L’État plurinational et interculturel : la rupture paradigmatique

Chapitre II – Un développement normatif constitutionnel à deux vitesses
Section I – La consécration des États plurinationaux

B- Les principes, valeurs et règles qui consacrent une rupture paradigmatique

Nous avons vu que les deux constitutions, malgré les difficultés à être approuvées durant le processus constituant, ont reconnu la plurinationalité et l’interculturalité dans leurs corps normatifs et que tant la plurinationalité que l’interculturalité, qui sont deux principes complémentaires, ont l’aptitude de réaliser une rupture paradigmatique.

Un paradigme : définition

Un paradigme est, selon Kuhn105, l’ensemble des croyances, des principes, des valeurs et des prémisses qui déterminent la vision qu’une communauté scientifique a de la réalité, c’est-à-dire, les types de questions et de problèmes qui deviennent légitimes à étudier. Lorsqu’il y a des changements culturels, scientifiques, économiques, sociaux entre autres, les paradigmes doivent parfois changer de perspective, d’où le terme « rupture paradigmatique ».

105 Cf. KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion, 1970.

Cette dernière rompt avec les structures du sens commun de la science et fait que la science contemporaine devient incompatible avec la « vieille » science, sans la possibilité d’une réconciliation. Autrement dit, l’État plurinational et interculturel a rompu avec les paradigmes du constitutionnalisme occidental, ce dernier ne peut plus s’installer au sein d’un État déclaré plurinational, car il est dorénavant incompatible avec lui.

Mais comment les nouveaux paradigmes de la plurinationalité et de l’interculturalité furent consacrés par les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur ?

Autrement dit, comment ces constitutions prévoient-elles les relations interculturelles et par quels termes ont-elles traduit la plurinationalité ?

Quelles sont les implications expressément prévues de la reconnaissance de la plurinationalité et de l’interculturalité ?

La constitution de la Bolivie, appelée Constitution politique de l’État (CPE), innove dès son préambule. Ce dernier est rempli de symboles lorsqu’il affirme la rupture avec l’État colonial, républicain et néocolonial du passé bolivien et reconnait la composition plurielle du peuple bolivien.

Il rappelle les luttes autochtones contre le colonialisme, la lutte pour l’indépendance, les luttes populaires de libération, les marches autochtones, les guerres de l’eau et les luttes pour la terre et le territoire pour annoncer la construction d’un nouvel État.

De plus, selon le préambule de la constitution, ce nouvel État est fondé :

  1. sur le respect et l’égalité entre tous ;
  2. sur les principes de la souveraineté, dignité, complémentarité, solidarité, harmonie et équité dans la distribution du produit social, selon l’objectif de bien vivre;
  3. sur le respect de la pluralité économique, sociale, juridique, politique et culturelle de ses habitants ;
  4. sur la coexistence collective, avec l’accès à l’eau, au travail, à l’éducation, à la santé et au logement.

À son tour, la constitution de l’Équateur, dans son préambule, beaucoup plus court que le préambule de la constitution politique de la Bolivie, reconnait également que l’Équateur est formé de nombreux peuples.

Elle ne déclare pas expressément une rupture avec l’État du passé (colonial et néolibéral) comme le fait la constitution bolivienne, mais elle reconnait l’engagement de construire une nouvelle forme de « coexistence citoyenne », fondée sur la diversité et l’harmonie avec la nature, pour atteindre le sumak kawsay (bien vivre), de construire une société fondée sur la dignité des personnes et des collectivités et de construire un pays démocratique.

Ainsi, la conscience critique et la volonté refondatrice des mouvements constituants des deux pays se vérifient dans la narrativité des préambules des deux constitutions et cela entraîne des conséquences pour les valeurs et principes constitutionnels fondamentaux. Selon Medici,

Il s’agit d’un récit constituant qui rend compte de ce mouvement déjà expliqué de réajustement entre constitution juridique soulignée106 et constitution originaire à partir des changements dans la constitution réelle que la mobilisation sociale projette.

Ses principales composantes sont données par des thèmes de dignité qui ont été présents dans le cadre culturel des mouvements sociaux de l’histoire récente de la Bolivie et de l’Équateur et qui sont les protagonistes du changement de signal politique des gouvernements de ces pays et des processus constituants qui ont généré leurs nouvelles constitutions.

Comme composantes fondamentales de ce récit qui confère sens et racines historiques aux textes constitutionnels apparait la volonté de laisser au passé la colonialité du pouvoir, de refonder l’État à partir de la célébration du pluralisme social et de l’interculturalité comme fondements de la justice sociale, comprise comme égalité, mais non comme homogénéité monoculturelle107.

106 Le terme « constitution juridique soulignée », en espagnol « constitución jurídica destacada » est un concept de constitution qui renvoie à Hermann Heller, qui comprend la constitution comme le résultat de la continuité historique d’un plan normatif qui, de manière systématique, forme une constitution réelle, ce n’est pas un être, mais un devoir être de la société.

107 MEDICI Alejandro, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano y el giro decolonial: Bolivia y Ecuador », Revista Derecho y Ciencias Sociales, n. 3, 2010, p. 9.

La constitution de Bolivie déclare dans son article premier que le pays est un État unitaire social de droit plurinational communautaire, libre, indépendant, démocratique, interculturel, décentralisé et avec des autonomies, qui se fonde dans le pluralisme politique, économique, juridique, culturel et linguistique pour intégrer le pays.

Elle reconnait (art. 2 et 30.I) l’existence précoloniale des « nations et peuples autochtones originaires paysans », leurs territoires ancestraux et leur libre détermination au sein l’unité de l’État, ce qui consiste dans leur droit à l’autonomie, à l’autogouvernement, à la culture et à la reconnaissance de leurs institutions.

L'État plurinational et interculturel : la rupture paradigmatique

De plus, elle reconnait aux nations autochtones le droit de pratiquer leur religion (art.4) et oblige l’utilisation par l’État de leurs langues, à côté de l’espagnol comme langues officielles de l’État (art. 5). Les valeurs et principes les plus importants sont déclarés dans les articles 7, 8 et 9.

L’article 7 prévoit le principe de la souveraineté populaire, exercé directement par le peuple ou de façon déléguée.

L’article 8 prévoit les principes éthico-moraux de la société plurielle, écrits en langue aymara108, parmi eux le « vivre bien », mais aussi les valeurs d’unité, d’égalité, d’inclusion, de dignité, de liberté, de solidarité, de réciprocité, de respect, de complémentarité, d’harmonie, de transparence, d’équilibre, d’égalité des chances, d’équité sociale et de genre dans la participation, de bien-être commun, de responsabilité, de justice sociale et de distribution et redistribution des produits et biens sociaux.

108 L’article 8 prévoit expressément : « L’État assume et promeut comme principes éthiques-morales de la société plurielle : ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne soyez pas paresseux, ne soyez ni un menteur ni un voleur), suma qamaña (vivre bien), ñandereko (vie harmonieuse), teko kavi (bonne vie), ivi maraei (terre sans mal) et qhapaj ñan (chemin ou vie noble) ».

L’article 9, à son tour, établit comme fins et fonctions de l’État le phénomène de la décolonisation, le développement du dialogue intraculturel et interculturel et le plurilinguisme.

La constitution garantit également :

  1. les formes communautaires (autochtones) de gouvernement, avec élections des autorités communautaires selon leurs normes et procédures (art. 11 et art. 26, II) ;
  2. le respect à la médecine traditionnelle (art. 42) ;
  3. la promotion de l’éducation interculturelle bilingue (art. 78) ;
  4. les fonctions juridictionnelles autochtones (art. 190-192) ; et
  5. la reconnaissance des droits collectifs sur le territoire autochtone originaire paysan (art. 403).

Par rapport à la représentation autochtone, la constitution reconnait des circonscriptions territoriales autochtones dans l’Assemblée législative plurinationale, selon le principe de densité populationnelle dans chaque département (art. 146, VII).

L’État plurinational et interculturel

La constitution prévoit également la participation proportionnelle des nations et peuples autochtones et souligne que la loi déterminera les circonscriptions autochtones spécifiques, où les critères de la densité populationnelle ou de la continuité géographique ne seront pas pris en compte (art. 147).

La nouvelle constitution de l’Équateur, comme celle de la Bolivie, déclare l’État équatorien comme étant un État unitaire et plurinational.

Ce dernier est qualifié comme un État constitutionnel de droits et de justice, mais également un État social, démocratique, souverain, indépendant, unitaire, interculturel, plurinational, laïque et qui s’organise sous la forme de république, gouverné de manière décentralisée (art. 1) et qui reconnait les nationalités autochtones comme partie de l’État équatorien (art. 56).

Le texte constitutionnel rend officielle la langue kichwa et shuar, mais non comme langue officielle de l’État, à l’instar de la Bolivie, mais seulement comme langues officielles de la relation interculturelle. Les autres langues autochtones sont reconnues seulement comme langue d’usage dans les zones habitées par le peuple autochtone concerné.

En outre, la constitution : déclare la promotion de l’éducation interculturelle (art. 27-29) et émancipatrice (une éducation participative, diverse et qui stimule le sens critique); reconnait les droits collectifs des peuples et nations autochtones, comme le droit à la terre et aux territoires ancestraux, la participation à l’usage, usufruit, gestion et conservation des ressources naturelles de leurs terres et le droit à la consultation préalable, libre et informée, le droit à l’indemnisation des préjudices causés par les projets d’exploitation des ressources naturelles dans leurs terres, le droit à leurs formes d’organisation et de droit consuétudinaire et le droit à l’éducation bilingue (art. 57).

Aussi, la constitution reconnait le respect de la justice autochtone selon ses traditions ancestrales, tant que cela ne contredit pas la constitution (art. 60) et garantit également les pratiques de médecines ancestrales.

Cependant, comme la Bolivie, l’Équateur laissa à la charge de la loi la procédure de reconnaissance des autonomies territoriales autochtones, ce qui peut limiter les dispositions constitutionnelles sur le pluralisme, puisque la constitution (le pouvoir originaire) n’a pas prévu de limites précises à respecter par le pouvoir constitué à propos de la constitution des autonomies autochtones.

Le texte constitutionnel équatorien, comme le texte constitutionnel bolivien, renforce l’objectif du « bien vivre » (sumak kawsay en Équateur et suma qamaña en Bolivie) tout au long de la constitution.

Avec les autres principes consacrés dans leurs préambules – parmi lesquels nous soulignons ceux de l’interculturalité, du pluralisme social – il forme un éthos qui donne un sens aux objectifs de l’État dans les nouveaux programmes constitutionnels de la Bolivie et de l’Équateur et a, par conséquent, une série des projections dans les textes constitutionnels concernant les formes respectives d’État, les formes de gouvernement et les conformations des organes ou des pouvoirs de l’État et des systèmes des droits humains.

Il apparait mentionné dans les préambules et tout au long du texte constitutionnel, en particulier dans la Constitution de la République de l’Équateur109.

Pour conclure, nous pouvons dire que les principes, les valeurs et les règles prévus par les textes et mentionnés ci-dessus expriment la rupture de paradigme dans les deux États andins.

Nous avons pu constater que les États plurinationaux et interculturels consacrent ainsi l’autonomie autochtone.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2029
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