Le déphasage tragique de Fama : résistance à la modernité et chute

Chapitre III : Le déphasage des personnages avec la réalité :

Dans ce dernier volet de ce mémoire, nous allons aborder l’un des plus grands défauts des personnages, leur déphasage avec la réalité. Il est de la nature de tous conservateurs traditionnels de méconnaitre l’effet du modernisme et de boycotter tous ses apports.

Fama et Djigui n’en font pas exception ; ils sont tous deux issus de la tradition. Ils sont nés et élevés dans la tradition ; les circonstances et les coutumes de cette mode de vie ont fait d’eux des hommes glorieux à travers leurs ascendances. Le règne des dynasties avait été instauré par les lois coutumières ; ainsi délaisser cette forme d’organisation sociale équivaut à renoncer aux privilèges qu’elle accordait aux deux dignitaires.

Donc l’abandon de la tradition allait faire tomber les rois de leur piédestal raison pour laquelle ils s’accrochaient éperdument à ce système déjà doublé par des nouvelles structures étatiques. Donc avec ce nouveau « soleil », celui des politiques, Fama voulait coûte que coûte refaire sa vie que les soleils des indépendances ont annihilée. Réussira-t-il ce nouveau challenge ? L’évolution des évènements le dira dans les prochaines pages.

1-3 L’entêtement de Fama :

Fama est l’incarnation parfaite de cet individu qui refuse de se soumettre à l’effet du réel.

Il est l’un de ceux qui se sont battus pour les indépendances puisque la colonisation s’était écartée de la mission qu’elle s’est assignée. Le combat de Fama et consorts a porté ses fruits, les indépendances furent octroyées aux Etats satellitaires, mais celles-ci n’ont seulement pas mis fin à la domination coloniale ; elles ont aussi aboli la féodalité. Or cette transgression de l’ordre féodal réduisait le prince héritier à un citoyen ordinaire devant subir le même traitement que n’importe quelle autre personne, d’où les remords du protagoniste.

Puisque les indépendances n’ont pas ressemblé à ce qui a été annoncé, Fama commença à les mépriser. Il ignorait les nouvelles autorités et se réclamait de la suprême dynastie régnante, celle des Doumbouya. Cet entêtement à vouloir maintenir ce qui est dépassé et de résister à la réalité lui a donné un véritable coup de massue.

Et cela a commencé dès son retour du village aux obsèques de son cousin quand il fait fi des menaces d’emprisonnement après l’arrestation de ses amis par le gouvernement :

Un jour ce fut un d’abord, un autre jour deux, et enfin trois anciens amis de Fama disparurent, surement appréhendés dans la nuit. Fama subodorait les premières fumées de l’incendie qui le menaçait, il pouvait s’enfuir. « Mais un Doumbouya, un vrai ne donne pas le dos au danger », se vanta-t-il 52 .

Dès son arrivée dans la capitale de la côte des Ebènes, il avait rejoint ses anciens camarades déçus des indépendances et qui dénonçaient ses tares. Il lui avait été conseillé de prendre distance avec ses amis et quitter la capitale pour sa protection, il déclina cette porte de sortie qui, selon lui, ne l’honore pas. Il entre dans la danse du moment que la chasse à l’homme contre les potentiels adversaires politiques du président et supposés conspirationnistes commençait. Malgré que le danger s’approchait à grand pas au vu et au su de Fama, il se vantait d’appartenir à une dynastie des intrépides, celle des Doumbouya.

Le déphasage tragique de Fama : résistance à la modernité et chute

Alors que la suprématie de sa lignée n’appartenait plus qu’à l’histoire, le prince en faisait son talisman tout en oubliant que les évènements des soleils des indépendances et des politiques ignorent la suprématie d’une dynastie ; la seule qu’ils reconnaissent est celle du président du parti unique. En ignorant les mises en garde des observateurs avisés, Fama a fini par rejoindre ses camarades en prison après avoir été arrêté et jeté en prison. Le danger que l’on craignait l’atteint et cela malgré son intrépidité et son appartenance à la dynastie Doumbouya. Son refus d’admettre le déclin de son autorité et le réel changement de l’ordre des choses a rendu vulnérable le prince héritier.

Après avoir passé des jours incalculables dans la prison de Mayako, à la suite d’un jugement, Fama et codétenus obtiennent miraculeusement une grâce présidentielle. Ils ont été libérés au nom de la réconciliation nationale. Cette mansuétude du président ne disait pas tout son nom, c’était une liberté conditionnelle ; donc de la poudre aux yeux. Les anciens prisonniers étaient sous surveillance judiciaire et devaient rester dans la capitale. Des fêtes ont été organisées par le président en honneur des désormais ex-prisonniers qui participèrent à ladite fête.

Quand il a recouvré la liberté, l’héritier du Horodougou n’a plus voulu passer une seule seconde dans la capitale, il veut maintenant coûte que coûte rentrer à Togobala. Son ami opportuniste lui convainquait de rester et de profiter la réconciliation. Malgré les tentatives de dissuasion de son ami Bakary, Fama embarque dans un camion pour le Horodougou.

52Ahmadou Kourouma, Op.cit., note de bas de page 29, p :157.

C’est sur le chemin de son retour qu’il rencontra l’obstacle qui lui sera fatal à cause de sa naïveté et de son incompatibilité avec les nouvelles autorités frontalières. Il apprit là-bas que la liberté accordée par le gouvernement n’était pas définitive.

Lorsque le camion transporteur arriva au poste de douane un agent ou garde frontalier leur fait signe de faire halte. Le chauffeur s’exécuta l’ordre. Il expliqua aux passagers que l’ordre venait d’en haut qu’il faut fermer les frontières jusqu’à nouvel ordre et qu’aucun ex-détenu n’était autorisé à franchir la frontière. Cette mesure restrictive heurta la sensibilité du protagoniste qui, comme d’habitude, se montra récalcitrant. Fama n’est pas du genre à se laisser faire, il se remet à parler de la grandeur de sa dynastie comme quoi il n’a pas de compte à rendre à qui que ce soit. Sorti du camion, il ira en découdre quelques mots avec l’agent de la faction qui finit par laisser Fama vociférer seul en ces termes :

Un Doumbouya, un vrai Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, avait besoin de l’autorisation de tous les bâtards de fils de chiens et d’esclaves pour aller à Togobala ? Evidemment non. Fama, le plus tranquillement du monde comme s’il entrait dans son jardin, tira la porte (de la grille de file de fer barbelés) et se trouva sur le pont 53 .

Quand les gardes frontaliers interceptèrent le camion et leur notifièrent de la fermeture des frontières jusqu’à nouvel ordre, l’ancien prisonnier se lance dans une vive discussion avec l’agent Vassoko tandis que les autres voyageurs se cherchaient des gites pour y passer la nuit. L’agent lui apprend que l’ordre vient de sa hiérarchie et qu’ils sont là tout simplement à les exécuter. Il se moqua de l’agent et de sa hiérarchie en les insultant grossièrement pour la simple raison qu’il est descendant de père et de mère Doumbouya. Mais cela ne convainc point le garde de le laisser passer.

Après l’insuccès de ses menaces et chantages, il opta pour la diplomatie et renoue le dialogue avec l’agent en faction. Lors de cet entretien le prince voulait se faire une faveur en déclinant son identité d’ex-détenu politique, mais cette découverte enfonça le clou pour Fama. En plus du décret de fermeture de la frontière, une circulaire particulière adressée aux autorités frontalières interdisait tout ex-détenu de quitter la capitale, lui fait savoir Vassoko avant de rejoindre ses compagnons et laisser Fama devant la grille.

En outre, il ne comprenait pas cette discrimination des autorités et ce manque de respect envers lui, l’héritier du royaume du Horodougou à qui, il est demandé d’attendre l’aval d’une autre personne pour mettre le pied dans le village dont la chefferie lui revient de justesse ? Il trouve cela absurde, mais, en réalité, l’absurdité est de son côté de vouloir exercer une autorité obsolète.

C’était une bâtardise de trop pour Fama, il fallait s’arrêter et le regarder faire. Comme d’habitude, il entreprend de braver les autorités frontalières pour accéder à son territoire natal. Il franchit la porte de la grille et se dirige vers le pont sans s’inquiéter de rien. Il s’entêta même de prévenir les gardes qu’il va commencer à franchir la frontière de son plein gré et leur lança le défi : « Regardez Fama ! Regardez le mari de Salimata ! Voyez-moi, fils de bâtards, fils d’esclaves ! Regardez-moi partir ! » 54

Comme son totem panthère, avec furie, il vocifère des injures contre les gardes. Il se glorifie de son appartenance à la dynastie des Doumbouya et, fièrement, il s’apprête à rentrer chez lui. Le vin était tiré, il fallait le boire maintenant, dit-on. Fama va joindre l’acte à la parole en traversant le pont avec ou sans autorisation. Mais il a oublié que le monde d’aujourd’hui est en phase de rupture avec celui qui l’a vu naitre et grandir. Son statut de prince n’était plus d’actualité et la question de suprématie de la dynastie Doumbouya était révolue, mais Fama l’ignorait et poursuivait son chemin à la grande surprise des agents.

Alors que la réalité exigeait que l’ancien dignitaire se résigne aux nouvelles autorités, mais celui-ci les considérait illégitimes pour commander d’où les qualificatifs de « bâtards » et « fils d’esclaves ». En principe les personnes qui avaient ces étiquettes étaient marginalisées et surestimées dans les sociétés traditionnelles et lorsqu’il s’agissait de la prise d’une décision importante ; elles étaient mises à l’écart. Spirituellement, Fama était dans ce monde qui s’oppose en tout à celui actuel.

Ayant su que Fama ne plaisantait pas, les gardes le sommèrent de s’arrêter, il refuse d’obtempérer et poursuit son chemin en feignant de ne pas entendre l’ordre donné. Il atteint l’autre bout du pont et pour montrer sa témérité, il s’arrêta encore et proféra des hostilités à l’égard des gardes : « Regardez Doumbouya, le prince du Horodougou ! Regardez le mari légitime de Salimata ! Admirez-moi, fils de chiens, fils des indépendances ! »

Dans le passage ci-dessus, il est à remarquer que Fama évoque ce qui est à l’origine de ses agitations c’est-à-dire les « indépendances ». Ce mot était devenu son totem à cause des

déceptions engendrées par celles-ci. C’est pourquoi Fama ne voulait pas en entendre parler et ignorait tout ce qui portait son nom, y compris les agents postés aux frontières. Têtu et récalcitrant qu’il est, narcissique et imbu de sa personne ; il insulta les gardes de la faction avant de reprendre son chemin, cette fois-ci, à pas large pour s’échapper de Vassoko qui voulait le rattraper en le croyant fou.

Par conséquent, il refuse de capituler et de se laisser prendre comme un poussin, il marchait autour de la clôture dans l’optique de découvrir une faille pour s’échapper. Au moment que Vassoko s’approchait et voulait se saisir de lui, il découvrit une berge où flottaient sur l’eau de grands caïmans. Le parapet du pont n’était pas haut, il l’escalada et se laissa tomber sur le sable malgré la présence des sauriens en se disant que : « les caïmans sacrés du Horodougou n’oseront s’attaquer au dernier descendant des Doumbouya.» 55

Ici, Fama a ignoré le risque de la morsure des animaux sacrés prétextant que ceux-ci ne vont jamais s’apprendre au prince du Horodougou tout en oubliant que durant sa vie, il a marché à travers et à l’encontre de beaucoup de tabous et d’interdits. En réalité, les choses traditionnelles ne sont bénéfiques qu’à ceux qui les vénèrent et le temps de Fama pendant les durs soleils des indépendances ne lui laissait pas le choix. Son obsession de joindre son Togobala natal l’avait rendu indifférent à tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin. Le malheureux passager semblait être poussé vers sa fin par une force invisible, c’est peut-être l’explication de son accumulation des actes suicidaires. Il a été mordu par un caïman ; morsure à laquelle il ne survivra pas.

C’est ainsi que la vie du prince héritier du Horodougou, dernier et légitime descendant Doumbouya, prend tragiquement fin. En observant bien le parcours du protagoniste jusqu’à ses derniers instants, il ressort qu’il était devenu une personne hybride. S’il paraissait conservateur, le fait d’ignorer les révélations de Balla avant d’entreprendre le voyage de tous les malheurs fait de lui un renégat. La croyance aux divinités fait partie de la qualité des traditionalistes, or, lui Fama bien vrai qu’il désapprouvait la modernité, n’existait pas à briser les tabous quand ceux-ci constituaient un obstacle à ces projets capricieux. En titre d’illustration son mépris des paroles du devin du village et sa coriacité à frayer un chemin entre las caïmans sacrés du village.

Par ailleurs, il avait toujours rejeté les nouvelles modes de vie répandues par les nouveaux « soleils ». La mentalité, les comportements ainsi que les structures administratives faisaient horreur à Fama. Il était à l’image d’un individu esseulé dans le milieu où il vit. Il n’aurait pas dû revenir dans la capitale pour aucune raison, mais Fama n’est pas quelqu’un qui s’en tient aux recommandations des autres. Cette attitude de Fama ne seyait pas au monde dans lequel il vivait.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Chute et désillusion dans Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma
Université 🏫: Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako - Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences du Langage FLSL
Auteur·trice·s 🎓:
Fousseyni Mallé

Fousseyni Mallé
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master - Littératures et civilisations - Littérature africaine - 2021-2022
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