L’Holodomor au Musée canadien des droits de la personne

8 Représentation de l’Holodomor au Musée canadien des droits de la personne

Les musées jouent un rôle important dans l’éducation historique du grand public tout en contribuant au développement d’une conscience historique des visiteurs (Dean, 2013).

Lieu de rencontre entre le passé et le présent, les musées forment à leur manière le sentiment d’appartenance d’une communauté, voire même d’une nation, tout faisant la promotion d’idéaux liés à l’identité d’un groupe (Dean, 2013).

Ces institutions sont un lieu unique d’éducation et d’apprentissage qui engagent les visiteurs à réfléchir et se situer eux-mêmes par rapport au contenu des expositions à travers les interactions et narratifs proposés (Bennett, 1995).

Bien plus qu’un lieu de divertissement culturel, les musées sont considérés comme un des lieux les plus dignes de confiance pour en apprendre davantage sur le passé (Dean, 2013).

Les espaces muséaux ne sont pas étrangers au narratif de la famine de 1932-1933. En effet, ce thème est fréquemment présenté dans les musées autour du monde consacrés à l’histoire ou la culture ukrainienne.

L’Holodomor et les expositions muséales

Des expositions portant sur l’Holodomor ont vu le jour aux États-Unis et au Canada en grande partie grâce aux efforts de la diaspora ukrainienne d’Amérique du Nord.

Dans la majorité de ces expositions, il est intéressant de constater que la thèse du génocide par la famine est un élément narratif dominant.

Par exemple, dans une galerie du Musée national ukrainien de Chicago s’intitulant « Génocide/Holodomor », on identifie clairement Staline comme le principal responsable de la famine de 1932-1933 ayant causé la mort de 10 millions de personnes (Musée national ukrainien de Chicago, 2015).

Le Musée ukrainien de New-York reprend essentiellement le même narratif du génocide par la famine et met de l’avant une estimation à la hausse du nombre de victimes (plus de 10 millions) (Musée ukrainien, 2017).

Revenant à l’Ukraine, le narratif de l’Holodomor occupe une place considérable au sein des musées de Kiev, notamment le musée national d’histoire de l’Ukraine.

Le contenu des expositions muséales a fait l’objet de plusieurs politiques mémorielles et culturelles principalement par le biais de décrets présidentiels dans le cadre d’anniversaire de commémorations de la famine.

Par exemple, dès la fin de l’année 2002, un décret présidentiel émis à propos des mesures de commémorations du 70e anniversaire de la famine suggère pour la première fois de construire un mémorial à Kiev dédié aux victimes de l’Holodomor et de la répression politique (Rada suprême d’Ukraine, 2002d).

L’idée refait surface durant la présidence de Iouchtchenko alors que ce dernier demande à son conseil exécutif d’examiner la possibilité de construire le mémorial dédié aux victimes de la famine (Rada suprême d’Ukraine, 2006a).

En 2010, peu de temps après avoir ouvert au grand public, le mémorial se voit octroyer le statut de musée-mémorial national et devient un arrêt obligé pour tout dignitaire étranger visitant l’Ukraine (Rada suprême d’Ukraine, 2010; Memorial to Holodomor Victims, 2017).

Considérant que le projet du mémorial fut en grande partie élaboré sous la présidence de Iouchtchenko, c’est sans grande surprise que celui-ci prône le narratif du génocide par la famine et a pour mission première de « prévenir le crime de génocide en diffusant des connaissances sur l’Holodomor » (Memorial to Holodomor Victims, 2017).

Le mémorial affirme jouer un rôle majeur dans la consolidation de l’identité nationale ukrainienne par la transmission de narratifs entourant la famine (Memorial to Holodomor Victims, 2017).16

Il est par ailleurs intéressant de constater que ce mémorial, ayant vu le jour quelques mois avant l’élection de Viktor Ianoukovytch à la présidence de l’Ukraine en 2010, a tout de même conservé son narratif principal de « génocide du peuple ukrainien » malgré les changements de politiques mémorielles du nouveau président (Martin, 2012 : 114-115).

L’identité nationale ukrainienne

À la lumière des exemples présentés précédemment, il est possible de constater que l’oppression et la victimisation semblent être des thèmes récurrents dans l’identité nationale ukrainienne.

Par conséquent, les musées, autant ceux situés en Ukraine et que ceux répartis à travers le monde, contribuent à bâtir une conception de l’identité ukrainienne centrée autour d’un des pans les plus tragiques de son histoire.

Les exemples précédents démontrent également que malgré les changements politiques en Ukraine, la famine de 1932-1933 occupe toujours une place importante au sein des narratifs historiques ukrainiens.

L’étude de cas choisie pour ce segment du mémoire ne fait pas figure d’exception par rapport aux exemples précédents quant au choix des narratifs. Situé à Winnipeg, le Musée canadien des droits de la personne consacre une portion de son exposition permanente à l’Holodomor.

Présentée sous l’angle du génocide, la famine de 1932-1933 est mise de l’avant dans la galerie muséale Briser le silence qui « dénonce les violations des droits de la personne » commises lors des génocides (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017b).17

Malgré qu’il soit situé à l’extérieur des frontières de l’Ukraine, le Musée canadien des droits de la personne constitue néanmoins un cas d’étude pertinent de l’usage des narratifs de l’Holodomor puisqu’il démontre en autres comment la victimisation et l’oppression politique sont utilisés pour représenter l’identité ukrainienne.

16 Le site web du mémorial ne manque pas d’identifier le régime politique de l’URSS comme étant les principaux responsables de la famine de 1932-1933.

Ces actions furent justifiées par le désir de remplacer l’identité ukrainienne par l’identité soviétique d’où la mention dans l’énoncé de mission du mémorial de promouvoir les valeurs et l’identité ukrainienne à travers les narratifs de la famine (Memorial to Holodomor Victims, 2017).

De plus, les discussions des thèmes à inclure et exclure dans lors de l’élaboration du contenu des expositions muséales ainsi que l’implication de la diaspora ukrainienne du Canada démontrent l’articulation de l’identité d’une nation autour du génocide et l’importance qu’occupe les narratifs de ce type.

Musée canadien des droits de la personne

Avant de débuter notre analyse portant sur l’utilisation des narratifs de la famine par le Musée canadien des droits de la personne, il importe de passer brièvement en revue le contexte ayant mené à sa création ainsi que l’implication de la communauté ukrainienne canadienne afin de s’assurer que l’Holodomor allait avoir une place de choix au sein des expositions muséales.

L’histoire du Musée canadien des droits de la personne débute par un projet d’Israël Asper, avocat fiscaliste et magnat des médias canadiens, de créer un endroit éducatif où les jeunes canadiens pourraient en apprendre davantage sur les droits humains (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Suite à son décès en 2003, l’idée de créer un musée dédié aux droits de la personne fut repris par la Fondation Asper et réussit à attirer l’intérêt du gouvernement fédéral canadien en 2008 qui lui octroya le statut de musée national ainsi que des fonds de 100 millions pour sa construction et 22 millions pour son budget d’opération (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

17 La galerie Briser le silence présente cinq épisodes d’atrocités de masse reconnus comme des génocides par le Canada : l’Holodomor, le génocide arménien, l’Holocauste, le génocide du Rwanda et le massacre de Srebrenica en Bosnie (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017b).

Par exemple, dans le cas de l’Holodomor, le narratif présentant la famine ukrainienne de 1932-1933 fut certes influencé par la communauté ukrainienne lors de l’élaboration du contenu de l’exposition, mais reflète d’abord la position canadienne sur cet évènement historique (Chatterley, 2015).

Bien qu’une galerie entière soit consacrée à l’Holocauste (Examiner l’Holocauste), les autres narratifs des génocides présentés dans le musée occupent un espace approximativement égal (Musée canadien pour les droits de la personne, 2014).

De plus, il importe de préciser que le musée bâtit ces deux expositions autour du concept de génocide défini par Raphaël Lemkin en 1943.

Selon le musée, un génocide est considéré comme une des plus graves violations des droits de la personne et est rendu possible grâce à l’imposition d’une culture du secret ainsi qu’au déni de l’existence de tels actes haineux.

Finalement, le nom Briser le silence sous-entend que les témoignages et les dénonciations des atrocités commises lors des génocides ont permis de mettre ces derniers en lumière et de faire découvrir au monde les violations des droits fondamentaux commis dans l’espoir que l’histoire ne se répète pas (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017b).

La mission du musée tel que souligné dans la Loi sur les musées du Canada « consiste à explorer le thème des droits de la personne en vue d’accroître la compréhension du public à cet égard, de promouvoir le respect des autres et d’encourager la réflexion et le dialogue » (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017a).

De plus, il est mentionné sur le site web du musée que celui-ci « est conçu […] comme un centre d’apprentissage où les Canadiens, et des gens de partout dans le monde, pourront participer à des discussions et s’engager activement contre la haine et l’oppression » (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017a).

En 2009, un comité consultatif fut mis sur pied par le musée afin de choisir quels épisodes de violation des droits de la personne devraient être inclus dans les futures expositions (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Une des principales recommandations du rapport publié en 2010 étaient de consacrer une place considérable à l’Holocauste dans le musée puisque cet évènement a façonné la conception moderne des droits de la personne au 20e siècle et est reconnu universellement un génocide et crime contre l’humanité (Musée canadien des droits de la personne, 2010).

En réponse au rapport publié par le comité consultatif, le Congrès des Ukrainiens-Canadiens et l’Association ukrainienne-canadienne pour les droits civils se sont empressés de recommander au comité d’inclure davantage de contenu canadien, incluant des exemples historiques de violation des droits de la personne et des groupes minoritaires au Canada, au sein des expositions plutôt que sur une perspective internationale et généraliste (Luciuk, 2009).

Les principales demandes de la communauté ukrainienne incluaient également l’ajout d’une galerie supplémentaire relatant des narratifs de persécution, tel l’Holodomor en Ukraine, ayant mené des gens à fuir leur pays d’origine pour s’installer au Canada (Luciuk, 2009).

De plus, la communauté ukrainienne fut l’une des plus actives à faire entendre son opposition à propos de la place prépondérante consacrée à l’Holocauste au sein du musée alors que des milliers d’autres personnes furent tuées dans d’autres épisodes d’atrocités de masse et qu’il n’était pas dans le meilleur intérêt du musée de favoriser un génocide plutôt qu’un autre (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Loin de l’intention de minimiser les atrocités commises lors de l’Holocauste, les différentes associations de la communauté ukrainienne, de concert avec d’autres regroupements culturels, exigèrent que les définitions de « génocide » et d’« atrocités de masse » soient revues afin d’inclure une plus grande représentation de l’histoire et des souffrances des communautés ethnoculturelles présentes au Canada (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013 : 904).

L’Holodomor : l’holocauste ukrainien

D’un autre côté, les demandes de la communauté ukrainienne furent motivées par une volonté d’élever la reconnaissance du caractère génocidaire de l’Holodomor au même rang que l’Holocauste (Chatterley, 2015).

Le caractère génocidaire de l’Holodomor

En d’autres mots, le souhait de la diaspora ukrainienne est que l’Holodomor, parfois désigné comme « holocauste ukrainien » dans la littérature, occupe un espace égal ou supérieur à l’Holocauste dans le musée (Chatterley, 2015 :195).

L’Holodomor au Musée canadien des droits de la personne

Cette ambition n’est pas sans causer de tensions entre la communauté ukrainienne et les différents groupes, particulièrement les associations juives, cherchant leur part de représentation au sein du musée (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

En effet, l’intégration exclusive plutôt qu’intersectionnelle et intégrée était préférée par ces groupes qui souhaitaient une galerie prédominante et permanente dédiée à leurs propres souffrances (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).18

De plus, les leaders de la communauté ukrainienne canadienne se sont publiquement fait reprochés par des historiens et chercheurs de gonfler le nombre des victimes de l’Holodomor et d’exagérer certains faits historiques dans le but de justifier la place de la famine de 1932-1933 au sein du musée (Chatterley, 2015 : 199-200).

18 Une des principales critiques ayant été soulevé dans la littérature sur le Musée canadien pour les droits de la personne est cette impression que les différents narratifs présentés sont en quelque sorte en compétition les uns par rapport aux autres en se partageant l’espace du musée (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

En effet, comme tout bâtiment, le Musée canadien pour les droits de la personne possède un espace limité et des choix ont dû être faits quant aux narratifs à inclure et ceux à laisser de côté.

Le musée fut par ailleurs décrit comme étant une forme de « Jeux olympiques de l’oppression » où les narratifs de la victimisation se côtoient et s’affrontent à savoir lequel fut le plus tragique ou encore correspond à la pire forme de victimisation (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013 : 906).

Il fut proposé en réponse aux différentes critiques sur la compétition entre les différents narratifs de présenter les narratifs de l’exposition Briser le silence dans une perspective d’intersectionnalité qui mettrait de l’avant une dynamique de différentiation des narratifs tout en démontrant le caractère unique de chacun (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Cependant, il est intéressant de mentionner qu’initialement aucune hiérarchisation des génocides ou des narratifs fut prévue.

Plusieurs auteurs ayant étudié le cas du Musée canadien pour les droits de la personne ont notamment souligné le lobbyisme de certaines communautés culturelles, notamment les associations juives et ukrainiennes, dans l’élaboration du contenu des expositions (Crew, 2017).

Cette critique de la communauté ukrainienne ne passa pas inaperçue alors que plusieurs personnes reprochèrent que cette propagande était inappropriée dans le contexte d’un musée dédié aux droits de la personne (Chatterley, 2015 : 199).

La victimisation est un élément-clé de l’identité ukrainienne

Revenant à la diaspora ukrainienne au Canada, le souhait d’accorder à l’Holodomor une certaine visibilité au sein des galeries muséales démontrent non seulement la promotion du narratif de la famine en tant que génocide mais viennent également confirmer le rôle important que joue la victimisation dans la consolidation de l’identité nationale.

Premièrement, la persistance de la communauté ukrainienne visant à inclure la famine de 1932-1933 dans le musée démontre à quel point cet évènement historique constitue un élément central de l’identité ukrainienne contemporaine.

À ce sujet, les demandes de la communauté ukrainienne à ce sujet furent claires : l’Holodomor doit bénéficier d’une place distincte et permanente au sein du musée au côté des autres représentations de génocides (Chatterley, 2015).

L’association ukrainienne-canadienne pour les droits civils a souvent réitéré que le musée devrait plutôt traiter chaque représentation de génocide de manière égale plutôt que d’en mettre un de l’avant (Luciuk, 2009).

D’un côté, cela démontre la volonté de promouvoir le narratif génocidaire de la famine de 1932-1933 qui divise et ne fait pas consensus au sein de la population de l’Ukraine.

On pourrait également interpréter cette volonté comme étant le désir de voir l’Holodomor reconnu universellement comme un génocide au même pied d’égalité que l’Holocauste qui semble être le narratif de prédilection du musée et le cas illustrant la nature et l’ampleur d’un génocide.

Qui plus est, il est intéressant de lire dans le mémoire de l’association ukrainienne-canadienne soumis au comité consultatif que l’Holodomor est intrinsèquement lié à l’histoire de la diaspora ukrainienne.

Donc à l’histoire canadienne de manière plus générale, puisqu’il constitue l’une des principales répressions politiques ayant mené à les Ukrainiens à fuir leur terre natale pour s’installer au Canada au vingtième siècle (Luciuk, 2009).

Finalement, les demandes de la communauté ukrainienne ont trouvé écho auprès des autorités du musée.

Non seulement le narratif de l’Holodomor se retrouve aujourd’hui dans trois des galeries permanentes du musée, mais un film documentaire fut produit par le musée et une collaboration entre ce dernier et le Mémorial des victimes de l’Holodomor de Kiev (Chatterley, 2015).

La communauté ukrainienne a également souligné le manque de référence aux crimes et répressions politiques commis par le régime communiste soviétique dans le rapport de 2010 du comité consultatif du musée (Chatterley, 2015).

Malgré que le musée ne consacre pas d’exposition traitant exclusivement de cette thématique, le narratif de l’Holodomor tel que présenté dans la galerie Briser le silence dénonce néanmoins de manière implicite les violations des droits de la personne et les répressions commises par le régime stalinien (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017b).

En effet, le narratif du musée traitant de la famine ukrainienne s’articule en grande partie autour de la relation oppresseur-oppressé peignant ainsi un portrait précis de l’URSS, plus spécifiquement le régime communiste sous Staline, en tant qu’agresseur (Musée canadien pour les droits de la personne, 2014).

C’est également par le biais de cette même dynamique que le titre de l’exposition prend tout son sens, car sans les « personnes ayant osé briser le silence » et lever le voile sur la censure, l’Holodomor n’aurait probablement pas connu autant d’engouement mémoriel (Musée canadien pour les droits de la personne, 2017b).

Par ailleurs, le Congrès des Ukrainiens-Canadiens, ayant collaboré avec le musée dans l’élaboration du contenu de l’exposition, a promu un narratif similaire où l’Holodomor est décrit comme une « famine délibérément implantée par Staline et son régime totalitaire » et que les conséquences de la famine continuent d’être ressenties en Ukraine aujourd’hui (Congrès des Ukrainiens-Canadiens, 2012).

En somme, le narratif de l’Holodomor par le Musée canadien pour les droits de la personne démontre que la victimisation est un élément-clé de l’identité ukrainienne.

En effet, la souffrance et l’oppression du peuple ukrainien sont récurrents au sein des expositions du musée ainsi que dans les documents et mémoires produits par le Congrès des Ukrainiens-Canadiens et diverses autres associations représentant la communauté ukrainienne au Canada.

De plus, la diaspora ukrainienne soutient que la famine de 1932- 1933 continue de représenter une source de souffrance et de discrimination continue pour leur peuple (Luciuk, 2009).

L’influence de la diaspora ukrainienne dans l’élaboration du contenu muséal concernant l’Holodomor démontre également la volonté de consolider l’identité nationale autour du narratif du génocide par la famine, et ce malgré le manque de consensus et la contestation quant à la véracité de ce mythe autant en Ukraine que sur la scène internationale.

Un second élément central du narratif de la diaspora est la désignation du peuple ukrainien en tant que victime du régime communiste de Staline (Luciuk, 2009).

Malgré le fait que cette présente étude de cas ne représente pas une tentative de politisation de la mémoire collective par le gouvernement ukrainien, il en reste néanmoins que le lobbyisme et les préoccupations de la diaspora dans l’élaboration du contenu du musée reflètent d’une certaine manière la place prépondérante occupée par l’Holodomor au sein des politiques identitaires et mémorielles en Ukraine dans les années 2000.

Les efforts pour l’intégration de l’Holodomor au Musée canadien pour les droits de la personne révèle ainsi implicitement l’ambition de la communauté ukrainienne de voir la famine de 1932-1933 reconnue de manière universelle comme un génocide au même titre que l’Holocauste.

Cette reconnaissance permettrait de solidifier l’identité nationale ukrainienne autour de la victimisation découlant des persécutions politiques commises par le régime politique communiste durant l’ère soviétique.

Cela donnerait l’opportunité à l’Ukraine de se distancier complètement au niveau politique et idéologique de son passé soviétique, et par conséquent de la Russie.

Il importe cependant de mentionner que contrairement à l’Ukraine, le narratif du génocide circulant au Canada semble moins contesté et est présenté comme un pilier important de l’histoire et l’identité nationale ukrainienne.

En effet, si on ne nie pas le caractère génocidaire de la famine, on remarque tout de même la présence d’une dichotomie entre les différents narratifs proposés.

D’un côté, on soutient une approche plus inclusive misant sur l’intégration d’éléments en lien avec l’histoire du Canada et une présentation des plus grandes atrocités de masse alors qu’à l’inverse, on propose de mettre de l’avant un narratif exclusivement centré sur l’Holodomor (Chatterley, 2015; Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Ce dilemme n’est pas comparable en soit aux tensions identitaires et régionales divisant l’Ukraine, mais représente tout de même des points de contentieux entre la communauté ukrainienne et les autres regroupements culturels canadiens (Hankivsky & Kaur Dhamoon, 2013).

Conclusion

L’utilisation des narratifs de l’Holodomor n’est pas seulement un exemple aléatoire illustrant les politiques mémorielles en Ukraine postsoviétique; il s’agit du narratif sur lequel beaucoup d’efforts ont été misés pour consolider l’identité nationale.

Plutôt que d’unir le pays sous la bannière de la victimisation, le discours politique de la famine a contribué à creuser les divergences idéologiques et identitaires déjà présentes en Ukraine.

Alors que l’on cherchait à éloigner la nouvelle nation ukrainienne de son passé soviétique pas si lointain, le narratif de la famine en tant que génocide n’a pas réussi à rejoindre l’ensemble de la population du pays.

En effet, bien que l’existence de la famine ne soit pas publiquement censurée ou niée, on remet en cause le caractère génocidaire de cette tragédie.

Par ailleurs, des études académiques effectuées au cours des dernières années donnent un meilleur aperçu de l’étendue géographique de la famine ce qui vient démentir son caractère génocidaire en démontrant que le peuple ukrainien n’était pas l’unique victime de cette tragédie (Rudnytskyi et al, 2015).

De plus, les dirigeants ukrainiens furent accusés de mauvaise foi ou de circulation de propagande alors qu’on leur reprochait d’avoir tendance à augmenter considérablement le nombre de victimes de l’Holodomor à plus de dix millions tandis que les estimations chiffrent les décès à 3-4,5 millions (Martin, 2012; Rudnytskyi et al, 2015).

Les documents législatifs et travaux parlementaires de la Verkhovna Rada sont un signe de cette division au sein du peuple ukrainien.

En représentant l’expression de la volonté populaire, les élus reflètent non seulement la position et réceptivité du public face aux politiques mémorielles sur la famine, mais également la dichotomie narrative divisant le pays sur le sujet.

En ce sens, les débats de 2006 entourant l’adoption de la loi de Iouchtchenko visant à reconnaître officiellement la famine comme génocide sont probablement la meilleure démonstration de cette division identitaire séparant le pays et l’une des manifestations les plus visibles sur la scène publique.

D’un autre côté, les décrets présidentiels, quoiqu’étant moins un signe du consensus démocratique et de l’expression de la volonté populaire, démontre l’importance accordée à la commémoration de l’Holodomor par les chefs d’état ukrainiens depuis l’indépendance du pays.

Par ailleurs, en étudiant attentivement le contenu des principaux décrets, on remarque une évolution du vocabulaire utilisé pour désigner la famine de même qu’une progression dans le nombre et la variété des mesures de politiques mémorielles prises vers la fin du mandat présidentiel de Koutchma en 2002.

Le Musée canadien pour les droits de la personne est un second exemple de tentative de consolidation de l’identité nationale autour de l’Holodomor.

Malgré le fait que le Canada fut l’un des premiers pays à reconnaître le caractère génocidaire de la famine et que ce narratif semble généralement accepté en sol canadien, les représentants de la communauté ukrainienne ont dû néanmoins convaincre les autorités du musée de la pertinence d’inclure l’Holodomor aux côtés de l’Holocauste et des autres génocides.

Les revendications du Congrès des Ukrainiens-Canadiens et de l’Association ukrainienne-canadienne pour les droits civils se sont transformés en source de tension entre la communauté ukrainienne et d’autres regroupements ethniques et culturels, particulièrement la communauté juive ayant reproché l’exagération de certains faits ainsi que l’identification erronée de l’Holodomor en tant que génocide.

Malgré le fait que cet exemple ne représente pas les politiques mémorielles prises en Ukraine postsoviétique, il demeure néanmoins que le narratif de la communauté ukrainienne canadienne est reflet similaire aux politiques identitaires et mémorielles de Viktor Iouchtchenko.

D’un autre côté, il reste que cette compétition entre les narratifs d’oppression des différents groupes présents dans le musée a amené la communauté ukrainienne à mettre de l’avant différentes tragédies et génocides ayant marqué leur propre histoire et à associer celles-ci à de véritables piliers de leur identité nationale.

Les travaux législatifs et parlementaires ainsi que la représentation de l’Holodomor au sein des institutions muséales constituent deux exemples parmi une panoplie d’utilisation de la victimisation afin de consolider l’identité nationale.

Ces deux études de cas illustrent également les limites de l’utilisation d’un tel narratif et peuvent fournir une piste d’explication à savoir pourquoi le narratif de la famine de 1932-1933 s’est avéré un facteur de division plutôt que de consolidation nationale.

À ce sujet, il faut préciser qu’une pluralité d’identités se trouvèrent sur le territoire de l’Ukraine nouvellement indépendante et que certaines questions divisèrent déjà la population (indépendance de l’Ukraine, fondements de l’identité et l’histoire nationale, etc.).

Par contre, les autorités politiques ukrainiennes ont favorisé l’utilisation d’un seul narratif lors de la réécriture de l’histoire nationale, laissant ainsi de côté toute possibilité de proposer une autre interprétation des faits historiques.

Entre 2007 et 2009, un groupe de travail composé d’une douzaine d’historiens professionnels ont suggéré au gouvernement ukrainien de diversifier les perspectives présentées dans l’enseignement de l’histoire nationale permettant ainsi aux élèves et aux citoyens de former leur propre interprétation critique (Shevel, 2011).

Or, cette suggestion n’est pas sans créer de tensions et sans poser de défis.

Par exemple, comment est-il possible pour l’Ukraine de conserver une histoire nationale ethnocentrée tout en présentant d’autres perspectives d’analyse pouvant aller contre les narratifs dominants?

Dans cet ordre d’idée, le modèle de l’Espagne post-Franco pourrait être un exemple intéressant à suivre où l’Ukraine utiliserait certains narratifs de l’ère soviétique comme fondation de narratifs tout en légitimant son indépendance sans toutefois exagérer les faits ou l’emphase mise sur ces derniers (Shevel, 2011).

Le régime politique présent en Ukraine peut également fournir des explications à savoir pourquoi la consolidation de l’identité nationale autour de la famine de 1932-1933 a échoué.

Si l’on se replace dans le contexte ukrainien du début des années 1990, le pays sortait de décennies d’autoritarisme, voire de totalitarisme à certains moments, sous la gouverne soviétique.

Principes de la démocratie : liberté, égalité, pluralisme et la loi

L’avènement d’institutions parlementaires laisse cependant croire à une transition vers la démocratie.

Cette progression vers une société démocratique explique sans doute l’imposition unilatérale de certaines politiques, du haut vers le bas de la hiérarchie politique (approche « top-down ») plutôt que par une approche pluraliste tel qu’il fut décrit précédemment.

En effet, les premières mesures de politiques mémorielles ont été prises à majorité par décret présidentiel ou au sein d’un groupe restreint d’individus.

De plus, la société civile semble peu présente et influente en Ukraine, du moins lors des premières années de son indépendance et en ce qui a trait aux politiques mémorielles de l’État, pour contester activement les narratifs imposés par l’État (Ischenko, 2011).

Certes, quelques mouvements civils ont protesté contre la présence de monuments soviétiques (donc en faveur de leur destruction) dans le paysage urbain de l’Ukraine, ou encore contre la construction de projet immobilier sur des sites patrimoniaux (Ischenko, 2011).

Toutefois, aucun regroupement civil ne semble avoir eu d’incidence significative sur les politiques mémorielles étatiques entre 1991 et 2013.

En conclusion, la victimisation s’est avérée la solution idéale pour légitimiser l’indépendance de l’Ukraine en choisissant de se distancer de son passé soviétique, et ainsi de sa voisine la Russie.

Cette stratégie identifiait clairement l’URSS (et son héritière russe) comme persécuteur du peuple ukrainien.

Cependant, pour les raisons décrites ci-dessus, le narratif de l’Holodomor comme mythe rassembleur de la nouvelle identité nationale ukrainienne ne représentait pas le meilleur choix pour remplir cet objectif.

De plus, le peu d’attention accordé aux voix dissidentes dans le processus de réécriture de l’histoire nationale démontre une transition vers la démocratie inachevée ainsi que des élites politiques peu enclines vers un pluralisme qui potentiellement détournerait le caractère ethnocentré de l’histoire nationale ukrainienne.

Néanmoins, l’Ukraine postsoviétique illustre pertinemment les propos de Foucault tel qu’auparavant résumés dans le cadre théorique, c’est-à-dire que notre perception du passé et notre compréhension de l’histoire n’est qu’en réalité le résultat d’un travail écriture et d’interprétation d’un groupe dominant.

Aller au-delà de ce cadre imposé exige de se distancer par rapport aux références sociales influençant notre interprétation de la mémoire collective tout en acceptant de remettre en question des éléments pris pour acquis par plusieurs générations précédentes et constituant l’assise de l’identité d’une nation.

Bibliographie

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université d’Ottawa - École d’études politiques - Faculté des sciences sociales
Auteur·trice·s 🎓:
Ariane Larouche

Ariane Larouche
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en science politique - 2021
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