de um ciclo de crises »,

Lua Nova, São Paulo : n. 105, 2018, p. 300.

99 PANNAIN Rafaela, op.cit., 2018, p. 301.

100 MARTÍNEZ DALMAU Rúben, « El proceso contituyente: la activación de la Soberanía », in ERREJÓN Inigo et SERRANO Alfredo (dir.), “¡Ahora es cuándo,carajo!” del asalto a la transformación del Estado en Bolivia, El viejo topo, 2011, p. 56.

À son tour, en Équateur, l’ascension de Rafael Correa au pouvoir a suscité de nombreuses attentes parmi les organisations sociales et les mouvements autochtones, car ce dernier a annoncé de nombreuses réformes, notamment l’appel rapide de l’Assemblée constituante qui devait permettre de modifier le rapport de forces au sein du Congrès national équatorien.

La réalisation de l’Assemblée constituante généra la mobilisation de divers secteurs et organisations intéressés à participer aux délibérations.

La CONAIE, par exemple, présenta une proposition de constitution qui tenait la déclaration d’un État plurinational comme idée centrale et convoqua une marche pour faire pression sur le pouvoir constituant à fin d’inclure ses demandes. Le processus d’élection des membres de l’Assemblée constituante équatorienne a eu lieu en septembre 2007 et il a cherché à garantir la parité de genre, la participation des migrants, et la participation des minorités.

Le parti de Rafael Correa (Alianza PAIS) a obtenu 80 des 130 sièges dans l’Assemblée. Il est important de mentionner que durant ce processus il n’y a pas eu une préoccupation directe pour garantir la participation des 14 nationalités autochtones de l’Équateur.

Bien qu’il s’agît des élections les plus démocratiques du pays, les autochtones étaient sous- représentés, puisque le président Correa n’a pas accepté la proposition des organisations autochtones qui consistait à mettre en place un système de quota pour eux-mêmes et ainsi seulement sept autochtones ont été élus membres de l’Assemblée.

Un autre aspect important du processus constituant équatorien fut la suspension des travaux du Congrès national à partir de l’ouverture de l’Assemblée constituante le 30 novembre 2007. Cela fut important parce rendant impossible l’interventionnisme du pouvoir constitué dans le processus de rédaction de la proposition de texte constitutionnel, au contraire du processus constituant bolivien. 

Selon Alberto Acosta, « le nouveau, le révolutionnaire, ne peut pas être soumis au vieux. La formule fut de laisser les législateurs du vieux congrès suspendus jusqu’à la prononciation du peuple »101. Ainsi, le Congrès a eu ses activités suspendues jusqu’au jour du résultat du référendum.

La nécessité de l’approbation du texte constitutionnel par la consultation populaire fut également une innovation dans la région, car elle a démocratisé la décision la plus importante dans la vie politique de la population du pays.

De plus, le processus constituant équatorien compta avec une grande participation populaire : divers mécanismes furent créés pour en faciliter l’accès à la population, comme la collecte et la discussion de propositions qui venaient directement des citoyens.

Selon Harnecker, l’Assemblée constituante équatorienne reçut « plus de trois mille propositions de tout type et de tous les secteurs »102. Ainsi, « au contraire de ce que la tradition constitutionnaliste hégémonique et l’eurocentriste académique défendent, l’expérience équatorienne démontre la qualité et la capacité créative du pouvoir populaire »103.

Malgré les avancées indéniables de la constitution équatorienne, son processus constituant a été marqué par le conservatisme du gouvernement de Rafael Correa, dont le discours durant l’ouverture des travaux de l’Assemblée constituante insista sur le concept d’État-nation et défendit des idées conservatrices comme l’interdiction de l’avortement, du mariage homosexuel, en citant « le nom de Dieu ».

Selon Maldonado, depuis le rejet de la MUPP-NP et de la CONAIE de l’alliance à Rafael Correa pour les élections présidentielles de 2006, il y a eu un rejet de la part de celui-ci des projets qui venaient de ces organisations autochtones. Les positions de Rafael Correa contre la plurinationalité et pour l’interculturalité générèrent des fissures au sein du bloc de son parti, car les constituants liés aux mouvements autochtones n’étaient pas d’accord avec cette dichotomie et avec l’affirmation que la plurinationalité était défendue par des secteurs radicaux séparatistes.

Après une série de débats au sein de l’Assemblée constituante, le bloc de l’AP décida de reconnaitre la complémentarité entre l’interculturalité et la plurinationalité et, ainsi, supporter l’inclusion des deux dans l’article premier de la constitution.

Pourtant, les revendications contenues dans la proposition présentée par la CONAIE mentionnaient que l’État plurinational ne pouvait pas être prévu seulement dans l’article premier de la constitution équatorienne, car ainsi elle n’aurait pas une incidence directe dans la structure organisationnelle de l’État, spécifiquement dans ce qui concerne les cinq pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire, électoral et transparence et contrôle social) déjà approuvés.

La plurinationalité ainsi ne serait pas un axe transversal du texte constitutionnel comme l’interculturalité. Dans la proposition de la CONAIE, la plurinationalité fut mentionnée plus de 100 fois, tandis que dans le texte approuvé, la plurinationalité n’est mentionnée que quatre fois (articles 1er, 6, 257 et 380)104.

101 ACOSTA Alberto apud HARNECKER Marta, Ecuador: una nueva izquierda em busca de la vida em plenitud, Espagne : El viejo Topo Ediciones de Intervención Cultural, 2011. p. 24.

102 HARNECKER Marta, op.cit., p. 244-245.

103 MALDONADO Emiliano E., « Reflexões críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi (2007-2008) », Revista brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 137.

104 Ibid., p. 143.

De plus, une autre question sensible au sein du processus constituant équatorien fut le consentement préalable des peuples autochtones par rapport à l’exploitation des ressources naturelles de leurs territoires.

En opposition aux revendications autochtones pour le consentement obligatoire des peuples concernés, la thèse de l’AP de la consultation préalable non contraignante a prévalu. Enfin, une autre question sensible a marqué les différends entre l’AP et la CONAIE, la question de la langue officielle de l’État.

La CONAIE défendait l’inclusion du quéchua comme langue officielle de l’État, pourtant cette proposition fut rejetée par le bloc de l’AP.

Cependant, un jour avant la clôture des travaux de l’Assemblée constituante, la demande de Pedro de la Cruz de l’inclusion du quéchua comme langue officielle de la relation interculturelle (et non pas la langue officielle de l’État) fut approuvée, ce qui marque tout de même une relation de hiérarchie entre l’espagnol et la langue autochtone.

Ainsi, nous avons pu voir que les processus constituants de l’Équateur et de la Bolivie ne se déroulèrent pas sans difficulté. En effet, ils furent très troublés, principalement par les disputes politiques entre ceux qui étaient pour l’État plurinational et ceux qui étaient pour la conservation maximale du statu quo ante.

Malgré les difficultés des processus constituants, les constitutions de ces deux pays ont réussi à consacrer une rupture paradigmatique.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2028
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