Les compromis désastreux : l’illusion de grandeur dans «Monnè»

Chapitre II : Les mauvais compromis :

Parmi les faits qui ont généré des grandes désillusions chez les personnages, il y’a celles qui viennent des compromissions qu’ils avaient faites dans l’optique d’obtenir une nouvelle grandeur. Les pactes qu’ils ont signés avec le diable ont trop déçu les partenaires les moins avisés. Tel fut le cas de Djigui dans Monnè , outrages et défis lors que les colonisateurs prirent possession de Soba. Ils proposèrent des marchés « gagnant-gagnant », selon eux, au roi qui accepta de coopérer sans faire trop d’amendements.

Dans le contrat, il s’agissait pour le roi de fournir les ressources matérielles, financières et humaines dans les opérations des prestations pour obtenir en contrepartie la restitution de son autorité réconfortée et d’autres privilèges. Dans les négociations, Soumaré, un noir à la solde de l’administration coloniale, servait d’interprète entre les deux parties. Connaissant bien les traditions et les coutumes des villageois, il était un atout pour son employeur de convaincre les indigènes sur le bien-fondé du partenariat, et voici comment il a annoncé le premier marché à Djigui :

La loi de l’hospitalité exigeait des habitants qu’ils fournissent assez de grains, de légumes, de condiments, de volailles, de moutons et de bœufs. […]. Pour bâtir les résidences des Blancs et le camp, seraient réquisitionnés les meilleurs maçons, forgerons, sculpteurs, couvreurs du pays. […].

L’interprète félicita le roi et les notables et en profita pour nous apprendre le nom de l’opération : Les prestations. Les bêtes, les choses et les vivres fournis

Constituaient des prestations. Les hommes, les garçons et les jeunes filles réquisitionnés étaient des prestataires 46 .

En toute logique, le roi et les notables approuvent la proposition. Donc, pour que le projet puisse commencer, il fallait que le roi honore sa part du contrat. En complicité avec les notables, ils recensèrent les meilleurs maçons, forgerons et sculpteurs de la ville pour les acheminer dans les travaux de construction. Ceux qui n’avaient pas de spécialité servaient de manœuvre dans les chantiers, mais on choisit parmi les jeunes les plus solides.

Ce pendant la partie technique de cette opération était dirigée par le commandant, quant à Djigui, il devait s’occuper de l’autre partie, celle qui consiste à extraire de tout Soba d’hommes et d’argent pour la réalisation des opérations des prestations. En plus de faire ce travail servile, les habitants devaient aussi payer l’impôt de capitation et malheur à celui qui

46Ibid., pp :54-55.

n’en avait pas les moyens ; il en payera quand même, aimait chanter le griot du roi. Pour aller loin avec la menace, il ajoute ceci :

Avec le piment et le feu, ils vendront leur or, (…), s’ils n’ont pas d’or, ils se sépareront de leur bétail ; s’ils n’ont pas d’animaux, ils vendront leurs filles, leurs femmes, leurs cache-sexe. Tout le monde doit savoir qu’il est préférable de consommer de son totem plutôt que de refuser de payer l’impôt de capitation. 47

Pour le financement du projet, Djigui ne compte pas faire de cadeau à ses sujets.

Chaque habitant doit s’acquitter de ce qui lui est demandé, inutile de chercher des excuses en cas de manquement. Le malheureux qui n’avait pas d’argent en liquide, devrait se séparer de ses biens matériels en les vendant. Le fait que l’interprète ajouta qu’ils vendront leurs cache- sexes montre que le roi tenait fermement au payement. Le cache-sexe étant le plus sensible habit de l’homme, celui-ci l’expose rarement aux autres. Toute cause qui vaille la vente de cet objet de valeur doit être d’une importance incommensurable.

Mais ça l’était aux yeux de Djigui. Tout le monde connait la chanson et la danse à Soba quand les autorités veulent exiger quelque chose. Le piment et le fouet attendent les malheureux. Ce refrain, le griot du roi s’adonnait à cœur joie. Les sbires du roi et les hommes du commandant maitrisaient et martyrisaient les habitants pendant tout ce temps, même si certains parvenaient à leur jouer de sale tour en désertant et cacher une partie de leurs fortunes. Le centenaire cautionnait la souffrance de son peuple pourvu qu’il obtienne la grandeur que l’interprète avait annoncé : « Quand Soba appliquera les lois du Blanc et les besognes du Nègre et toutes leurs implications, vous deviendrez un grand chef ; les griots chanteront pour l’éternité le panégyrique des Keita. » 48

Mais en réalité, ce partenariat constituait une arnaque du roi et l’exploitation de son royaume, car ce que le Blanc proposait n’équivalait en rien de ce que Djigui donnait.

Offrir homme, or et diamant ; des offres bien réelles et concrètes, disons-le, pour ne recevoir en échange qu’une grandeur virtuelle que les griots chanteront, une idée abstraite ; c’est le comble de l’ironie. D’ailleurs à quoi servira d’être un grand roi dans un royaume où quelqu’un d’autre te donne des ordres à exécuter ?

Son obsession pour la gloire et la suprématie l’empêchaient de voir clairement l’espièglerie du colonisateur tant celui-ci continuait de multiplier des promesses à Djigui, des

47Ibid., p :59.

48Ibid., p :63.

promesses du genre poudre aux yeux. Cette mascarade du Blanc pour extorquer au royaume de Soba ses fortunes sort du domaine de la fiction romanesque pour fustiger les chefs féodaux qui se sont laissé berner par le colonisateur. Le centenaire sauta aux anges quand l’interprète prononça :

« Le gouverneur a ajouté à cet honneur celui, incommensurable, de tirer le rail jusqu’à Soba pour vous offrir la plus gigantesque des choses qui se déplacent sur la terre : un train, un train à vous et votre peuple » 49

Ensuite, le Blanc décide d’honorer Djigui en lui promettant un train. Il fut comblé de joie et cette gloire se transformera en détresse puisqu’il ne verra jamais ce train venir à Soba. Et pourtant il s’était donné à fond pour l’arrivée du gigantesque engin ; des bras valides avaient été mobilisés sur les chantiers, des ressources avaient été soutirées aux habitants depuis qu’ils consentaient jusqu’à ce qu’ils commençaient à douter de la réalisation du projet. Il dépouilla son peuple pour la construction du chemin de fer et d’une gare ferroviaire pour n’avoir enfin que son peuple tourné contre lui et un train qui ne viendra jamais.Malgré tous ces obstacles et l’absence des résultats, il croit en ses capacités de réaliser ledit projet et il le fait savoir :

Pour faire arriver le train, on pouvait compter sur moi, Djigui. Je connais mon pays, je savais où récolter le vert quand tout a jauni et séché sous l’harmattan et saurais l’obtenir quand même le désert parviendrait à occuper toutes mes plaines. Je saurais toujours tirer des fêtes du bétail et des récoltes. Je jurais qu’on pouvait extraire du pays des hommes et femmes pour les prestations et les travaux forcés 50 .

Après avoir effectué une longue corvée, dans un premier temps, pour la construction des bâtiments abritant le commandant et compagnie ; les travailleurs furent directement reconduits dans les forêts pour frayer le passage du train dans les bois. Et cette partie des travaux était la plus délicate chez le roi parce qu’elle consistait à préparer la venue de son wagon. Le roi et ses partenaires prolongeront le supplice des travailleurs forcés et confisqueront le maigre avoir des citoyens pour cette nouvelle tâche.

Nonobstant le présage de l’incapacité de ses sujets à satisfaire ses derniers caprices, le centenaire jurait qu’il pourrait obtenir de l’essentiel pour réaliser la venue du train. Cette opération a négativement impacté son lien avec les habitants de Soba qui ne le regardaient plus d’un bon œil.

49Ibid., p :74.

Djigui s’érigea en son propre fossoyeur, il a soumis son peuple aux travaux forcés ineffables qui lui feront perdre tant de bras valides (la plupart d’entre eux mouraient de faim, de maladie, crevaient sous les machines ou mouraient dans la forêt pour ceux qui ont déserté). Il puisa les ressources de son royaume tant que le Blanc en demandait et que ses sujets en possédaient, de plein gré ou mauvais gré ; ils s’acquittaient.

Il se retrouva enfin dans un royaume déprimé et appauvri, peine perdue pour les travaux réalisés puisqu’ils seront abandonnés au profit d’une autre aventure, celle de la guerre des allemands. Et le roi l’a appris de la plus belle des manières, c’était :

Avant que je n’eusse demander quand mon train arriverait, l’interprète d’emblée m’annonça que les

« Allamas » avaient attaqué les français. [ …] Ils projetaient de se saisir de toute la négretie pour la seule méchanceté de chicoter tous les matins le Noir,[…] d’instituer des travaux forcés plus durs, plus meurtriers sans tirer un bout de rail ni offrir un train à Djigui 51 .

Les jours passaient et se ressemblaient, le travail titanesque ne semblait pas progresser ; Djigui perd la patience. Il méditait sur la réalité de la proposition du train si ce n’était pas une fiction. Le roi prend la décision de se renseigner auprès de ses partenaires sur l’état de son train, mais l’interprète lui coupa cours pour annoncer l’arrêt des travaux parce que la France avait été attaquée par les armées allemandes du führer Hitler. Après avoir tout donné en honorant sa part du contrat, l’espoir du roi va être brisé par le fait que tous les travailleurs seront incorporés pour aller combattre les allemands.

En plus de la suspension du projet, et l’envoi des tirailleurs, il devait encore puiser les ressources résiduelles de sa ville pour aider financièrement la France. Nous remarquons ici que l’issue de chaque évènement est une désillusion pour Djigui. Rien ne ressemble à ce qu’il parait. Et ce compromis qu’il avait passé avec le Blanc a débouché sur une grande déception ni la grandeur promise ni la gigantesque chose qui se déplace sur terre (train) n’ont pu être offerts au roi.

Par contre, il avait eu sur la conscience les remords de la souffrance infligée à sa population, un royaume dépeuplé et appauvri pour une guerre qui n’est pas sienne. Les conséquences furent immédiates, les villageois nourrissent de la haine contre leur chef qui les a dépouillés pour rien et envoyé leurs parents se faire tuer pour les gens qui sont venus les agresser chez eux. Le vieillard est esseulé, abandonné détesté par les siens à cause de son projet farfelu dont la réalisation était incertaine pour toute personne bien avisée.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Chute et désillusion dans Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma
Université 🏫: Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako - Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences du Langage FLSL
Auteur·trice·s 🎓:
Fousseyni Mallé

Fousseyni Mallé
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master - Littératures et civilisations - Littérature africaine - 2021-2022
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