La parenté à plaisanterie, qu’est-ce que la littérature en dit ?

3. La parenté à plaisanterie, qu’est-ce que la littérature en dit ?
La parenté à plaisanterie considérée comme un instrument de maintien de la cohésion sociale s’inscrit au nombre des faits culturels. Que savons-nous de ce phénomène dont l’origine remonte à des temps immémoriaux ?
Les cousinages de plaisanteries en Afrique de l’Ouest entre universalismes et particularismes, c’est sous ce titre que Etienne Smith(2004) écrit qu’il existe en Afrique de l’Ouest des cousinages de plaisanteries révélant de façon originale la tension, constitutive de la relation à l’autre, entre ethnocentrisme et tolérance, hiérarchie et conflit. Cette pratique selon lui est à la fois confirmation « plaisante » de la différence par l’expression de stéréotypes et reconnaissance d’un trait d’union et lien de sympathie. Ces cousinages plaisants offrent l’exemple d’une « distance moyenne », combinant des éléments d’universalisme et de particularisme. Etienne Smith conclut ses propos par une importante invitation, celle de repenser les points de passage entre ces deux concepts. Tout en partant de l’aspect universel de la pratique, nous essayons d’envisager les changements que le phénomène peut subir avec le numérique dans sa particularité burkinabé.
Sur son site web, le ministère de la culture du Burkina Faso présente un célèbre article intitulé« La parenté à plaisanterie au Burkina Faso, 3Ethnicité et culture : l’Alliance à plaisanterie comme forme de culture ciment entre les ethnies au Burkina Faso ». On en retient que c’est un fait frappant dans le paysage culturel du Burkina Faso. Ce pays compte une soixantaine d’ethnies et, en dépit de cette diversité d’ethnies et de cultures, il règne un esprit de tolérance au sein des populations qui cohabitent paisiblement. C’est du reste ce que soutient Sissao (2004, p 1) en indiquant que la stabilité sociale du pays doit « moins à l’action politique qu’à la force d’institutions traditionnelles comme la parenté et l’alliance à plaisanterie », garantes de paix sociale et véritable « privilège historique ».
C’est l’occasion de souligner le rôle de la parenté à plaisanterie comme ciment entre les ethnies, entre les familles, entre les villages, entre les régions et qui finalement favorisent la cohabitation pacifique empreinte d’entraide mutuelle.
Si cette publication du ministère de la culture laisse voir clairement la pole position que cette pratique occupe dans la cohésion sociale au Burkina, elle invite comme bien d’autres écrits à aller plus loin dans la découverte du thème en lisant l’ouvrage de Alain Joseph Sissao4.
En effet dans son ouvrage intitulé « Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso. Mécanisme de fonctionnement et avenir » Alain Joseph Sissao dresse un tableau complet des relations à plaisanterie au Burkina Faso, tout en décrivant les apports des relations séculaires à la construction d’une société africaine moderne. La présence de relations à plaisanterie contribuerait à la stabilité sociale observée dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest. C’est à juste titre que l’auteur qualifie cette institution de « privilège historique » (Sissao 2002 p. 16). Se fondant sur une série d’enquêtes menées dans les différentes provinces du pays l’auteur explore les différentes modalités selon lesquelles se présentent les alliances et parentés à plaisanterie observables sur le terrain africain.
La première partie de l’œuvre concerne le contexte historique et social de l’émergence des alliances et parentés à plaisanterie, la deuxième vise à l’analyse de leur fondement et de leur impact dans la vie sociale et dans la troisième sont envisagées les perspectives d’avenir dans le sens d’une « réappropriation de la tradition pour le futur », c’est-à-dire de la « modernisation » de ce phénomène. Pour nous, la question que cela suscite d’entrée de jeu c’est : le numérique permet-elle cette réappropriation ?
Pour ce qui concerne le rôle des alliances et parentés à plaisanterie, Sissao reprend l’ensemble des valeurs attribuées généralement au phénomène en les illustrant de maints récits : « purification, moquerie, injure, civisme, effet de défoulement (catharsis), entraide, solidarité, ciment social, portée éducative, vertu thérapeutique au sens où ce jeu permet de « faire le fou pour ne pas le devenir ». (Sissao 2002, p.37)
Ces fonctions dont parle Sissao, sont aussi évoqués par d’autres auteurs. Ainsi dans « Gens de parole », Sory Camara(1992), qui a entrepris une étude de différents aspects de l’alliance, retient que celle-ci « permet de canaliser les tensions éprouvées dans des rapports de parenté clanique et avec les alliés matrimoniaux ». Selon lui « le sanankuya5, à travers les échanges verbaux à caractères irrévérencieux entre alliés, établit une relation pacificatrice qui joue le rôle d’exutoire de tensions qui, autrement, dégénéreraient en violences ». A travers des codes de langage verbal et non verbal les populations alliées s’accorde à décrisper l’atmosphère même en cas de funérailles. Cette forme de métalangage soude les groupes sociaux et les groupes ethniques alliés.
Dans sa thèse sur les moose, « Essayer la folie pour voir, risque et prudence des moose » Damiba(1993) abonde dans le même sens en soulignant que le dakιιre6 fait partie de la catégorie des discours appelés théâtralisations sociales. C’est ainsi que dans le cas d’un décès les alliés contribuent à « exorciser » les douleurs de leur allié en s’autorisant des insultes, en banalisant le mort et la mort. Ce qui du reste contribue à retremper la collectivité meurtrie dans la joie de vivre.
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5 Sanankuya,traduction de parenté à plaisanterie en langue Bambara
6 Dakιιre, terme consacré pour designer la parenté à plaisanterie en mooré(langue des mossis)
Dans la seconde partie de l’œuvre, Alain Joseph Sissao dresse la nomenclature concernant les relations à plaisanterie dans les différentes ethnies du pays, suivie d’une typologie des alliés à plaisanterie. Outre le rôle cathartique qu’on lui reconnaît, l’alliance à plaisanterie se présente comme une instance de réconciliation garante de stabilité sociale, puisque les conflits mis en scène se désintègrent d’eux-mêmes. Il s’agit aussi d’une « école de rhétorique », dans la mesure où l’individu doit apprendre à maîtriser l’art de la parole pour garder la tête haute face aux invectives publiques de ses alliés. L’auteur indique, pour chaque relation, le symbole qui la représente7. Il met en valeur la portée éducative de la parenté et l’alliance à plaisanterie, qui ont pour fonction de renforcer la cohésion sociale en prônant une certaine solidarité interethnique et une transmission des valeurs, en particulier l’art de « bien parler » et de savoir répliquer. Selon lui « Les faits qui sont à l’origine de l’alliance et parenté à plaisanterie ont, en fait contribué au raffermissement des relations sociales, interethniques, communautaires et régionales et ont été de puissants ferments de culture » (Sissao 2002 p. 110).
Dans la dernière partie, sont envisagées les perspectives de « réappropriation » du phénomène pour le futur ainsi que la possible modernisation des relations à plaisanterie. Comme le rappelle Alain Joseph Sissao (2002, p..), les relations à plaisanterie sont évolutives, continuant de se développer en fonction des rencontres et de l’histoire partagée. Parmi les apports de la pratique, la faculté de médiation est un élément fondamental qu’il faudrait pouvoir conserver dans la perspective d’un avenir harmonieux pour la nation tout entière.
Les propositions d’adaptation au monde d’aujourd’hui et qui se fondent sur la volonté d’unité nationale sont faites : ateliers d’initiations, « organisation de matchs de football et de soirées récréatives interethniques », création d’un enseignement des alliances et parentés à plaisanterie au sein du cursus scolaire et universitaire, confection de documents pédagogiques sur l’origine des alliances et parentés à plaisanterie, organisation de colonies de vacances entre régions « alliées à plaisanterie », institution d’une journée nationale, etc., pour « cultiver la différence ».
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7la boisson zom koom(littéralement eau de farine), symbole de l’alliance à plaisanterie entre les Moosi et les Samo ; les arachides évoquant l’alliance à plaisanterie entre les Bisa et les Gurunsi ; le haricot, symbole de l’alliance à plaisanterie entre les patronymes Traoré et Koné, qui se qualifient mutuellement de « mangeurs de haricots » , etc. Ainsi entend-on fréquemment les Gouin accuser les Lobi d’être des « mangeurs de chiens » et ces derniers se défendre en rétorquant que « les Gouin sont de grands buveurs de banji (vin de palme) »
8Méké Meité est Maitre de Conférences u département de lettres modernes à l’Université de Cocody à Abidjan en Côte d’Ivoire
Alain Joseph Sissao conclut ainsi que face à la « modernisation sauvage », au « clientélisme », au « népotisme », au « clanisme », au « régionalisme », il est impératif de « puiser à la source de la tradition pour ne pas perdre son identité » (Sissao 2002, p132).
L’auteur nous invite, à travers cet ouvrage, à envisager une modernité qui tienne compte des valeurs du passé en sachant conserver leur sens malgré les changements socioculturels.
Et en cela il a le soutien de Méké Meité(2004) 8qui dans son article « Les alliances à plaisanterie comme voie », évoque les possibilités d’un recours aux alliances à plaisanterie pour aider à résoudre le conflit ivoirien.
L’œuvre de Sissao intéresse notre étude pas seulement en la quantité des informations qu’elle procure mais aussi et surtout en ce qu’elle insiste sur la nécessité d’une adaptation au monde actuel. Nous allons donc nous inscrire dans cette perspective en nous focalisant sur un aspect de la modernité qui n’est pas particulièrement évoqué dans l’œuvre : la pratique de la parenté à plaisanterie sur les réseaux sociaux. Facebook participe-t-il à la réalisation des recommandations faites par l’auteur ?
Cette revue de littérature nous a permis de faire l’Etat des connaissances non seulement sur Facebook en tant que réseau social leader, sur les savoirs locaux vus de plus en plus comme facteurs de développement et support d’éducation mais aussi et surtout sur la parenté à plaisanterie, objet de notre étude. Ce parcours nous a permis de comprendre la capacité de Facebook à rendre facilement accessible des connaissances et des valeurs notamment dans le milieu des jeunes qui en sont les bénéficiaires privilégiés. Facebook apparaît donc comme un espace privilégié de diffusion d’un domaine marginalisé comme celui des savoirs endogènes et mieux un cadre de conservation et de transmission d’un grand acquis culturel de l’humanité qu’est la parenté à plaisanterie. Ce constat nous amène à nous interroger sur ce en quoi Facebook fait évoluer la pratique.

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