Du passage de la structure théâtrale à celle du roman

Du passage de la structure théâtrale à celle du roman

Chapitre 1 : Du passage de la structure théâtrale à celle du roman

1-1- L’hybridité du cadre spatio-temporel

Dans une dramaturgie marquée par le sensualisme, et qui accorde à la dimension visuelle du théâtre une importance nouvelle jusqu’à devenir une dramaturgie du tableau, les transformations de l’espace et du temps dramatique ont joué un rôle essentiel.

Elles ne découlent pas comme un phénomène second, mais en sont tout à fait solidaires. L’espace et le temps sont déterminés, qualifiés, par l’image scénique qu’ils enrichissent en retour d’un fonctionnement sémiologique nouveau ; en même temps, ils prennent dans la dramaturgie nouvelle, une place centrale qu’elles seules pouvaient leur accorder.

Mais de quel espace et de quel temps s’agit- il ? On peut se reporter à l’analyse d’Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre. Il existe un espace qui appartient au théâtre qui s’impose du poids de l’agriculture.

Il est régi par la structure générale de la salle de théâtre et par les échanges scène /salle qu’elle organise. Ce pourrait-on dire, l’espace protocole, puisque c’est lui qui manifeste le principe, la règle constitutive de la représentation.

Nous avons vu comment il s’était organisé au cours de la deuxième moitié du XVIIIème siècle et fixé pendant la décennie révolutionnaire. Sur la scène, la représentation, construite en espace visible, incarne par les éléments du décor, les objets théâtraux.

Espace visible aussi que celui qui naît du déplacement du geste et du jeu des comédiens. Mais cette espace concrète est lui-même étroitement lié à la fiction dramatique qui, seule, lui donne sens et l’organise comme partie prenante d’un système sémiologique général.

Il s’agit ici de préciser le lieu où se passe l’action. On étudiera la spatialisation de l’action d’une part et d’autre part le cadre temporel de l’action.

Pour ce faire, nous appliquerons l’une des méthodes proposées par Schaeffer : celle des « classes généalogiques » fondées sur des relations « de modulation par ressemblance » en faisant ressortir les traits de ressemblance générique du cadre spatio-temporel au sein de notre corpus, à travers la catégorie lectoriale.

Et comme le pense P. Parmentier, l’appartenance d’un texte à un genre contribue à la légitimation culturelle et institutionnelle de ce texte et de ces lecteurs.

1-1-1- De l’espace scénique à l’espace romanesque

Au théâtre, l’espace englobe plusieurs éléments : le décor, les déplacements des personnages, le lieu où se déroule l’action. Ou encore, c’est le lieu où se joue la pièce et qui comprend tout ce qui est visible par le public et fait l’objet d’une intention scénique. C’est un lieu qui concrétise le lieu textuel.

Mais il est aussi un lieu concret illimité. Ainsi, pour élaborer le lieu, l’auteur dispose des didascalies qui nous renseignent sur l’aménagement de l’espace visible (lieu dramatique), sur la position dans l’espace des personnages qui parlent, enfin sur la situation des lieux invisibles (espace virtuel et troisième lieu) par rapport au lieu dramatique.

Hélène Laliberté pense que « Le théâtre est avant tout une représentation dans l’espace. C’est pourquoi, au théâtre, l’espace constitue un domaine de recherche et d’étude privilégié » (Hélène, 1998). Pour Issacharoff Michael, La spatialité se présente comme « la dimension irréductible de tout texte destiné à la mise en scène. » (Issacharoff, 1985:69).

Anne Ubersfeld quant à elle, pense que « C’est dans le domaine de l’espace que le travail préalable sur le texte est le plus important » (1981:105). Selon Artaud « l’espace nait d’une anarchie qui s’organise » (Artaud, 1938) et parlant de la scène, Roland barthes déclare qu’elle « est cette pratique qui calcule la place regardée des choses » (Revue d’esthétique, 1973)

Ainsi, l’espace scénique est la zone de jeu réservée aux différents acteurs. Il représente la scène visible devant le public. L’espace scénique médiéval se caractérise par un rapprochement entre le public et les acteurs.

Il devient un lieu d’enseignement, comme en témoigne la multiplication des drames liturgiques, des miracles et des mystères se superposant à la farce, au fabliau, à la sottie et au carnaval. Il est souvent associé à la vie religieuse dans un but d’édification rigoureux.

Une première naissance du théâtre dans son intégralité émerge avec des décors somptueux, des costumes symboliques et des effets scéniques spectaculaires se tenant aux ressources religieuses pour représenter le monde.

L’espace scénique s’articule ainsi autour d’un élément central (la maison) représentant un lieu précis où les acteurs déambulent. Le théâtre va ainsi prendre son essor au cœur de l’Eglise pour illustrer les serments publics.

Néanmoins, cette rigidité du théâtre va laisser place aux mouvements. En effet, après plusieurs scandales, la représentation va se déplacer de l’église aux places des villes témoignant d’une emprise de plus en plus populaire et moins sérieuse du genre dramatique.

L’espace scénique contemporain se développe au début des années 1990. Le metteur en scène n’est plus considéré comme un faire-valoir du texte, on lui reconnait une part de liberté. Il a un travail à part entière et doit donner sa propre vision de la pièce et apporter sa créativité.

Pour cela, le metteur en scène utilise de nombreuses techniques. Le théâtre sort de la salle. La scénographie devient très variée. Nous avons des scènes bifrontales, quadrifrontales. Une évolution nette se voit aussi au niveau des décors.

La notion devient obsolète, il s’agit plus de dispositifs scéniques autrement dit d’éléments déposés sur la table. Le théâtre détourne les objets, tout peut être abstrait : une chaussure peut représenter un téléphone par exemple.

Cela montre à quel point cette nouvelle forme du théâtre n’accorde pas d’importance au concret, et qu’il ne cherche plus à créer l’illusion.

Cet espace scénique cède la place l’espace tragique qui est lié à l’homme dans son quotidien, c’est une notion qui fait partie intégrante de l’existence humaine.

A cet effet, Parvis affirme que « le tragique est un principe anthropologique et philosophique qui se retrouve dans plusieurs autres formes artistiques et même dans l’existence humaine. » (2005:468).

L’espace tragique est un lieu où le personnage est face à une situation bouleversante, il fait face à une fatalité à laquelle il ne peut pas échapper.

Cependant, certains personnages refusent de se soumettre à la force du destin. C’est ce qui pousse Jacques de Laprade à affirmer que : « le destin se joue des hommes, mais il n’intervient que par le moyen des hommes en se servant d’eux. ». (De Laprade, 1950)

Dans L’Eden Cinéma, Isolés entre la plaine, la forêt et la mer, les personnages semblent condamnés à vivre ou plutôt à survivre dans cet univers clos, plus souvent propice à la mort qu’à la vie.

Ils apparaissent par conséquent comme d’éternels prisonniers, piégés dans un espace où ils ne peuvent pas vivre mais d’où, à l’inverse, ils ne peuvent s’échapper. Franchir les limites de la concession, échapper à cet espace tragique, c’est paradoxalement précipiter sa propre fin.

L’ailleurs, en l’occurrence la ville de Ram, avec son luxe et ses beaux quartiers, offre une liberté illusoire. La mère le vérifie à ses dépens : elle n’échappe à la misère de la concession que pour trouver le mépris et le rejet aux portes de la ville.

La plaine tout comme la forêt ou la mer se profilent comme les horizons habituels de l’œuvre. Des horizons étroitement liés à l’enfance de la dramaturge, chargés d’innombrables images de son pays natal et fortement imprégnés par le malheur de la mère et l’injustice dont elle a fait l’objet.

La forêt ainsi que la mer se présentent, par ailleurs, comme des espaces aux contours à la fois précis et flous, concentrant en eux toutes les forces de la vie matricielle, sauvage et renvoyant à l’origine du monde.

Cet espace tragique se confond à l’espace géographique développé dans les romans, puis que le dramaturge transpose sur scène des espaces lointains tels que les villes urbaines ou rurales.

1-1-2-. Le cadre temporel de l’action

Aristote définit le temps comme le « nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur » (Aristote, 1999:188). Ainsi, il s’appuie sur les événements qui se sont déroulés au passé, au présent et à venir.

Cette conception se rapproche de celle du temps du théâtre, considéré selon Uberfeld comme un temps « à la fois image du temps et de l’histoire, du temps psychique individuel et du retour cérémoniel » (Ryngaert, 2010 : 59).

Ainsi, dans un texte, « l’expression du temps se fait par des moyens divers » (Lagane, 1995:153) : les adverbes, les compléments de temps, et les subordinations, etc. on distingue donc une variété de temps au théâtre à savoir : le temps psychologique, le temps chronologique, le temps de l’histoire et le temps tragique ou mythique.

Le temps chronologique situe le lecteur quant à la durée d’une action dans le temps. En se référant aux heures, semaines, mois, années, les actions se matérialisent dans une durée précise.

Dans Juste la fin du monde, La seule information que le spectateur détient par rapport aux indices chronologiques, c’est que la scène se passe un dimanche dans une période de 24h.

Du passage de la structure théâtrale à celle du roman

De même, dans L’Eden Cinéma, le récit brouille les durées réelles, abolit le temps chronologique. Malgré les références au temps comme dans le récit que fait Joseph à Suzanne concernant sa nouvelle conquête amoureuse, celle qu’il a rencontrée à l’Eden Cinéma.

Mais avant l’arrivée de cette femme, Suzanne décrit avec amertume, les derniers instants qui ont précédé la mort de La mère, leur mère qu’ils adoraient tous.

En effet, La mère devenait exigeant, insupportable, toujours en train d’exiger de vendre ceci ou cela. Et Suzanne n’en pouvait plus. C’est pourquoi elle déclare : « Je me souviens de ces jours-là, cette agonie.

Longue. Ce soleil. Cette sécheresse, ça donnait la fièvre. L’attente a duré un mois. Puis un soir, il était huit heures. » (Duras, 1977:145) Annonçant l’arrivée de cette femme qui venait prendre Joseph avec sa voiture.

Et son départ avec Joseph laissait Suzanne et sa mère dans la solitude. Mais Joseph promet de revenir dans « huit jours », comme pour consoler la, mère qu’il ne sera plus loin d’elle.

Et Suzanne soutient ces propos de son frère en répétant à La MERE: « Dans huit jours il sera là » (1977:145), et Joseph ayant désormais eu une situation stable, promet de revenir les chercher pour la ville, signe d’un nouveau départ dans la famille. Mais seulement, à son retour, retrouvera-t-il La mère?

En ce qui concerne le temps de l’histoire, l’auteur peut, selon son choix, inscrire son ouvrage dans une période bien déterminée.

Pour Jean Pucelle le temps historique « se réfère également à l’aventure humaine considérée dans son déroulement et son épaisseur : c’est le temps historique qui interroge l’événement et ses traces pour en déterminer, si possible, la causalité, la signification et la place exacte dans la succession des âges ». (Pucelle, 1967). A ce niveau, le temps de l’histoire se substitue au temps de narration.

Dans un récit, le temps de narration se présente souvent comme le temps principal. Ici, on a recours au passé simple, au passé composé ou au présent. Ce temps employé, constitue la trame de l’histoire et y apparaît dans un ordre chronologique.

Dans L’Eden Cinéma, le temps de narration a recours parfois au passé simple et à l’imparfait pour décrire l’histoire à la fois pathétique et ridicule de La mère. Le passé de l’histoire est extérieur à la scène et informe le spectateur sur les événements antérieurs qui constituent les temps forts d’une vie, celle de La mère.

Et ici, particulièrement l’élément le plus cruel dans cette histoire est cet aléa qui a annihilé l’espoir de toute une famille : « La marée de juillet monta encore à l’assaut de la plaine et noya la récolte. » (Duras, 1977:20).

Par contre, le présent décrit les actions jouées par les acteurs en scène. Ces actions prennent le relais au passé de l’histoire et place les spectateurs devant la réalité des faits en suivant la suite des événements : « Mr JO – Vous habitez la région ? SUZANNE – Oui. » (Duras, 1977:44).

Dans Juste la fin du monde le récit s’étend sur le passé familial qui décrit l’harmonie d’antan qui régnait au sein de la famille, et le présent qui semble dominé par les malentendus : des relations tendues entre Louis et Antoine, la non visite de Suzanne à la famille d’Antoine, vis-versa expliquent clairement ce climat insipide. Le passé (hors scène) et le présent de la scène rend indéfinissable le temps.

Car Lagarce n’a décrit le facteur temps et l’espace dans sa pièce. Ainsi, la mise en scène n’est pas prise comme l’entrée ou la sortie d’un personnage mais plutôt comme une ouverture d’entrée et de sortie des personnages.

De ce fait, les monologues de Louis placent le héros dans une période fantasmée, entre la vie et la mort. Les scènes du dimanche familial évoquent le présent, bien que les dialogues soient constamment reliés au passé.

Ainsi, la technique de l’épanorthose consistant à un retour du discours pour l’amplifier ou le nuancer, la temporalité liée à l’action diffère de celle liée aux dialogues. L’action vraie se déroule dans les silences et non dans l’intrigue ou le langage.

L’action évolue et recule à la fois Les monologues des protagonistes nous ramènent dans le passé constamment. Louis reste un personnage mystérieux car il n’arrive pas à dire à sa famille la raison de son retour auprès des siens.

L’action se déroule à chaque fois dans une maison située à la campagne, ne présentant que des didascalies limitées sur l’espace, sauf la dernière qui ne contient aucune information spatiotemporelle : « Cela se passe dans la maison de La Mère et de Suzanne. » (Lagarce, 1999:3).

Les informations relatives à la disposition de cette maison sont indiquées dans les monologues de Suzanne décrivant cet endroit « comme une sorte d’appartement » appartenant à ses parents et qu’elle « occupe l’étage, qu’elle a emprunté pour pouvoir l’aménager à sa guise » (Lagarce, 1999:101).

Suzanne parle aussi de la chambre de son frère qui, durant son absence a cessé d’être une pièce de vie : « Celle-là, nous n’en faisons rien, c’est comme un débarras, ce n’est pas méchanceté, on y met les vieilleries qui ne servent plus mais qu’on n’ose pas jeter » (Lagarce, 1999:101).

Dans Le Paquet, l’unique personnage en scène utilise tantôt l’imparfait, tantôt le passé composé pour se rappeler des souvenirs qui l’ont marqué et pour décrire les personnages : « elle était belle ma femme, je vous assure. » (Claudel, 2010:22),

« C’était l’adjudant Brouchiette, un petit Corrézien mélancolique, avec un œil qui disait merde à l’autre. » (Claudel, 2010:18), « Elle s’est rapprochée de moi. J’ai senti son parfum. » (Claudel, 2010:24). Et parfois quand il passe pour un donneur de leçon, le présent entre en jeu comme c’est le cas dans ce petit passage poétique :

  • Nous ne sommes rien.
  • Nous ne sommes que des égarés. Des suppliants.
  • Nous bougeons les bras, nous regardons le ciel. Nous balbutions.
  • Nous implorions, mais en vain. En vain. (Claudel, 2010:27).

En fin de compte, le temps de l’histoire qui est le temps de narration, joue entre le passé composé, le passé simple, l’imparfait et le présent de l’indicatif pour décrire à la fois les actions hors- scène et celles véritablement jouées comme c’est le cas dans les romans.

Les temps tragique et mythique échappent à la durée chronologique et au développement linéaire. A titre d’exemple, l’action du trio familial, dans L’Eden Cinéma, donne, à maintes reprises, cette impression d’un temps condensé qui neutralise ou refuse l’ancrage historique.

En effet, le récit livre quelques indications chronologiques constamment perturbées et les véritables repères historiques restent toujours vagues. Cette neutralisation et ce refus du référent historique renforcent l’achronie et favorisent l’abolition du temps linéaire et l’accès au temps mythique.

Il s’agit là d’un temps, certes, mythique, mais surtout tragique car dès le début de la pièce, le malheur est consommé et il n’y a plus de place que pour des protagonistes tragiques qui croient pouvoir changer le cours des événements, ce qui engendre justement leur caractère tragique et leur illusion d’avenir radieux alors qu’ils sont dans le passé et s’y enlisent de plus en plus. Clément Rosset, qui analyse cette durée tragique, affirme :

Lorsque nous entrons dans le temps tragique, nous commençons par la fin, nous sommes au point culminant du tragique, au point de détente maximum de son ressort : dès qu’il nous atteint le tragique est fini, tandis que nous parcourons à nouveau l’itinéraire tragique en sens inverse pour arriver à son point de départ, la mort, avons l’illusion d’aller vers l’avenir, l’illusion que nous sommes dans le temps, alors qu’en réalité, nous nous enfonçons dans le passé du temps tragique.

Nous entrons dans le tragique lorsqu’il a fini son œuvre : aussi ne pouvons-nous lutter contre lui, sommes-nous pris au piège sans recours, puisqu’il a déjà gagné, puisque son but est déjà atteint, puisqu’il n’est plus.

Nous sommes, dès lors, comme des spectateurs immobiles devant lesquels défilent les images d’un film à l’envers. (Rosset, 1993)

Cette analyse du temps à la fois tragique et mythique semble particulièrement pertinente si l’on se rapporte à L’Eden Cinéma, le récit brouille, ici, les durées réelles, abolit le temps chronologique et accède au temps sacré du mythe.

Le lecteur se trouve ainsi confronté à une écriture qui, en abolissant le temps ordinaire, instaure une durée mythique et tend en permanence vers l’exemplaire et l’universel. Ce temps à la fois tragique et mythique, est à l’image de celui du nouveau roman.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Le mélange des genres dans la dramaturgie française contemporaine à travers L'Éden Cinéma
Université 🏫: Université de Maroua
Auteur·trice·s 🎓:
Tchingdoube valentin

Tchingdoube valentin
Année de soutenance 📅: Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de master ès lettres
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