Les paradoxes de l’IVG en Côte d’Ivoire : entre interdiction et réalité

CHAPITRE II : UNE PROTECTION UTOPIQUE EN RAISON DU MANQUE DE RÉSULTATS PROBANTS

L’enthousiasme de l’élaboration de mesures interdisant l’avortement en droit pénal ivoirien a vite fait place à des résultats pour le moins décevants. Au cours de ces dernières années, cette pratique a pris de l’ampleur bien qu’elle soit réprimée. Le taux de décès maternels occasionné par l’IVG s’en va croissant. Ce qui traduit une inaction aussi bien des politiques que du législateur. Si à l’adoption des lois contre l’avortement, des stratégies ont été élaborées en vue de freiner l’ardeur de celles qui voudraient enfreindre la loi et de décourager les tiers, l’on peut affirmer qu’elles se sont avérées inefficaces. La raison principale résiderait dans un manque de suivi de l’effectivité des mesures (Section 1).

Quant à la bioéthique, elle porte en elle-même les germes de ce qui transparait comme étant un échec. En effet, comment est-il possible de soutenir une chose et son contraire par la même occasion ? C’est dans cette sorte d’engrenage que se situe la bioéthique. Après avoir clamé que l’embryon humain mérite un certain respect en sa qualité d’être humain, elle est finalement demeurée passive face à toutes les injustices dont il est la cible. En réalité, ce sont ses nombreuses tergiversations qui ont parfois prêté le flanc à des traitements indignes vis-à- vis de cet être car des dérogations ont vu le jour quant à certaines manipulations qui avaient fait l’objet d’interdiction, ce qui traduit la présence de failles dans les recommandations de la bioéthique (section 2).

Section I : Le manque de suivi de l’effectivité des normes édictées en droit pénal

Malgré la subsistance de l’interdiction de l’IVG, le taux d’avortement demeure élevé en Côte d’Ivoire. Les deux dernières recherches sur l’avortement menées à l’échelle nationale datent de 2012 et de 2017. Celles de 2017 ont fourni une estimation nationale du pourcentage de femmes ayant eu un avortement parmi les femmes ayant déjà eu une grossesse et ont été générées à partir des données auto-déclarées258. Ces faits qui se traduiront en chiffre dans la suite de ce mémoire témoignent d’une faible protection de l’embryon humain (§1).

La propagation de l’IVG comme une trainée de poudre n’est pas le fait d’un hasard, en effet plusieurs personnes viennent en aide dans la clandestinité aux femmes qui avortent en dehors du cas excepté émis par le Code pénal. Leurs attitudes démontrent leur absence de crainte de représailles. Ces différents acteurs exercent leur besogne tout en défiant la loi. Le caractère notoire de la pratique de l’IVG pourrait avoir pour source l’impunité de ses acteurs (§2).

Paragraphe 1 : Une faible protection de l’embryon humain en droit pénal ivoirien

La faiblesse de la protection dont jouit l’embryon humain se traduit par le constat de la pratique de l’interruption volontaire de grossesse à grande échelle (A). Au vu des graves problèmes de santé que cause l’IVG aux femmes, certains organismes aussi bien nationaux qu’internationaux ont entrepris de convaincre l’État ivoirien d’être plus souple dans ses restrictions en autorisant l’IVG afin que celle-ci soit beaucoup plus « médicalisée ». L’État ivoirien a accédé à cette demande, ce qui transparait comme étant une marche vers la légalisation de l’IVG en Côte d’Ivoire (B).

A- Le constat de la pratique de l’interruption volontaire de grossesse à grande échelle

Avant l’obtention de statistiques à l’échelle nationale sur l’IVG, les quelques études existantes au cours de certaines années indiquaient une pratique répandue de l’avortement en Côte d’Ivoire. En effet, des études menées aussi bien à Abidjan que dans une zone rurale du Nord soulignent que le recours à l’avortement est plus important et plus précoce à chaque génération et intervient dès les premières grossesses chez les jeunes femmes.

Ainsi dans une enquête menée auprès de femmes dans les centres de santé à Abidjan, 70 avortements se sont produits pour 100 naissances chez les femmes de moins de 20 ans dans

les cinq années précédant l’enquête259. Cette enquête ayant été menée en 1999, cela remonte donc à l’année 1994. Ce qui signifie que ces nombreux avortements ne datent pas d’hier.

On assiste donc à une amplification du recours à l’avortement chez les jeunes femmes en début de vie féconde. En effet, en juillet 2011, une étude transversale a porté sur 312 filles dont l’âge moyen est de 16, 1 (4, 7 %) ans, échantillonnées aléatoirement au lycée des jeunes filles de Yamoussoukro. Cette étude a démontré que parmi les filles, 258 soit 82,7 % ont déjà eu des rapports sexuels, et 81 soit 31,4 % ont été une fois enceintes. 50 sur 81 filles soit 61, 7 % (56,3- 67,1) ont pratiqué un avortement provoqué260.

En 2012, la prévalence de l’avortement provoqué était estimée à 42,5 % avec 40 % en milieu rural et 45 % en milieu urbain. Environ une femme sur deux (48,1 %) qui a eu recours à l’avortement, au moins une fois, à un niveau secondaire ou plus. Le profil des femmes ayant avorté est dominé par celles âgées de moins de 25 ans (65,3 %), non scolarisées (36,8 %), célibataires (58,9 %)261.

La majorité des femmes enquêtées entre 15 et 49 ans (61,76 %) avaient décidé d’elles- mêmes d’avorter lors de leur première grossesse non désirée262. On en déduit que les femmes instruites et en particulier celles qui vivent en milieu urbain sont plus enclin à la pratique de l’IVG bien que les méthodes de contraception non abortives soient plus vulgarisées en ville.

En 2017, une enquête nationale sur les femmes de 15 à 49 ans a trouvé que 43 % des enquêtées ayant déjà été enceintes ont déclaré avoir eu un avortement provoqué, dont la majorité est pratiquée dans des conditions sanitaires risquées. Le ratio de mortalité maternelle dans le pays est élevé, on estime entre 502 et 944 décès pour 100 000 naissances vivantes et selon les estimations des causes des décès maternels dans la région, 10 % à 18 % de ces décès sont probablement liés aux avortements à haut risque263.

Toujours selon cette enquête, l’incidence des avortements potentiels était de 36,9 pour 1000 femmes de 15 à 49 ans selon la déclaration des femmes elles-mêmes et de 50,8 pour 1000 si on se réfère à l’expérience de leur confident proche. Ceci correspond à un nombre

259 Desgrées du Loû, Msellati et al. 1999 ; Guillaume, Desgrées du Loû et al .1999 ; Guillaume et Desgrées du Loû, 2002, cité par A. GUILLAUME. « Fréquence et conditions du recours à l’avortement », Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)- INED, p. 78.

260 https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2017-5-page-711.htm#.

261 Bi Vroh et al. , (2012), Épidémiologie des avortements provoqués en Côte d’Ivoire, Santé Publique 2012/HS (Vol. 24), p. 67-76 cité par (Modeste) KRA et (Linda) JUANOLA, op. cit, p 7.

262 Doumbia M. (2016), Recours à l’avortement provoqué Chez les femmes en union des quartiers précaires de Yopougon à Abidjan, in European Scientific Journal November 2016 édition vol.12, cité par (Modeste) KRA et (Linda) JUANOLA. Ibid.

d’avortements estimé entre 209 000 et 288 000 sur l’année264. Plus de 6 avortements sur 10 sont considérés à haut risque265 et 10 % des femmes rapportent des complications les ayant conduites à consulter dans une structure de santé. L’incidence de l’avortement est plus élevée parmi les femmes âgées de 20 à 29 ans (et peut-être des jeunes) et parmi les femmes ayant fréquenté l’école266.

En clair, ce qu’il convient de retenir c’est que l’IVG est en pleine expansion en Côte d’Ivoire au regard des taux élevés de la pratique, on constate qu’elle est banalisée par la population et que l’embryon est laissé pour compte. La raison en est que le législateur ne sévit pas comme il se devrait dans la pratique.

B- L’impunité des acteurs de la pratique

Comme l’a souligné Mlle Euphrasie N. Coulibaly, présidente nationale du Mouvement d’action des jeunes (Maj) de l’Association ivoirienne du bien-être familial (AIBEF) dans un entretien réalisé dans le cadre d’un atelier à Abidjan : « la loi interdit l’avortement, mais elle ne l’évite pas. En Côte d’Ivoire, on constate que malgré la loi, les femmes et en particulier les jeunes filles s’adonnent à cette pratique dans des conditions peu hygiéniques ».

En effet, en interprétant les dires de Mlle Euphrasie, on en retient que rien n’est fait concrètement par le législateur afin de punir les acteurs de l’IVG comme cela a été énoncé aux articles 366 et suivants. L’avortement semble être monnaie courante dans le pays pour des femmes qui s’inscrivent dans une logique de planning familial ou pour celles qui veulent éviter des grossesses précoces pour de multiples raisons.

Les acteurs que sont la mère, le tiers et le médecin n’ont de cesse de pratiquer l’IVG en toute quiétude. Si l’on s’en tient au pourcentage de jeunes filles du lycée de Yamoussoukro précité ayant eu recours à l’automédication à la première tentative pour leur IVG, on se rend compte qu’il est énorme (70 %). Celles qui n’ont pas pu parvenir à leurs fins ont eu recours à des tradipraticiens (56,4 %) pour leur deuxième tentative. Lors de la troisième tentative, les agents de santé ont été les plus sollicités (85,7 %)267. En 2016, environ une femme sur quatre

264 Ibid.

265 Une femme qui a recours à un avortement chirurgical en dehors des structures de santé publique ou privée

adaptées ou qui n’utilise pas les médicaments recommandés pour l’avortement médicamenteux encourt un risque accru de morbidité et de mortalité maternelles associées.

266 Ibid., p 2.

267 https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2017-5-page-711.htm#.

(23,53 %) a décidé de pratiquer l’avortement sur la contrainte du partenaire, du mari ou de l’auteur de la grossesse268.

Il est évident que les agents de santé ont le devoir de prendre en charge les risques post- abortum et de faire tout leur possible pour que la patiente recouvre la santé. Cependant cela constitue-t-il une raison suffisante pour demeurer dans le silence ? Si l’on est parvenu à de tels taux qui même s’ils ne sont pas exhaustifs, donnent un aperçu de la réalité, c’est parce la majorité de la population semble être acquise à la cause de l’avortement, le législateur lui prêtant main-forte en raison de sa grande passivité.

Au regard de tous ces chiffres qui sont pour le moins alarmants, l’on peut affirmer que la protection de l’embryon humain en droit pénal ivoirien est presqu’inexistante. En effet, dans leur résolution de mettre fin à la vie de cet être, les femmes prennent de gros risques qui les exposent à de douloureuses complications qui parfois leur font perdre la vie. Dans ces circonstances, certains organismes aussi bien nationaux qu’internationaux préconisent l’assouplissement de l’interdiction de l’IVG en Côte d’Ivoire afin de favoriser des avortements dans des conditions sanitaires adéquates, voir une légalisation complète de la pratique. Selon eux, cela serait plus bénéfique. La ratification par la Côte d’Ivoire du protocole de Maputo en dit long sur le regard que porte l’État ivoirien sur cette légalisation.

 

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Le statut juridique de l’embryon humain en droit ivoirien
Université 🏫: Facultés universitaires privées d’Abidjan - Option : Droit privé fondamental
Auteur·trice·s 🎓:
Yozan Tralou Cindy Marie-josé

Yozan Tralou Cindy Marie-josé
Année de soutenance 📅: Mémoire de fin de cycle en vue de l’obtention du diplôme de master de recherche - 2018 -2019
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