Section II :

Les atteintes au pluralisme juridique

Dans cette section, nous démontrerons que malgré la reconnaissance constitutionnelle du pluralisme juridique, dans les années qui ont suivi la constitution, il a été minimisé et la juridiction autochtone (inconstitutionnellement) limitée.

Pour démontrer la minimisation du pluralisme juridique en Bolivie, nous avons décidé de faire l’analyse de la loi n. 073 de 29 décembre 2010, relative à la délimitation juridictionnelle (Ley de deslinde jurisdiccional), qui a limité la juridiction autochtone de manière contraire à la constitution et à la consultation préalable de l’avant-projet de loi en Bolivie.

Pour faire l’analyse des atteintes au pluralisme juridique en Équateur, nous avons décidé de prendre pour exemple l’affaire La Cocha II, connue comme une des affaires les plus paradigmatiques qui a été analysée par la Cour constitutionnelle équatorienne et qui exprime parfaitement les tensions entre le projet juridico-politique de l’État plurinational et la conception herméneutique moniste.

Ainsi, il convient d’abord d’analyser plus profondément la portée du pluralisme juridique en Bolivie et en Équateur, telle qu’elle est disposée dans les deux constitutions, qui prévoient, à leur tour, une relation interculturelle et à égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone (A) pour ensuite analyser la Loi bolivienne n. 073 de 2010 et également l’affaire La Cocha II de la Cour constitutionnelle équatorienne, les deux exemples les plus significatifs dans chacun des pays étudiés en ce qui concerne la minimisation du pluralisme juridique dans la période post-constituante (B).

204 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 18 juin 2012, décision constitutionnelle n. 0300/2012, p. 38.

A-Une relation interculturelle et sur un pied d’égalité entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone

Nous avons vu dans la partie précédente de ce travail l’importance de la construction de l’État plurinational et interculturel pour les mouvements autochtones en Bolivie et en Équateur.

Dans cette section nous analyserons une des principales revendications de la période de l’Assemblée constituante : le pluralisme juridique, autrement dit le droit des peuples autochtones d’administrer leurs propres territoires à partir de leurs autorités et de leurs cosmovisions ou visions du monde.

La justice autochtone est un des aspects fondamentaux pour une analyse critique du processus constitutionnel andin, à l’instar du droit du « vivre bien » analysé ci-dessus, car à partir des conflits concernant cette thématique nous pouvons identifier les limites et les difficultés d’implémentation des constitutions du troisième cycle du NCL.

Ainsi, nous allons analyser ici les dispositifs constitutionnels qui ont reconnu le pluralisme juridique en Équateur et en Bolivie, afin que le lecteur comprenne la portée du pluralisme juridique et qu’il puisse ainsi opposer le texte constitutionnel à l’interprétation du juge constitutionnel, dans le cas de l’Équateur, et à la loi, dans le cas bolivien.

Grâce à la force, à l’articulation et à la pression des mouvements autochtones, analysés dans la première partie de ce mémoire, une série de revendications historiques, y compris « les droits liés à la pluralité juridique et à la nécessité de garantir le droit de l’exercer de manière autonome par les peuples autochtones »205 ont été reconnus par les constitutions équatorienne de 2008 et bolivienne de 2009. Mais en quoi consiste précisément le pluralisme juridique ?

Selon Willan Andrade206, le concept de pluralisme juridique a donné lieu à beaucoup de polémiques.

205 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et Société (sous la direction d’ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 174.

206 ANDRADE Willan, « Pluralismo jurídico y deslinde jurisdiccional », Anuario de derecho constitucional latinoamericano, n. 21, 2016, p. 663-664.

En premier lieu parce qu’il existe une insécurité juridique par rapport à la reconnaissance de la libre détermination des peuples autochtones, si ces peuples dès lors peuvent constituer un État et, en conséquence, un système juridique indépendant.

Selon l’auteur cité, sans nul doute que le droit à la libre détermination implique l’autonomie des peuples autochtones pour qu’ils puissent déterminer leur condition politique, économique et juridique afin de garantir leur propre développement, mais cela ne signifie pas le droit de former un nouvel État.

En deuxième lieu, la polémique est due au fait que la majorité des œuvres et recherches sur le pluralisme juridique viennent de la sociologie juridique et de l’anthropologie juridique, matières développées en dehors des concepts juridiques développés par la théorie générale du droit et ses concepts de norme, sanction, etc.

Ainsi, il est parfois considéré que réaliser un travail de sociologie juridique ou d’anthropologie juridique sans l’aide du « juridique » tel qu’il est donné par la théorie générale du droit serait peu scientifique. Ainsi, le pluralisme juridique invoque que l’État n’est pas le seul producteur du droit, mais un des producteurs qui existent dans un espace territorial et que tous les « sous-systèmes » coexistent à égalité.

L’auteur appelle ce système « pluralisme formel de type égalitaire » et explique que le droit officiel reconnait ainsi la validité des normes des divers systèmes de droit sur son territoire et leur source dans une communauté spéciale et différenciée, mais qui intègre la société et par conséquent a la capacité que son droit soit reconnu comme partie intégrante de l’ordre légal national.

Selon Victor Audubert, le pluralisme juridique signifie que « l’État n’est plus la seule source de droit, il n’est plus le seul à devoir assumer les fonctions traditionnelles qu’il lui incombait auparavant.

Désormais, la justice peut être rendue par l’État, mais aussi par les communautés »207 autochtones.  « Cette consécration du pluralisme juridique est renforcée par l’égalité qui est proclamée entre la juridiction ordinaire – celle de l’État – et les juridictions »208 autochtones, ainsi le pluralisme juridique se substitue au monisme juridique et s’articule de fait avec le principe structurant d’interculturalité.

207 AUDUBERT Victor, p. 22.

208 Ibid., p. 22.

Voyons maintenant comment les constitutions équatorienne et bolivienne prévoient le pluralisme juridique. La constitution équatorienne de 2008 dispose dans son article 57, n. 10 et dans son article 171 :

Art. 57. Les droits collectifs suivants sont reconnus et garantis aux communes, communautés, peuples et nationalités autochtones, conformément à la Constitution et aux pactes, conventions, déclarations et autres instruments internationaux relatifs aux droits humains : […]

10. Créer, développer, appliquer et pratiquer leur droit propre ou coutumier, qui ne doit pas violer les droits constitutionnels, en particulier ceux des femmes, des enfants et des adolescents.

[…]

Art. 171. Les autorités des communautés, peuples et nationalités autochtones exercent des fonctions juridictionnelles, fondées sur leurs traditions ancestrales et leur propre droit, dans leur domaine territorial, garantissant la participation et la décision des femmes.

Les autorités appliqueront leurs propres règles et procédures pour la résolution de leurs conflits internes, et qui ne sont pas contraires à la Constitution et aux droits humains reconnus dans les instruments internationaux.

L’État garantit que les décisions de la juridiction autochtone soient respectées par les institutions et les autorités publiques. Ces décisions sont soumises au contrôle de constitutionnalité. La loi établira les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction autochtone et la juridiction ordinaire209.

Ainsi, la constitution équatorienne dispose que les peuples autochtones ont le droit de créer, développer, appliquer et pratiquer leur propre droit, sous condition que ce droit ne viole pas les autres droits reconnus par la constitution ainsi que les droits humains reconnus dans les instruments internationaux.

La juridiction autochtone et la juridiction ordinaire - Victor Audubert - Plurinationalité et vivre bien en Bolivie

En outre, l’activité juridictionnelle, autrement dit la possibilité de rendre des décisions de justice, des autorités autochtones sont reconnues par la constitution, y compris le fondement ancestral et traditionnel de leur justice.

L’État n’a pas le droit d’intervenir dans le droit propre des peuples autochtones. Au contraire, il doit garantir que les décisions de la justice autochtone soient respectées par les autorités publiques. Le seul contrôle de la juridiction autochtone est effectué par la Cour constitutionnelle équatorienne au sein du contrôle de constitutionnalité.

Au-delà du contrôle de constitutionnalité, la Cour constitutionnelle est compétente pour dirimer les éventuels conflits de compétence entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone (fonction prévue dans l’article 436, n. 7 de la constitution de l’Équateur). Cela renforce la relation sur un pied d’égalité entre les deux juridictions.

Enfin, la loi, selon les articles précédemment cités, ne peut prévoir que les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction ordinaire et la juridiction autochtone, c’est-à-dire que la loi ne peut pas restreindre ou limiter la juridiction autochtone, ses limitations sont uniquement prévues par la constitution. Il est important de souligner, ainsi, que le Code organique de la fonction judiciaire prévoit dans son article 344 les principes de la justice interculturelle, qui sont la diversité, l’égalité, le non bis in idem, le principe pro-juridiction autochtone et le principe de l’interprétation interculturelle.

La constitution bolivienne de 2009, à son tour, dispose dans ses articles 178, 179, 190, 191 et 192 :

Article 178. I. Le pouvoir de rendre la justice émane du peuple bolivien et repose sur les principes d’indépendance, d’impartialité, de sécurité juridique, de publicité, de probité, de célérité, de gratuité, de pluralisme juridique, d’interculturalité, d’équité, de service à la société, de participation citoyenne, de paix sociale et de respect des droits.

Article 179. I. La fonction judiciaire est unique. La juridiction ordinaire est exercée par le Tribunal suprême de justice, les tribunaux départementaux de justice, les tribunaux de sentence et les juges ; la juridiction agroenvironnementale par le Tribunal et les juges agroenvironnementaux ; la juridiction autochtone originaire paysanne est exercée par ses propres autorités ; il y aura des juridictions spécialisées régies par la loi. II. La juridiction ordinaire et la juridiction autochtone originaire paysanne jouiront de la même hiérarchie […].

Article 190. I. Les nations et peuples autochtones exerceront leurs fonctions juridictionnelles et de compétence à travers leurs autorités et appliqueront leurs propres principes, valeurs culturelles, normes et procédures. II. La juridiction autochtone originaire paysanne respecte le droit à la vie, le droit à la défense et les autres droits et garanties établis dans la présente Constitution.

Article 191. I. La juridiction autochtone originaire paysanne se fonde sur un lien particulier des personnes qui sont membres de la nation ou du peuple autochtone originaire paysan respectif. II. La juridiction autochtone originaire paysanne s’exerce dans les domaines suivants de validité personnelle, matérielle et territoriale :

1. Sont soumis à cette juridiction les membres de la nation ou du peuple autochtone originaire paysan […].

2. Cette juridiction traite des questions autochtones originaires paysannes conformément aux dispositions d’une loi de délimitation juridictionnelle.

3. Cette compétence s’applique aux relations et événements juridiques qui se déroulent ou dont les effets se produisent dans la juridiction d’un peuple autochtone originaire paysan.

Article 192. I. Toute autorité ou personne publique se conformera aux décisions de la juridiction autochtone originaire paysanne. II. Pour l’exécution des décisions de la juridiction autochtone originaire paysanne, ses autorités peuvent demander l’appui des organes compétents de l’État. III. L’État favorisera et renforcera la justice autochtone originaire paysanne.

La loi de délimitation juridictionnelle déterminera les mécanismes de coordination et de coopération entre la juridiction autochtone originaire paysanne et la juridiction ordinaire, la juridiction agroenvironnementale et toutes les juridictions constitutionnellement reconnues210.

Nous pouvons d’abord constater que la constitution bolivienne traite le sujet d’une manière plus approfondie que la constitution de l’Équateur par le nombre et la longueur des dispositions qui traitent du pluralisme juridique.

209 Équateur, Constitution de l’État, Disponible sur https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf consulté le 22 aout 2022.

210 Bolivie, Constitution Politique de l’État, disponible sur https://www.oas.org/dil/esp/constitucion_bolivia.pdf consulté le 22 aout 2022.

La Bolivie considère le pluralisme juridique, ainsi que l’interculturalité, comme des principes du pouvoir de rendre la justice, c’est-à-dire comme des principes de la fonction juridictionnelle. Autrement dit, le pluralisme juridique, compris comme l’indépendance et l’égale hiérarchie entre les juridictions, et l’interculturalité, comprise comme le principal instrument de décolonisation, doivent imprégner toutes les procédures ou décisions de justice, qu’elles concernent la juridiction ordinaire, la juridiction agroenvironnementale ou encore de la juridiction autochtone.

À l’instar de la constitution équatorienne, la constitution bolivienne limite la juridiction autochtone, en disposant qu’une telle juridiction doit respecter les autres droits prévus par la constitution.

La constitution équatorienne délimite la compétence de la juridiction autochtone par la territorialité, comme vu dans son article 171.

La constitution bolivienne va au-delà de la compétence territoriale et prévoit deux autres règles de compétence pour la juridiction autochtone dans son article 191 : la compétence personnelle et la compétence matérielle.

Pour avoir la compétence personnelle, la personne soumise à la juridiction autochtone doit avoir un lien particulier avec le peuple ou nation autochtone (art. 191.I, CPEB), soit d’identité culturelle, soit de langue, soit de tradition historique, tel que dispose l’article 30.I de la CPEB211.

211 Bolivie, Constitution Politique de l’État, article 30. I. C’est nation et peuple autochtone originaire paysan l’ensemble de la communauté humaine qui partage l’identité culturelle, la langue, la tradition historique, les institutions, la territorialité et la cosmovision, dont l’existence est antérieure à l’invasion coloniale espagnole.

À son tour, la compétence matérielle concerne tous les sujets autochtones en conformité avec une loi de délimitation juridictionnelle.

Ainsi, une loi infra-constitutionnelle doit délimiter les matières de compétence de la juridiction autochtone selon la manière avec laquelle ils traitent le sujet et non pas selon la manière avec laquelle la juridiction ordinaire les traite ; par exemple, les divisions classiques du droit en droit civil, droit du travail ou droit administratif.

Enfin, la compétence territoriale en Bolivie est prévue de manière plus poussée qu’en Équateur, puisque la constitution bolivienne définit que la juridiction autochtone s’applique aux relations et faits juridiques qui sont réalisés ou dont les effets sont produits dans la juridiction d’un peuple autochtone, c’est- à-dire dans le territoire où un peuple autochtone exerce son autonomie. Il est important, enfin, de mentionner que le Tribunal constitutionnel plurinational, à l’instar de la Cour constitutionnelle équatorienne, est la seule autorité compétente pour dirimer les conflits entre les juridictions.

Une fois dit cela concernant le pluralisme juridique dans les deux pays, il reste évident que sur le plan juridique constitutionnel et même infra-constitutionnel, dans le cas équatorien (nous verrons le cas bolivien dans la sous-section suivante), des normes qui ont reconnu les droits des peuples et nations autochtones et qui obligent l’État lui- même à respecter et valoriser la pluralité juridique ont été produites.

Pourtant, elles rencontrent des difficultés pour être concrétisées, puisque le pluralisme juridique fut minimisé durant la période post-constituante ; par le pouvoir législatif en Bolivie et par l’interprétation du juge constitutionnel en Équateur.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2038
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