Le vivre bien dans les deux constitutions : équatorienne et bolivienne

B- La disposition différenciée du concept de «vivre bien» par chaque constitution

Le « vivre bien » a finalement trouvé son acmé juridique dans les constitutions de l’Équateur (2008) et de la Bolivie (2009), qui, dans une tentative de refondation de l’État, ont procédé à l’inclusion des valeurs, des cultures, des organisations et de la vision du monde des peuples et nations autochtones.

Dans le texte constitutionnel bolivien, les références au « vivre bien » apparaissent dans la section sur les principes, les valeurs et les finalités de l’État.

Dans cette section, le texte dispose que « l’État assume et promeut comme des principes éthico-moraux de la société plurielle »163 le suma qamaña entre autres principes autochtones déjà vus dans la première partie de cette recherche. Ces principes autochtones disposent de la même hiérarchie constitutionnelle que d’autres principes plus classiques comme l’égalité, la liberté, la dignité et la solidarité.

Le « vivre bien » est également lié à l’organisation économique de l’État, dont la constitution dispose que le « modèle économique bolivien est plural et est orienté à rendre la qualité de vie meilleure et le vivre bien »164.

Un système économique pluriel lié à des principes tels que la solidarité et la réciprocité est postulé, où l’État s’engage à redistribuer équitablement les excédents vers des politiques sociales de diverses natures.

De plus, on insiste sur le fait que pour parvenir à «vivre bien dans ses multiples dimensions», l’organisation économique doit viser des objectifs tels que la génération de produit social, la redistribution équitable des richesses, l’industrialisation des ressources naturelles, etc. (article 313)165.

165 GUDYNAS Eduardo, « Tensiones, contradicciones y oportunidades », in FARAH Ivonne et VASAPOLLO Luciano (dir.), Vivir bien: ¿Paradigma no capitalista?, Plural editores, 2011, p. 234.

162 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.

163 Art. 8 de la CPEB de 2009.

164 Art. 306 de la CPEB de 2009.

Selon Audubert, le « vivre bien » pourrait « être considéré comme une métavaleur constitutionnelle qui représente à la fois la cause, la conséquence et même le moyen de toutes les dispositions contenues dans la Constitution bolivienne »166, puisque les autres valeurs présentes dans la constitution semblent subordonnées au « vivre bien », étant donné que toutes tendent à la réalisation de cette métavaleur.

Le tribunal constitutionnel plurinational de la Bolivie définit la notion de « vivre bien » de manière plurielle : à la fois comme un principe juridique, comme une valeur éthique et comme une finalité de l’État.

Le suma qamaña peut être appréhendé sous une triple dimension : comme un principe, une valeur et une fin, une construction qui se déduit de l’art. 8.I de la Loi fondamentale.

Dans sa dimension de principe, il doit être compris comme la base, le fondement de l’ordre juridique, des actes publics et privés, communautaires et individuels; dans sa dimension de valeur, en tant qu’orientation, en tant qu’objectif à atteindre dans la réalisation desdites activités, et en tant que finalité, il doit être compris comme le but ultime projeté par l’État pour la bonne coexistence de l’ensemble de la population.167

Cette notion de « vivre bien » donnée par le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) se retrouve dans plusieurs décisions entre 2012 et 2014, moment où elle a connu son acmé juridique, dont elle constitue souvent le seul fondement juridique.

Dès lors le « vivre bien » devient un synonyme de justice, d’égalité et d’intérêt général168.

Le texte constitutionnel équatorien, à son tour, prévoit le « bien vivre »169 de manière différente. Il le présente comme les « droits du bien vivre », « qui est compris ici comme une notion réceptacle d’où peut être extrait un ensemble de droits subjectifs individuels »170.

166 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 96.

167 Bolivie, Tribunal constitutionnel plurinational, 12 février 2014, Décision constitutionnelle plurinationale 0260/2014.

168 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 97.

169 Le texte constitutionnel bolivien utilise l’écriture « vivre bien » (vivir bien) et le texte constitutionnel équatorien utilise l’écriture « bien vivre » (buen vivir).

170 AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99.

Ainsi, dans cette acception plus générique, le texte constitutionnel prévoit, dans son deuxième chapitre, plusieurs droits : le droit à l’eau, à l’alimentation, à l’environnement sain, à la communication et à l’information, à la culture, à la science, à l’éducation, au logement, à la santé, au travail et à la sécurité sociale.

Par exemple, dans l’article 14 du même chapitre, le texte constitutionnel « reconnait le droit de la population à vivre dans un environnement sain et écologiquement équilibré, qui garantit la soutenabilité et le bien vivre, sumak kawsay ».

Les droits du bien vivre occupent le même rang constitutionnel que d’autres ensembles de droits, comme les droits de participation, les droits de liberté ou encore les droits de la nature. Ensuite, dans son article 275, la constitution équatorienne identifie les principaux champs d’action du buen vivir ou sumak kawsay : le régime du développement et le régime du « bien vivre ».

Le régime du développement est défini comme « l’ensemble organisé, soutenable et dynamique des systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux qui garantissent la réalisation du bien vivre, du sumak kawsay »171.

Parallèlement, le régime du « bien vivre » nécessite la jouissance effective des droits par les « personnes, communautés, peuples et nationalités »172 et également l’exercice de leurs responsabilités « dans le cadre de l’interculturalité, du respect des diversités et de la coexistence harmonique avec la nature »173.

171 Art. 275 de la Constitution de la République de l’Équateur de 2008.

172 Ibid.

173 Ibid.

Le vivre bien et le développement

De cette façon, à l’instar du texte bolivien, dans le texte équatorien, le « vivre bien » semble être un principe qui transcende toute l’action de l’État.

Cette brève analyse du « vivre bien » dans les deux constitutions nous permet ainsi de souligner à la fois des similitudes et des différences. Dans les deux cas, l’idée du « vivre bien » est directement liée aux savoirs et aux traditions des peuples autochtones.

Autrement dit, dans les deux cas, il y a un effort délibéré de rendre visibles les conceptions autochtones, qui ont été durant longtemps mises à l’écart.

Cependant, il y a quelques différences importantes entre les deux lois fondamentales. Dans le cas bolivien, le suma qamaña et les autres principes autochtones prévus dans l’article 8.I sont utilisés pour renforcer l’idée d’une société plurinationale, puisqu’ils servent de fondement éthique à la plurinationalité que défend la Bolivie.

Dans le cas équatorien, toutefois, le sumak kawsay est présenté sur deux niveaux :

  1. d’abord comme le cadre d’un ensemble de droits, mais aussi comme
  2. l’expression d’une grande partie de l’organisation et de l’exécution de ces droits.

Le « bien vivre » en Équateur a une plus grande portée qu’en Bolivie, car le sumak kawsay est apparu dans l’ensemble des droits alors qu’en Bolivie ce lien entre le « vivre bien » et les droits n’est pas explicite.

La disposition différenciée du concept par chaque constitution - sumak kawsay

En Bolivie, le suma qamaña apparait comme une fin de l’État et en Équateur le sumak kawsay apparait dans un haut niveau de la hiérarchie des droits, car d’autres droits en découlent. « C’est-à-dire qu’il est simultanément lié à d’autres conceptions du droit »174.

Pourtant, malgré la prévision constitutionnelle du « vivre bien » autochtone dans les deux constitutions et leur volonté de procéder à une refondation ontologique du droit, le « vivre bien » semble « rester confiné dans le cadre de la modernité occidentale »175.

Les deux constitutions présentent des tensions et des contradictions qui rendent difficile la concrétisation du « vivre bien », spécifiquement dans sa dimension environnementale.

Comme déjà vu antérieurement, le « vivre bien » se présente comme une alternative au développement qui fait de la nature un ensemble de ressources que rendent possible les avancées économiques, c’est-à-dire le développement conventionnel.

elon Gudynas176, le territoire est toujours imaginé comme regorgeant de ressources naturelles, de grandes richesses minérales et d’hydrocarbures attendant d’être exploités. La constitution bolivienne de 2009, dans son article 355, dispose que l’industrialisation et la commercialisation des ressources naturelles seront la priorité de l’État.

En outre, l’article 9 prévoit la promotion de l’exploitation et de l’industrialisation des ressources naturelles comme une fin de l’État, de la même manière que la conservation de l’environnement. Ainsi, l’État bolivien, « loin de se contenter de protéger les ressources et de déléguer leur usage aux seules communautés »177 autochtones, a l’obligation d’exploiter les ressources naturelles du territoire.

Cette obligation est en contradiction avec d’autres normes constitutionnelles comme le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré.

En même temps que l’État doit s’assurer de la conservation de l’environnement, sous le principe du suma qamaña, il doit exploiter et industrialiser les ressources naturelles. De cette façon, « à moins de penser que l’exploitation des ressources naturelles puisse se faire sans aucun dommage à la nature, cette contradiction tue dans l’œuf le projet même d’une « société du Vivir Bien »178.

174 /176  GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 235. / p. 237

175 / 177 /178  AUDUBERT Victor, op.cit., p. 100. /p. 98. /p. 99

Il en va de même en Équateur. Malgré la prévision du sumak kawsay, qui transcende toute l’action de l’État, la constitution mélange les notions de « bien vivre » et de développement économique dans son titre VI.

À ce sujet, Pierre Avril [1997], reprenant l’expression de Carl Schmitt, parle d’un « compromis dilatoire », c’est-à-dire un compromis qui ne convient à aucune des parties et dont les contradictions internes ne peuvent se résoudre que par la pratique ; pratique qui en Équateur et en Bolivie a largement tranché en faveur du projet développementaliste et néo-extractiviste179.

Le justificatif le plus commun dans les deux pays réside dans la nécessité de promouvoir ces projets néo-extractivistes pour accumuler des fonds qui seraient utilisés dans les programmes d’assistance sociale.

C’est-à-dire qu’une relation de causalité et de dépendance entre extractivisme et mesures d’assistance sociale est établie, cette dernière étant présentée comme une partie du « vivre bien ».

Nous pensons, au contraire, que le risque dans les deux pays est de vider le contenu du « vivre bien » et de l’assujettir aux impératifs qu’impose le développement. Selon Gudynas180, on serait devant un « vivre bien » recadré qui tolèrerait des impacts environnementaux et sociaux localisés pour réaliser des améliorations sociales généralisées.

Ce recadrement, selon le même auteur, viole divers préceptes fondamentaux du « vivre bien », comme l’aspiration à un autre type de développement ou encore le principe selon lequel le bien-être de quelques-uns ne peut pas être atteint au détriment du bien-être des autres.

Enfin, l’auteur argumente que défendre ce type de « vivre bien » serait défendre un capitalisme bénévole, « où on maintient des éléments centraux des processus productifs avec une présence étatique plus grande et un réseau de mécanismes de compensation sociale focalisés »181 ; et ce capitalisme bénévole n’est pas compatible avec le « vivre bien », car l’extractivisme génère des impacts sociaux et environnementaux d’une très grande ampleur qui baisse la qualité de vie des personnes et la qualité environnementale.

Ainsi, le fait que les notions de « vivre bien » et de développement « apparaissent plusieurs fois dans les constitutions »182 de la Bolivie et de l’Équateur « démontre la tension à l’œuvre, entre d’un côté la dépendance de ces économies aux marchés internationaux, et de l’autre la volonté de transformer en profondeur ces sociétés »183.

179 / 182/183  AUDUBERT Victor, op.cit., p. 99. / p. 103.

180 GUDYNAS Eduardo, op.cit., p. 238.

181 Ibid., p. 239.

Pour conclure, les dispositions des deux constitutions ne permettent pas de penser le « vivre bien » comme une option pour sortir du modèle de développement conventionnel, mais plutôt comme l’intégration de quelques éléments des cultures autochtones dans ce même modèle, en maintenant, ainsi, la vieille ontologie du droit, celle de la modernité.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2035
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