Un constitutionnalisme latino-américain qui progresse dans le temps

B- Un constitutionnalisme qui progresse dans le temps

Selon Maldonado61, les processus constituants latino-américains du 21e siècle doivent être observés dans le cadre du dépassement d’une tradition juridico-politique coloniale, marquée historiquement par la violence, l’exclusion et la domination des peuples originaires.

Dans ce processus de transformation, le domaine juridique est devenu un élément fondamental pour la compréhension des propositions de changement dans le continent, car les pays qui sont passés par ces changements ont choisi de les faire à partir du spectre constitutionnel.

En effet, nous avons pu constater que les mouvements autochtones initiés dans les années 70 ont été l’épicentre des changements constitutionnels en Bolivie et en Équateur.

À la suite des crises du modèle néolibéral, il y eut des revendications de nouveaux droits sociaux parmi toutes les franges de la population, ces droits incorporent la vision autochtone, comme le droit à l’eau, le buen vivir, la sécurité alimentaire ou les droits de la nature hors de l’optique occidentale62.

Ces mouvements furent initiés dans les années 70, mais les constitutions qui consacrent ces droits, revendiqués surtout par les peuples autochtones dans les rues, ne furent promulguées que dans les années 2000 (2008 pour l’Équateur et 2009 pour la Bolivie).

Les mouvements autochtones ont donc eu besoin de presque 40 ans pour consolider un État plurinational, État que nous étudierons plus profondément dans la prochaine section.

Comme les mouvements autochtones sont la raison et le fondement du NCL (Nouveau constitutionnalisme latino-américain), il est logique que ce dernier ait pris lui aussi 40 ans pour se développer.

Pastor et Dalmáu63 nous enseignent que, malgré les avancées du constitutionnalisme européen à partir du constitutionnalisme démocratique des premières décennies du 20e siècle, compris comme le constitutionnalisme qui exprime la volonté du peuple et non plus un constitutionnalisme de limitation de pouvoir, c’est en Amérique latine que nous trouvons les tentatives de réalisation pratique du constitutionnalisme démocratique, fruit des conditions sociales et politiques présentes dans certains pays.

61 MALDONADO E. Emiliano, « Reflexões críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi (2007-2008) », Revista brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 133.

62 FAJARDO Raquel, « El horizonte del constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la descolonización », in GARAVITO César Rodríguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p. 149.

63 MARTÍINEZ DALMÁU Rubén et VICIANO PASTOR Roberto, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano: fundamentos para una construcción doctrinal », Revista General de Derecho Público Comparado, n. 9, 2011, p. 5.

Malgré les divergences avec le constitutionnalisme européen d’après-guerre, également appelé néoconstitutionnalisme, il est possible d’affirmer que, dans les années 80 et 90, la plupart des pays d’Amérique latine ont suivi les grandes tendances du constitutionnalisme démocratique contemporain, principalement en raison de l’élargissement du catalogue des droits fondamentaux et de nouvelles garanties juridiques qui ont été insérées dans les textes constitutionnels.

Les 3 cycles du mouvement constitutionnel latino-américain

Cependant, le constitutionnalisme en Amérique latine a reçu de nouvelles idées et perspectives, notamment avec la promulgation des Constitutions du Venezuela (1999), de l’Équateur (2008) et de la Bolivie (2009)64.

Selon Fajardo65, nous pouvons classer ce nouveau constitutionnalisme en trois cycles :

  1. le constitutionnalisme multiculturel, qui s’est développé entre 1982 et 1988 ;
  2. le constitutionnalisme pluriculturel, qui s’est développé entre 1989 et 2005 et enfin
  3. le constitutionnalisme plurinational, qui s’est développé entre 2006 et 2009.

Les trois cycles du mouvement constitutionnel latino-américain ont remis en cause, progressivement, les éléments centraux qui servaient à définir les États latino-américains tels qu’ils ont été dessinés dans le XIXe siècle, ce qui constitue un projet majeur de décolonisation de l’État.

Le premier cycle :

Le constitutionnalisme multiculturel (1982-1988)

Ce premier cycle de l’horizon du nouveau constitutionnalisme latino-américain (NCL) fut marqué par l’émergence du multiculturalisme et par les nouvelles demandes des peuples autochtones, qui renforçaient leur identité.

« Deux constitutions centraméricaines, celle du Guatemala en 1985 et celle du Nicaragua en 1987, s’inscrivent dans cet horizon, cherchant à réconcilier leurs sociétés et à répondre aux revendications autochtones dans le cadre des processus de guerre »66.

Ces deux constitutions ont reconnu la formation multiethnique, multiculturelle et multilingue de leurs pays et elles ont reconnu également certains droits spécifiques à des groupes autochtones.

La constitution brésilienne de 1988 adopta également une vision multiculturelle de son pays en reconnaissant des droits spécifiques aux peuples autochtones, comme le droit collectif et originaire à la terre et le droit aux peuples autochtones de gérer seuls les ressources naturelles que se trouvent dans leurs territoires.

C’est durant cette époque de renforcement de l’identité autochtone que les peuples autochtones ont pu s’organiser politiquement en Bolivie et en Équateur, notamment à travers la CIDOB et la CONAIE.

Le deuxième cycle :

Le constitutionnalisme pluriculturel (1989-2005)

Ce cycle de la transformation constitutionnelle latino-américaine fut marqué par le développement d’un constitutionnalisme pluriculturel dans la région.

Les constitutions promulguées dans cet espace de temps ont affirmé le droit individuel et collectif à l’identité culturelle et à la diversité culturelle introduites dans le premier cycle et sont allées plus loin encore : ces constitutions développèrent les concepts de nation multiculturelle et d’État pluriculturel.

Cette définition de la nature de la population marqua l’avancée vers une redéfinition ou transformation de l’État.

Le pluralisme et la diversité culturelle se sont convertis en principes constitutionnels et ont permis de fonder les droits des autochtones, ainsi que les droits des afrodescendants et d’autres groupes minorisés67.

Les constitutions de ce cycle ont été également influencées par la Convention 169 de l’OIT (1989), qui prévoit pour les peuples autochtones, entre autres droits, le droit à l’éducation bilingue, le droit collectif à la terre et le droit à la consultation préalable libre et informée.

Le changement le plus important de ce cycle fut cependant l’introduction du pluralisme juridique, qui a causé une rupture avec l’idée du monisme juridique.

Ainsi, les constitutions de ce cycle ont reconnu les autorités autochtones, leurs normes, leurs procédures et leur justice, autrement dit, leur droit consuétudinaire. À partir de cette reconnaissance des autorités autochtones, l’idée classique de souveraineté, de monopole du droit par les organes ou pouvoirs souverains de l’État et de violence légitime est remise en cause.

Les sources du droit et de la violence légitime sont « pluralisées », puisque ces derniers peuvent être exercés non seulement par l’État, mais aussi par les autorités autochtones de chaque peuple autochtone, toujours sous contrôle constitutionnel.

Un constitutionnalisme latino-américain qui progresse dans le temps

Nous pouvons citer comme exemple de constitution pluriculturelle les constitutions de Colombie (1991), Paraguay (1992), Pérou (1993), Argentine (1994), Bolivie (1994), Équateur (1996 et 1998) et Venezuela (1999), ainsi que la réforme constitutionnelle mexicaine de 1992.

64 DE SOUZA Lucas Silva, DO NASCIMENTO Valéria Ribas et BALEM Isadora Forgiarini, « O novo constitucionalismo latino-americano e os povos indígenas: A visão do direito a partir dos caleidoscópios e dos monóculos », Revista Brasileira de políticas públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 582.

65 FAJARDO Raquel, op.cit., p. 140-141.

66 Ibid., p. 141.

67 Ibid., p. 142.

La reconnaissance du pluralisme juridique durant ce cycle fut possible dans un contexte caractérisé par plusieurs facteurs : la demande autochtone de reconnaissance de leur propre droit, le développement du droit international sur les droits autochtones, l’expansion du discours du multiculturalisme et les réformes structurelles de L’État et de la Justice68.

Pourtant, ce cycle fut également marqué par l’implémentation de réformes néolibérales dans le cadre de la globalisation.

En d’autres termes, l’adoption simultanée des approches néolibérales et des droits autochtones dans les Constitutions, entre autres facteurs, a eu pour conséquence pratique la neutralisation des nouveaux droits conquis […].

L’incorporation de nouveaux droits et pouvoirs autochtones, ainsi que la ratification de traités de droits humains qui sont devenus partie intégrante du bloc constitutionnel, ont généré, en quelque sorte, une inflation des droits sans correspondance avec les mécanismes institutionnels capables de les rendre effectifs.

Ces changements constitutionnels ont laissé en attente la tâche encore incomplète de révision de l’ensemble du droit constitutionnel, administratif, civil, pénal, etc., afin de rendre compte des nouveaux droits et attributions publics reconnus aux peuples autochtones […]69.

Cela généra des disputes internes, p. ex., le pouvoir législatif de nombreux pays réclame qu’on lui attribue la souveraineté d’édicter les lois sans être conditionné à la consultation préalable des peuples autochtones.

Il en va de même pour la juridiction autochtone, qui génère des disputes de compétence et d’interprétation des droits humains.

Le troisième cycle :

Le constitutionnalisme plurinational (2006-2009)

Le troisième cycle de l’horizon du constitutionnalisme latino-américain est marqué par les processus constituants de la Bolivie (2006-2009) et de l’Équateur (2008), dans le contexte de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007.

Ces deux constitutions innovent en prévoyant la plurinationalité de façon expresse.

Selon Fajardo70, elles proposent une refondation de l’État à partir de la reconnaissance expresse des peuples autochtones comme peuples originaires, oubliés par la fondation républicaine, et avec cela elles posent le défi historique de mettre fin au colonialisme.

68 Ibid., p. 144.

69 Ibid., p. 143.

70 Ibid., p. 149.

Les peuples autochtones dans ce cycle ne sont plus compris comme une partie de la population de l’État avec une culture différente, mais comme des nations originaires du continent américain, ayant le droit à l’autodétermination.

Autrement dit, les autochtones sont reconnus comme des sujets politiques collectifs qui ont le droit de déterminer leur propre futur, de s’autogouverner et de participer à de nouveaux accords avec l’État, qui dès lors réunit diverses nations71.

Les revendications autochtones pour la création de nouveaux droits qui incorporerait la perspective autochtone dans la constitution, comme le droit fondamental à l’eau, le buen vivir, entre autres, ont gagné en force lors de la crise du modèle néolibéral installé en Amérique latine durant les années 90 et ont finalement pu être satisfaites par les processus constituants de ce troisième cycle.

Les constitutions du troisième cycle s’inscrivent de manière explicite dans un programme décolonisateur et affirment le pluralisme juridique, la dignité de tous les peuples et cultures ainsi que l’interculturalité.

Un constitutionnalisme latino-américain toujours en transition

Le constitutionnalisme latino-américain est considéré comme un constitutionnalisme de transition.

De plus, selon Boaventura de Sousa Santos72, les mouvements sociaux des années 80, 90 et 2000 ont subverti les fondements des transitions « canoniques », autrement dit occidentales. Selon ces fondements, une telle transition est achevée lorsque toutes les caractéristiques de la démocratie représentative sont présentes.

Pour les peuples autochtones, la transition a une durée plus étendue, elle commence avec la résistance au colonialisme et elle se termine seulement lorsque l’autodétermination des peuples est pleinement reconnue.

Les transformations se situent donc dans un contexte beaucoup plus large de l’émancipation et de la libération. De plus, les transitions « canoniques » ont une conception de temps linéaire, qui va du passé vers le futur et les peuples autochtones demandent une transition vers leur passé ancestral et précolonial.

Finalement, les transitions « canoniques » se passent au sein de « totalités homogènes »73 : l’alternance entre dictature et démocratie en tant que régimes politiques modernes.

71 En Équateur, le CODENPE (Conseil pour le développement des nationalités et des Peuples de l’Équateur) reconnait officiellement treize nationalités autochtones. En Bolivie, la loi du régime électoral n. 26 de 30 juin 2010 reconnait 34 nationalités autochtones.

72 SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad, 2010, p. 63-64.

73 Ibid., p. 65.

Dans le cas des autochtones et des afrodescendants, les transitions se produisent entre des civilisations différentes, des univers culturels avec leurs propres visions du monde dont le dialogue possible, malgré tant de violence et tant de silences, n’est possible que par la traduction interculturelle et toujours avec le risque que les idées les plus fondamentales, les mythes les plus sacrés, les émotions les plus vitales se perdent dans le transit entre différents univers linguistiques, sémantiques et culturels.

Autrement dit, lorsqu’elle est réussie, la transition est dans ce cas aussi une transition conceptuelle, qui se configure comme un métissage conceptuel74.

Nous pouvons citer comme exemple le droit de la Pachamama (la nature) dans la constitution de l’Équateur, qui fait le dialogue interculturel entre le monde moderne occidental des droits et le monde autochtone.

De même, le buen vivir présent dans les constitutions bolivienne et équatorienne est le résultat d’un dialogue entre ces deux mondes.

Enfin, nous pouvons conclure que la transition constitutionnelle du nouveau constitutionnalisme latino-américain sera complète seulement lorsqu’il y aura effectivement dans ces États une démocratie participative plurielle, interculturelle et écologiquement soutenable.

74 Ibid., p. 65.

75 SANTOS Boaventura de Sousa, op.cit., p. 110.

Cela ne pourrait arriver que lors de l’expérimentation : selon Santos75, il n’est pas possible de résoudre aujourd’hui tous les problèmes ou de prévoir tous les accidents qui sont le propre d’un constitutionnalisme transformateur, certaines questions vont rester ouvertes, probablement dans le but de laisser les futures assemblées constituantes y répondre.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Clermont Auvergne - École de droit - Master 2 Droit public approfondi
Auteur·trice·s 🎓:
Thayenne Gouvêa de Mendonça

Thayenne Gouvêa de Mendonça
Année de soutenance 📅: Mémoire en vue de l’obtention de Master en Droit Public mention Carrières Publiques - 2021-2026
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