Générosité aveugle et chute d’un roi : le destin de Djigui Keita

2-3 La générosité démesurée du roi Djigui :

A l’instar de sa mégalomanie, le roi est doté d’une générosité manifeste qui le rend parfois aveugle et vulnérable. Que ce soit pour l’hospitalité offerte à Yacouba, le marabout, ou sa contribution sans compter à l’effort de guerre de la France-Allemagne, Djigui s’expose complètement quand il s’agit d’assister à autrui. Cet altruisme parfois insensé l’a plusieurs fois entrainé dans des situations délicates au point que nous avons considéré cette folle générosité comme un défaut ayant compliqué sa tâche.

En plus de sa première mésaventure avec les blancs qui lui a valu une destitution partielle, un autre évènement marquera un tournoi dans le déséquilibre du pouvoir du roi de Soba : l’arrivée du marabout Yacouba et l’hospitalité qui lui est offerte par son hôte. Il est de coutume que les chefs accueillent en personne chez eux les étrangers de marque pour ensuite l’installer à quelque part si ce dernier veut rester. Pour Yacouba, le dignitaire en faisait trop étant donné que la présence de ce marabout n’arrangeait pas sa relation avec le Blanc. Aucune tradition ne le contraignait de garder chez lui un étranger qui lui apporte les problèmes.

En effet, ce marabout était un hamalliste à 11 graines de chapelet, alors que les hamallistes sont considérés comme persona non grata en France. Au moment qu’une lueur d’espoir d’entente régnait entre l’ancien maitre des lieux et les nouveaux, cette présence suscitera une discorde entre le Kébi (le commandant Bernier et son fils Béma) et le Bolloda (Djigui et sa suite ainsi que l’étranger Yacouba). Quant à Yacouba, il animait le Bolloda (équivalent de nos actuels palais présidentiels est le lieu et le symbole du pouvoir traditionnel) par ses prêches et régnait en seul maitre de ce lieu durant son séjour au détriment de Djigui. Le roi et ses conseillers étaient réduits à des simples spectateurs des cours religieux du marabout, mais aussi étaient gardés de se mêler des affaires qui relevaient du domaine du commandant Bernier et vice-versa.

Comme l’influence de l’homme à chapelet de onze graines s’étendait au-delà de Bolloda, le commandant Bernier vit en lui pas seulement un ennemi juré de la France, mais un potentiel adversaire et rival de son autorité à Soba qu’il faut combattre. Il franchit ainsi son train de commandement pour venir narguer Djigui au Bolloda.

En complicité avec Béma, le commandant monta une cabale contre le marabout. Celui-ci fut arrêté, séquestré et incarcéré par l’administration coloniale avec l’aide du fils de Moussokoro. Cet acte constitue une offense au roi qui, selon la tradition, a failli à son devoir de nourrir et de protéger son étranger contre les dangers internes et externes à défaut de quoi,

le roi aurait déshonoré les lois de l’hospitalité. Pour redorer son blason, il tente de redonner la liberté à son hôte ; pour cela il faut repartir en guerre avec le Kébi et reprendre le dessus sur les soldats au compte de l’administration coloniale ayant déjà recruté chez les indigènes comme renfort.

C’est des outrages de trop pour l’empereur, il rompt le silence et décide de réengager la guerre contre les nazaras. Par le fait, il rejeta la faute à l’interprète Soumaré d’accepter les compromissions avec le Blanc dans le passage suivant :

Nous n’avions pas été colonisés parce que nous n’avions pas été vaincus après une bataille rangée. Nous n’avons jamais engagé de bataille parce que le scélérat, le serpent d’interprète Soumaré avait débité des menteries aux blancs. 36

C’est après cette tirade qu’il décrète la guerre du Bolloda contre les nazaras offenseurs. Cette bravoure du roi a été une erreur monumentale puisque le royaume de Soba ne pouvait rivaliser, en matière d’artillerie, avec l’administration coloniale. Pour la simple raison que Djigui manquait de tout ce qu’il faut pour faire la guerre : ses ressources ont été utilisées dans la construction du rail pour le déplacement du train, les jeunes combattants avaient tous été enroulés dans l’armée française pour se défaire de l’Allemagne nazie ; alors le chef de Soba ne pouvait compter que sur des vieux incapables de tenir droit et marcher correctement. Il décréta quand-même sa loi martiale.

Lorsque Bernier apprit que Djigui préparait une insurrection, il entreprit de réduire à nouveau le pouvoir de celui-ci en lui interdisant les visites du vendredi lors desquelles il participait à la prise des décisions. Tous les privilèges accordés au roi furent coupés, il devint citoyen ordinaire comme tous les autres habitants de Soba qui se lèvent tous les matins avec la peur du commandant civil.

En plus, Bernier rompt tout dialogue avec le centenaire en refusant de recevoir les émissaires du roi au Kébi et, à une des occasions, il les renvoya annoncer à Djigui qu’il n’est plus le chef de Soba, qu’il n’avait plus le droit de donner un quelconque ordre à qui que ce soit dans le village. C’est de cette manière qu’il fut destitué par le commandant en connivence avec son fils Béma. La coriacité du roi et son entêtement à vouloir réussir l’impossible ont scellé son sort pour une bonne fois. Tout comme la première résistance, les vieillards qui composaient sa nouvelle armée n’eurent pas le temps de se préparer que les hommes du commis colonial les maitrisèrent.

36Ibid., p :181.

Mais Djigui peut se réjouir d’avoir obtenu une vengeance divine. Le supplice de Djigui ne dura pas longtemps puisque le quotidien des gens de Soba deviendra très dur et pénible sous le règne de ses nouveaux chefs, Bernier et Béma. La famine et les maladies ont poussé les citoyens à se révolter contre l’autorité en place.

Cette grogne constituait un danger pour l’administration coloniale étant donné qu’elle avait une mainmise du pouvoir. Les villageois auraient découvert ses failles et son incapacité à apporter le bonheur qu’elle chantait lorsqu’elle déposait ses valises à Soba.

Pour pallier cet éventuel désagrément et freiner la montée en colère de la population, le gouverneur de la colonie congédia Bernier et le remplaça par Héraud, ancien instituteur de Soba qui avait toujours vécu en harmonie avec les habitants. Ce fut un instant de soulagement pour Djigui en attendant un autre problème comme d’habitude.

Pendant ce temps, l’Allemagne attaqua de nouveau la France, le Général de Gaule descendra en personne dans les colonies pour chercher un compromis avec les chefs indigènes. La France avait été complément maitrisée et assiégée par les allemands comme sa troupe en avait fait avec les résistants africains. Le seul recours possible était de venir chercher des renforts dans les colonies, mais pour gagner rapidement la sympathie des indigènes, il fallait trouver des mots justes pour le dire.

Donc pour ces besognes, l’administration coloniale avait son interprète, Soumaré qui annonça la nouvelle en mettant l’accent sur la puissance des allemands et il compare la prise de France à celle de tous le Mandingue par les troupes françaises :

« Les Toubabs français avaient été vaincus et chassés de leur pays par les Allemands de Hitler comme les Malinkés de Samory l’avaient été du Mandingue par les troupes françaises après 1880 » 37

Le fait d’être sollicité, pour secourir le maitre Blanc, a été un honneur qui ne se refuse pas, en tout cas pas pour Djigui qui est épris d’une générosité démesurée.

Le roi réhabilité de Soba consent à la cause de la métropole et ordonna de soutirer des ressources aux villageois de plein gré ou mauvais gré. Puis il donne l’instruction de trier les jeunes gens les plus solides pour aller épauler les soldats français au front : « Ce qui m’était demandé sissa – sissa s’appelait fournir des hommes solides capables d’être de bons tirailleurs, de bons guerriers, pour combattre les « Allamas 38 » 39

37Ibid., p :236.

38Mauvaise prononciation de « les allemands » par les villageois

À cette occasion, le général français enroula à nouveau des tirailleurs pour aller vaincre définitivement Hitler. En guise de récompense pour cette énième aide de la part de Djigui, il fut restitué chef suprême de Soba et n’était plus soumis à une quelconque obligation envers l’administration coloniale. Le royaume obtient en même temps la liberté ou encore l’ère des indépendances sonna pour toute la négretie. Les noirs devinrent maitres de leurs destins.

L’altruisme de Djigui, son dévouement sans mesure aux causes de l’autre ne le laisse pas indemne. Plus il contribuait à la guerre de libération de la France, plus son royaume s’appauvrissait et se vidait de ses bras valides et de ses ressources naturelles. Mais ce qu’il faut retenir de cette partie c’est que malgré l’octroi de l’indépendance au royaume de Soba, la ville a perdu plus qu’elle a gagné.

Dans cette deuxième partie consacrée à la chute, nous pouvons en déduire que la colonisation a été l’élément déclencheur d’un processus qui a mis fin à la suprématie des protagonistes, Fama Doumbouya et Djigui Keita. Elle s’était donné une mission salvatrice et civilisatrice dans les colonies pour ne pas se faire haïr par les indigènes.

Dans ce cas, son seul tort apporté aux colonisés devait être seulement les dégâts perpétrés lors du premier contact avec les noirs qui avaient essayé de les repousser. Mais son immixtion et la manipulation qu’elle a faites ont impacté négativement le sort de nos personnages c’est pourquoi nous avons mis l’accent sur ces faits dans cette partie.

En plus de ce point commun du déboire des personnages, ils avaient aussi des défauts particuliers à savoir le conformisme de Fama. Après sa ruine par la colonisation et plus tard l’avènement des indépendances, ce dernier s’était retranché dans l’ancien monde pour ne pas reconnaitre les nouvelles autorités. Cela a fait de lui un solitaire découpé de toutes les réalités de la société.

En toute logique, sa volonté de faire tourner le monde selon son instinct était vouée à l’échec parce qu’il refusait de faire concessions. Donc à vouloir vaincre sans convaincre, Fama a fait le « seul contre tous » et est allé droit au mur.

Et aussi l’intransigeance du roi Djigui. Si l’invasion coloniale a été un coup d’arrêt pour le pouvoir du souverain de Soba, il aurait pu minimiser le drame et s’éviter l’humiliation n’eut

39Ibid., p :83.

été son audace fantaisiste. Contrairement à beaucoup d’autres seigneurs féodaux qui avaient reçu la visite surprise des envahisseurs, Djigui avait été prévenu et informé sur la puissance des troupes françaises pour se préparer en conséquence. Mais il a montré une négligence absolue et s’occupa des cérémonies sacrificatoires pour la pérennité de la dynastie des Keita. Les sacrifices s’étaient montrés réussis pour perpétuer le règne de sa lignée sauf que cela n’a pas empêché les colonnes françaises d’assiéger son royaume et de s’accaparer le pouvoir.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Chute et désillusion dans Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma
Université 🏫: Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako - Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences du Langage FLSL
Auteur·trice·s 🎓:
Fousseyni Mallé

Fousseyni Mallé
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master - Littératures et civilisations - Littérature africaine - 2021-2022
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