Enfant de CHAM : désir de famille, égalité et distinction

6. Le désir des familles, entre égalité et distinction

a. Le choix de la distinction

Le choix d’inscrire son enfant n’est pas seulement le choix d’une « bonne école », c’est aussi le choix de la musique et c’est encore le choix de la culture.

Ce choix de la musique et de la culture est un choix « distinctif » au sens de Bourdieu[i], c’est-à-dire qu’il use de l’art et de la culture comme moyen de distinction sociale, voire d’ascension sociale de la part d’individus de classe moyennes pour faire fructifier et augmenter leur capital culturel, ou dans le cas présent celui de leurs enfants.

Pour demeurer un instant dans la terminologie de Bourdieu, on comprendra également cette notion de « choix » comme étant part de l’habitus, c’est-à-dire une comportement inscrit dans les nécessités sociales et culturelles de d’individu, pleinement engagé dans l’étroit réseau de relation et de hiérarchies qui le positionnent dans l’espace social (économique et culturel) et qui l’engage avec un sens de l’amor fati, à se diriger volontairement vers ce à quoi cet habitus le destine.

On voit ici que l’investissement parental que nous évoquions peut-être entendu au sens d’un « placement », c’est-à-dire d’une dépense temporaire dans la perspective d’une croissance ultérieure d’un capital tout en étant perçu comme un choix pur et désintéressé. Comme le note Bourdieu « le terme d’investissement doit être entendu au double sens d’investissement économique  – ce qu’il est toujours objectivement, tout en étant méconnu comme tel – et au sens d’investissement affectif que lui donne la psychanalyse ».[ii]

[i] Pierre Bourdieu, La distinction ; Critique sociale du jugement, Minuit, 1979

[ii] Pierre Bourdieu, ibid.

Le choix pour les parents d’inscrire un enfant en CHAM c’est donc un engagement de temps voir d’argent (plusieurs parents évoquent les dépenses indispensables ou volontaires) pour répondre à une pression sociale perçue comme difficile ou menaçante et garantir ou accroître le capital social et culturel de leur enfant.

b. Un choix objectivé, ou presque

Interrogée sur la rigueur exigée par la pratique musicale, Mme Sabani mère de deux enfants scolarisés à l’école Camus exprime cette dimension de l’investissement social avec une certaine franchise : «  nous n’avons pas pour objectif que tous nos enfants deviennent des musiciens. Je pense que les objectifs des parents aujourd’hui – parce que je suis parent d’élève aussi –  c’est d’ouvrir les enfants à la culture.

Notamment dans une ville comme Roubaix où on connaît toutes les problématiques sociales, familiales, économiques etc… Donc [ce dont on a] envie, dans une école comme Camus qui  propose des classes musicales, c’est surtout d’ouvrir nos enfants à la culture, donc là notamment le choix est fait, c’est la musique. […]

Je veux dire on joue le jeu sur l’égalité dès le départ, mais l’enfant part aussi avec son « capital » comme dirait Bourdieu : soit son capital économique, culturel, social etc.

Je veux dire : nous on a fait le choix d’amener notre enfant à la réussite au niveau de la musique, je sais que dans sa classe par exemple, il y avait d’autres enfants qui avaient choisi le même instrument qu’elle et voilà nous on a fait le choix économique d’acheter un piano, de prendre le risque et quand il y a prise de risque forcément y a du sérieux aussi derrière.

Elle (sa fille) sait bien que si on investit, on ne la force pas au travail mais c’est que, déjà, là elle a de quoi travailler à la maison. Et, on sait aussi qu’il faut la suivre, donc on la suit, je vous disais qu’elle a un papa qui est musicien, qui a fait le conservatoire pas de Roubaix, sur Paris donc qui maîtrise bien le solfège, donc il la suit au solfège et au piano également. »

L’évocation des facteurs socio-culturels par cette mère d’élèves ainsi que la référence à Bourdieu peuvent nous laisser penser que nous avons là affaire à une personne ayant particulièrement objectivé ses choix.

Ces signes d’objectivité sociale invoqués dans les réponses que nous venons de citer seraient moins confus mais aussi  moins significatifs s’ils n’étaient brouillés par une référence  parallèle à une «sélection naturelle» dont l’interlocutrice sent bien l’ambiguïté puisqu’elle prévient explicitement qu’elle use de cette   expression «entre guillemets».

La confusion de cette «sélection naturelle» d’autant plus significative qu’elle se déploie en réponse à  une question qui porte sur les efforts exigés par l’enseignement  musical convoque alternativement une sélection sociale ou culturelle et le processus de sélection scolaire. Cette maman lie très clairement  les deux processus quand elle explique le travail de sa fille par son  investissement en tant que parents. En clair, pour cette

parente d’élève, la sélection par l’exigence mise en oeuvre par la   pratique et l’enseignement de la musique est le prolongement direct de   sa recherche de distinction sociale et culturelle.

c. La sélection par la musique

Le choix des CHAM est aussi le choix de la musique et il n’est pas sans intérêt de notre que c’est la musique, plutôt que d’autres  pratiques artistiques, qui se soit retrouvée prise dans ce double jeu  de la démocratisation et de la sélection.

Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la musique et l’enseignement  musical ont été fortement travaillés par l’accroissement massif de la  demande de musique : son écoute, sa pratique et la demande  d’enseignement.

Face à cet accès nouveau des classes populaires à la  musique (par le biais de la radio, puis surtout des enregistrements), la réaction de l’institution, c’est à dire du conservatoire fut  d’abord d’affirmer son identité élitiste et professionnelle, notamment  en maintenant le début du parcours de l’élève par l’épreuve  initiatique du solfège, au moins jusqu’à la crise du Solfège au cours  des années 80.

Pierre BourdieuCette tension n’est pas seulement le résultat d’un déséquilibre entre l’offre rare et la demande croissante ; si l’on en croit Bourdieu elle est inscrite dans le statut social de la musique : « dans sa définition sociale, la « culture musicale » est autre chose qu’une simple somme de savoirs et d’expériences assortie de l’aptitude à discourir à leur propos. La musique est le plus spiritualiste des arts de l’esprit et l’amour de la musique est une garantie de « spiritualité ».

Il suffit de penser à la valeur extraordinaire que confèrent aujourd’hui au lexique de l’ « écoute » les versions spiritualisées  (par exemple psychanalytiques) du langage religieux.

Comme en témoignent les innombrables variations sur l’âme de la musique et la musique de l’âme, la musique a partie liée avec « l’intériorité » (« la musique intérieure ») la plus profonde et il n’y a de concerts que spirituels… Etre « insensible à la musique » représente sans doute, pour un monde bourgeois qui pense son rapport avec le peuple sur le mode des rapports entre l’âme et le corps, comme une forme particulièrement inavouable de grossièreté matérialiste ».[iii]

[iii] Pierre Bourdieu, ibid.

d. Entre ouverture et fermeture

Ainsi, les parents tendraient à user du dispositif des CHAM comme d’un espace scolaire plus sélectif afin de maximiser les chances de réussite de leur enfant. Comme le dit très clairement Laurence Lemaire, maman de Raphaël en CE2 : « Oui, voilà , j’étais pour (l’inscription de son fils à Camus), parce que c’est vrai qu’on est dans un quartier — j’habite le quartier du Pile  — bon, je vais mal juger, mais où la classe sociale est assez peu élevée.

Et on veut mieux, forcément, pour son enfant. Et en voyant Camus, on s’était dit, ah c’est super. Et c’est vrai qu’on a appuyé notre dérogation par la musique. Et c’est vrai que c’est pas uniquement parce qu’on voulait Camus, mais la musique était aussi intéressante. »

Il y a là une tension entre cette volonté « égoïste » de sélection et la vocation des CHAM de démocratisation de la pratique musicale.

Cette tension se poursuit à l’intérieur même des attentes des parents. Parallèlement à leur choix d’une filière sélective, ils peuvent exprimer un désir de démocratisation et d’ouverture du conservatoire.

Cette frustration peut s’exprimer par exemple au sujet des examens d’entrée : «  à partir du moment, raconte Laurence Lemaire, où il (Raphaël) a raté percussions, j’en voulais un peu au conservatoire.

J’avais presque lâché. J’avais trouvé que c’était pas pédagogique la façon dont les examens avaient été menés. J’avais l’impression que le gamin faisait la Star Academy : « t’es pas bon, allez, au suivant ! ». Bon sang ! On lui a dit « tu n’as pas assez travaillé »… vous plaisantez, je l’emmenais trois fois par semaine pour s’entraîner. »

Mais c’est avant tout une sorte de distance douloureuse qu’exprime Dabia Sabani, mère de deux enfants scolarisés à l’école Camus : «  Il manque de rencontre avec les professeurs de solfège et de musique, surtout pour les parents qui ne maîtrisent pas forcément la musique.

Cela pourrait contribuer à la réussite de nos enfants. Malheureusement, à un moment donné la sélection naturelle prend le dessus. Ce n’est finalement pas l’objectif du conservatoire la mixité sociale… ».

e. La dialectique ouverture/fermeture au cœur la musique

Au-delà d’un éclaircissement sur l’implication et l’attente parentale et l’effet de ceux-ci sur le « niveau » scolaire des CHAM, cette tension ouverture/fermeture (que l’on retrouverait probablement dans d’autres contextes de filières sélectives) apparaît d’autant plus significative quand elle s’applique à la pratique et à l’enseignement de la musique, dans la mesure où elle entre en résonance avec des tensions similaires qui s’y déploient.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, les oppositions entre la tradition sélective du conservatoire et la massification de la demande d’enseignement musical a structuré l’évolution de l’enseignement musical.

Plus encore, cette tension semble essentielle à la pratique d’un art et plus encore à celle de la musique : c’est la vision contradictoire que nous évoquerons plus loin entre une conception exclusive de l’art (fondée par exemple sur un supposé talent antérieur) et une conception ouverte de l’excellence comme perspective de la pratique artistique.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Charles de Gaulle – Lille III - UFR Sciences de l’Education
Auteur·trice·s 🎓:
Djanet Aouadi

Djanet Aouadi
Année de soutenance 📅: Mémoire de Master 2 Recherche - 2008/2023
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