Le revenu d’existence : une grande proposition utopique ?

Le revenu d’existence : une grande proposition utopique ?

Ce dépassement de la société actuelle, les théoriciens du « capitalisme cognitif », des « multitudes » et de « l’immatériel » l’associent à une proposition politique forte : le revenu d’existence.

Il s’agit là d’une idée défendue depuis plusieurs années par différents courants de pensée, sous des appellations diverses (allocation universelle, dividende universel, revenu citoyen, revenu de vie, revenu universel, revenu social garanti), et susceptible de prendre des formes notoirement divergentes. Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs en donnent la définition générale suivante : « un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie »3.

Autrement dit, le revenu d’existence est le projet de fournir à chacun de façon inconditionnelle un revenu primaire, strictement individuel, et cumulable avec les revenus du travail. Il se distingue ainsi de tous les dispositifs d’aide sociale existants, attribués sous condition.

1 Le monde du logiciel libre n’est par exemple pas épargné par des pathologies typiques des formes contemporaines du travail, comme le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout. Sur ce sujet, voir Bruce BYFIELD, « Linus Torvalds and Others on Community Burnout », 30 août 2011, en ligne : http://www.datamation.com/open-source/linus-torvalds-and-others-on-community-burnout-1.html (consulté le 08/10/2011).

2 André Gorz notait néanmoins dans son dernier texte que ce dépassement du capitalisme était susceptible de prendre une forme « civilisée » ou « barbare » (Cf. André GORZ, Écologica, op.cit., p. 30).

3 Yannick VANDERBORGHT et Philippe VAN PARIJS, L’allocation universelle, Paris, La Découverte, 2005, p. 6.

Dans sa version contemporaine, l’idée émerge au cours des années 1960, notamment dans une série d’articles de l’économiste américain James Tobin.

Celui-ci suggère l’octroi d’un revenu minimum (le « demogrant ») « plus général et plus généreux que les programmes d’assistance existants »1. Cette proposition se distingue nettement du projet, en apparence similaire, défendu à la même époque par Milton Friedman.

Sous l’appellation d’« impôt négatif », ce dernier préconise en effet dans Capitalisme et Liberté le versement d’un revenu individuel, sous la forme d’un crédit d’impôt, destiné à remplacer les dispositifs de protection sociale existants.

D’un montant modeste, cet « impôt négatif » n’a pas pour fonction d’assurer à lui seul une existence décente à ses bénéficiaires2, ce qui est au contraire l’objectif revendiqué par les partisans du revenu d’existence.

Aux principes d’inconditionnalité, d’individualisation, et de cumulabilité avec les revenus du travail, il faut donc ajouter l’exigence que le montant versé soit d’un niveau suffisant pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux de l’individu.

Le revenu d’existence constitue un élément important du débat politique dans certains pays, comme les Pays-Bas, où il est âprement discuté depuis la deuxième moitié des années 1970. Il est défendu au niveau international par le réseau BIEN (Basic Income Earth Network), constitué en 1986 à l’initiative du philosophe belge Philippe Van Parijs.

En France, il a été évoqué ces dernières années par de nombreux intellectuels et par diverses organisations politiques, sachant que toutes les propositions sont loin d’être équivalentes, et que certaines remettent en cause le principe d’inconditionnalité et/ou le caractère « suffisant » du montant versé3.

1 Ibid. p. 19.

2 Milton Friedman précisait par exemple : « Si, comme toute autre mesure dont le but est de soulager la pauvreté, il réduit les motifs que pourraient avoir ceux que l’on aide de s’aider eux- mêmes, il ne les élimine pas entièrement comme le ferait un système consistant à compléter les revenus jusqu’à ce qu’ils atteignent un certain minimum » (Milton FRIEDMAN, Capitalisme et liberté, traduit de l’anglais par A.M. Charno, Robert Laffont, Paris, 1971, p. 239).

3 Dans le champ politique, Dominique de Villepin, Christine Boutin, Yves Cochet, Alternative Libérale, Europe Écologie et le mouvement altermondialiste Utopia se sont prononcés en faveur d’une forme de revenu d’existence. Celui-ci a été théorisé notamment par Philippe Van Parijs, Yoland Bresson, Alain Caillé, Jean-Marc Ferry, André Gorz, Antonio Negri et Yann Moulier Boutang. On pourra également consulter l’ « appel pour le revenu de vie », lancé en 2009 par un « collectif de citoyens indépendants », et publié sous licence Art Libre [cf. http://appelpourlerevenudevie.org/ (consulté le 11/10/2011)]. Il faut une nouvelle fois souligner avec force, que des différences notables existent entre ces diverses propositions et tentatives de théorisation. Entre la suggestion de Yoland Bresson d’un revenu d’existence à 300 euros par mois, et celle de Yann Moulier Boutang qui réclame un montant proche du SMIC, il y a un monde. Entre la conceptualisation de Philippe Van Parijs qui s’inscrit dans le cadre du libéralisme politique anglo-saxon, et celle d’André Gorz, qui repose sur une relecture du Marx des Grundrisse, les cadres théoriques ne sont pas non plus les mêmes.

Chez Antonio Negri, Yann Moulier Boutang et André Gorz, la proposition du revenu d’existence est directement liée à l’analyse de la nouvelle donne économique.

Elle se comprend en lien étroit avec l’émergence d’une productivité sociale généralisée (un general intellect), qui rend caduque la mesure de chaque contribution individuelle, et légitime la distribution à chacun d’une part de la richesse collectivement produite1.

Autrement dit, le revenu d’existence se présente largement comme une conséquence de la nouvelle nature de l’économie, puisque celle-ci rend la déconnexion entre rémunération et travail salarié de plus en plus souhaitable et, à terme, inévitable.

Ce sont donc les mutations de la sphère productive, qui constituent le socle du revenu d’existence en tant que revendication politique. Il est du reste significatif qu’André Gorz se soit rallié à cette idée (après l’avoir longtemps combattue), au moment où ses analyses convergeaient avec celles des tenants du « capitalisme cognitif », notamment autour de la reconnaissance du general intellect comme principale force productive2.

C’est bien la mise en avant de la nouvelle nature sociale, « immatérielle » et hors-mesure du travail, qui conduit ces penseurs à aller au-delà d’une stratégie de réduction du temps de travail, et à reprendre l’idée du Marx des Grundrisse, selon laquelle la distribution des moyens de paiement doit correspondre, non plus au volume de travail fourni, mais au volume de richesses socialement produites.

Le revenu d’existence se présente ainsi chez les théoriciens liés à Multitudes comme la réponse à la nouvelle nature de l’exploitation, non plus extorsion d’un surtravail, mais prédation de « l’intelligence collective » et appropriation de travail gratuit.

Il apparaît comme la revendication politique majeure liée au nouveau stade du capitalisme, c’est-à-dire comme l’actualisation des luttes ouvrières propres à l’âge industriel, qui portaient elles sur la hausse des salaires et la réduction du temps de travail.

Sa signification profonde est la suivante : il ne s’agit plus dorénavant d’aménager le salariat, mais de sortir de la contrainte salariale et de la dépendance envers la sphère marchande pour la satisfaction des besoins primaires de l’existence.

C’est à la lumière de cet objectif qu’il faut comprendre l’exigence que ce revenu soit d’un montant suffisant pour permettre une vie décente. Comme le souligne André Gorz, toute proposition inférieure aurait en effet pour conséquence de « forcer les chômeurs à accepter des emplois au rabais, pénibles, déconsidérés »1, ce qui est précisément l’inverse du but visé.

1 Yann Moulier Boutang soutient ainsi que « cela n’a pas de sens de parler d’une plus-value de la pollinisation attribuable à une abeille en tant que telle » (Yann MOULIER BOUTANG, L’abeille et l’économiste, op. cit., p. 120). André Gorz écrit de manière similaire que « les contributions individuelles au résultat collectif en deviennent évidemment non mesurables » et que « les notions de durée et de quantité de travail perdent leur pertinence » (André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 83). Antonio Negri et Michael Hardt soutiennent que « dans la mesure où la production sociale se définit aujourd’hui à partir du travail immatériel, c’est-à-dire de la coopération ou de la construction de lien social et de réseaux de communication, l’activité de tous les membres de la société, y compris des plus pauvres, tend à devenir directement productive » (Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, op. cit., p. 164).

2 La « conversion » d’André Gorz au revenu d’existence peut être datée de 1997, avec la publication de Misères du présent, richesse du possible. Cf. André GORZ, « Revenu garanti et postfordisme », EcoRev’, n° 23, été 2006, p. 9-14, en ligne : http://ecorev.org/spip.php?article508 (consulté le 14/11/2011); Christophe FOUREL, « Itinéraire d’un penseur » in Christophe FOUREL, André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 13-37.

Pour André Gorz, la finalité du revenu d’existence est de desserrer radicalement la contrainte salariale, afin de favoriser les activités ne rentrant pas dans le cadre de l’économie monétaire : ce qu’il désigne comme une « autre économie créatrice de richesses intrinsèques, ni mesurables, ni échangeables »2.

Il s’agit également d’opérer « la même inversion du rapport entre activité et revenu que dans le mouvement des logiciels libres »3. Ce point est à comprendre au sens d’un renversement temporel : le revenu devient premier, c’est-à-dire ce qui permet de s’adonner à une activité et non plus la conséquence de celle-ci. Il faut surtout y lire une inversion du rapport entre les moyens et les fins.

L’activité devient une fin poursuivie pour elle-même, en raison de sa valeur intrinsèque, comme dans « l’éthique hacker » décrite par Pekka Himanen. La rémunération n’est plus que le moyen de se consacrer à cette activité, qui peut être la programmation de logiciels, mais aussi les soins apportés à des proches, l’investissement associatif, des pratiques culturelles, etc.

Il apparaît ici une nouvelle fois qu’André Gorz considère le logiciel libre et le revenu d’existence dans la perspective d’un véritable dépassement du capitalisme et d’une sortie de la société du travail : ce que Françoise Gollain décrit comme une « utopie post-marchande »4.

L’anticapitalisme est moins affirmé chez Yann Moulier Boutang, pour qui le revenu d’existence serait tout d’abord un « facteur de stabilisation et d’établissement d’un régime de capitalisme cognitif au sens plein et entier du terme »1. L’argumentation en faveur de l’introduction de ce revenu primaire n’est donc pas exactement la même chez les deux auteurs.

Quand André Gorz met en avant la manière dont celui-ci constitue « le moyen de soustraire la vie à l’imaginaire marchand et à la mise au travail totale »2, Yann Moulier Boutang développe une justification essentiellement économique, insistant sur la reconnaissance du rôle « pollinisateur » de chacun3.

Ces nuances, quoique non négligeables, ne doivent toutefois pas occulter en quoi les propositions avancées par ces auteurs se rejoignent quant au contenu. Tous deux défendent ainsi un revenu d’existence, conçu comme individuel, inconditionnel, cumulable avec les revenus du travail, et d’un montant « suffisant ». Comme le remarque Yann Moulier Boutang, il s’agit donc « davantage d’une question d’accent que d’une véritable opposition »4.

1 André GORZ, « Revenu garanti et postfordisme », op. cit..

2 André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 100.

3 André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 103. Il n’est dès lors guère étonnant de voir plusieurs partisans du logiciel libre regarder avec bienveillance la proposition de revenu garanti. Alexis Kauffman, fondateur du Framablog, remarque ainsi qu’il n’est « pas anodin de voir le logiciel libre et sa culture fournir des arguments aux partisans de cette idée folle. Et inversement, imaginez qu’on assure un jour à tous les membres de la communauté du Libre un revenu minimum pour vivre, ce serait à n’en pas douter une explosion d’enthousiasme et de projets ! » [(aKa, « Le Dividende Universel : valorisation de la couche libre et non marchande de la société », Framablog, 17 mai 2010, en ligne : http://www.framablog.org/index.php/post/2010/05/17/dividende-universel-valorisation-libre-non-marchand (consulté le 11/10/2011)]. Antoine Moreau, créateur de la licence Art Libre, est également un fervent défenseur du revenu d’existence. Il présente celui-ci comme la réponse institutionnelle adéquate à un « déplacement culturel », par lequel tout le monde devient auteur, et par lequel les objets (aussi bien les logiciels que l’art) tendent de plus en plus à être échangés à titre « gracieux » (Antoine MOREAU, entretien cité). Philippe Aigrain se montre quant à lui plus sceptique sur les chances de voir un revenu d’existence être mis en place, bien qu’il considère l’idée avec beaucoup de sympathie et suive depuis des années le BIEN (Philippe AIGRAIN, entretien cité).

4 Françoise GOLLAIN, « L’apport d’André Gorz au débat sur le capitalisme cognitif », op. cit..

Chez les théoriciens liés à Multitudes, le revenu d’existence se présente surtout comme une proposition utopique, au sens où elle constitue un véritable pas de côté par rapport à la société existante5. Il ne s’agit en effet de rien de moins que d’une refonte totale du système de protection sociale, et d’une abolition de la contrainte salariale.

Cette radicalité utopique n’a pas manqué de susciter des critiques fournies. Une objection spontanée insiste sur le coût exorbitant que le revenu d’existence représenterait pour les finances publiques, et donc sur son caractère impraticable : « utopique » au mauvais sens du terme.

Cette critique a pour elle l’apparence de l’évidence, apparence encore renforcée par la crise de la dette publique que traverse l’Europe.

Toutefois, elle est peut-être moins fondée qu’il n’y paraît de prime abord. Dans un article de 2007, Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier, tous deux économistes à l’université Paris 1, ont ainsi détaillé le financement possible d’une telle mesure, sur la base d’un revenu d’existence à sept cents euros pour chaque individu de la majorité à la retraite.

Il ressort de leurs calculs que malgré le coût considérable du dispositif (plus de deux cent quatre-vingt-six milliards d’euros par an), celui-ci est envisageable moyennant une transformation générale du système de protection sociale existant, et une réforme en profondeur de la fiscalité, ce qui n’est certes pas rien1.

1 Yann MOULIER BOUTANG, le capitalisme cognitif, op. cit., p. 227.

2 André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 30.

3 « On va venir à la réforme de la protection sociale, qui brinquebale parce que le nombre de gens qui ont un emploi salarié diminue. La seule façon d’y remédier, c’est de considérer que tout le monde fait de la pollinisation, activité qui doit donner droit à un « revenu d’existence », pas très éloigné du smic » [Yann MOULIER BOUTANG, « Taxons toutes les transactions financières ! », Télérama, 11 septembre 2011, en ligne : http://www.telerama.fr/idees/yann- moulier-boutang-taxons-toutes-les-transactions-financieres,72654.php (consulté le 12/10/2011)].

4 Yann MOULIER BOUTANG, le capitalisme cognitif, op. cit., p. 231.

5 Cette dimension utopique est du reste perceptible jusque dans les antécédents historiques de la proposition de revenu d’existence, que l’on trouve suggérée dans L’Utopie de Thomas More, ou encore chez Charles Fourier.

Une critique plus profonde dénonce dans le revenu d’existence une exhortation à l’oisiveté, et y voit le risque d’un effondrement de l’activité économique. Énoncé de façon triviale, l’argument consiste à dire qu’une garantie de revenu ne saurait qu’inciter la majorité de la population à « manger des chips devant la télé – du moins tant qu’il y aurait encore des chips dans les magasins et des vendeurs dans les magasins »2.

Formulé de manière plus élaborée, il revient à affirmer que si le revenu d’existence est inconditionnel, « une fraction de la population décidera logiquement de ne pas travailler, à moins de postuler un degré de conscience sociale qui ne peut être qu’un aboutissement souhaitable, mais qu’il serait dangereux de poser en préalable »3.

La thèse de la désincitation au travail se trouve encore renforcée par la constatation que la mise en place d’un revenu d’existence nécessiterait de taxer bien plus fortement qu’aujourd’hui les revenus du travail, afin d’assurer son financement.

Il faut enfin noter que si l’argument est d’abord économique, il est aussi philosophique, voire « moral ». Le risque dénoncé est ainsi celui de voir apparaître une culture de « l’assistanat », alors que la nécessité de préserver le travail comme espace de socialisation et de réalisation de soi se trouve fortement affirmée.

Pour les défenseurs du revenu d’existence, cette critique semble plus difficile à écarter que la précédente. Dans son versant économique, elle fait en effet ressortir ce qui constitue, nous semble-t-il, une fragilité théorique de l’opéraïsme : la thèse selon laquelle la nouvelle productivité sociale, biopolitique et pollinisatrice, serait autonome et indépendante du capital.

C’est en effet cette thèse qui sous-tend la revendication d’un revenu d’existence, et permet de contrer l’argument de la désincitation au travail, en posant que le travail est en fait déjà largement indépendant des formes capitalistes censées l’encadrer et l’encourager. Antonio Negri l’affirme explicitement :

C’est le travail vivant, coopératif qui se place « en dehors du capital », plutôt que la force de travail qui est formée et commandée « dans le capital », qui peut constituer l’unité de tout projet général d’émancipation et de libération sociale. C’est sur cette base que s’impose la revendication du « revenu de citoyenneté » comme reconnaissance d’une nouvelle nature productive et d’une nouvelle organisation sociale de l’activité de travail.1

1 Cf. Jean-Marie MONNIER et Carlo VERCELLONE, « Fondements et faisabilité du revenu social garanti », Multitudes, n° 27, hiver 2007, p. 73-84, en ligne : http://multitudes.samizdat.net/Fondements-et-faisabilite-du (consulté le 14/11/2011). Sur le même sujet, on signalera l’existence de l’ouvrage suivant : Albert JÖRIMANN et Bernard KUNDIG (dir.), Le financement d’un revenu de base inconditionnel, Zürich, Seismo, 2010.

2 MATHIAS, commentaire posté le 5 mai 2009 à 7h37, en ligne : http://www.framablog.org/index.php/post/2009/05/04/appel-pour-le-revenu-de-vie (consulté le 12/10/2011).

3 Michel HUSSON, « Droit à l’emploi et RTT ou fin du travail et revenu universel » in COLLECTIF, Travail, critique du travail, émancipation, Les cahiers de critique communiste, Paris, Éditions Syllepse, 2006, p. 11-33.

Or cette autonomie du travail « immatériel » par rapport au capital semble souvent exagérée par Antonio Negri et Yann Moulier Boutang, de même que par André Gorz lorsqu’il s’appuie sur l’exemple de la « communauté Linux ».

L’argument philosophique, lorsqu’il est énoncé par des penseurs de gauche voire d’extrême gauche comme Michel Husson, fait quant à lui apparaître la double nature du travail dans la tradition marxiste : espace de l’exploitation capitaliste et de l’aliénation de l’individu, mais aussi – c’est l’héritage hégélien – voie de l’émancipation humaine par la confrontation à la matière et à l’altérité.

Pour ces critiques marxistes, la proposition de revenu d’existence a le tort de renoncer à la deuxième dimension, sous prétexte de vouloir dépasser la première.

Il ne serait dès lors pas souhaitable de la voir mise en œuvre, indépendamment même de toute question de faisabilité et de soutenabilité économique. Michel Husson préconise ainsi de « renvoyer dos à dos les allégories du travail d’une certaine tradition marxiste (dans sa version stalinienne) et les hymnes à la libération en dehors du travail théorisés notamment par André Gorz »2.

On peut toutefois se demander si cette critique n’est pas dans une certaine mesure auto-contradictoire. En posant d’un côté le travail comme espace crucial de réalisation de soi, et en anticipant de l’autre un désinvestissement massif de celui-ci en cas de garantie inconditionnelle de revenu, l’argument semble manquer de cohérence interne.

En effet, « si le travail est une activité si épanouissante qu’il serait scandaleux de voir certains citoyens en être privés, pourquoi diable certains travailleurs choisiraient-ils volontairement de s’en éloigner ? »3

Les partisans du revenu garanti tentent par ailleurs de répondre à chacun des deux aspects de la critique. Lorsque la menace d’une société d’oisiveté et d’assistanat se trouve brandie, ils répondent que celle-ci est un fantasme, qui repose sur une erreur anthropologique : celle de considérer la paresse et l’inactivité comme la voie qu’emprunteraient spontanément une majorité d’individus en cas de garantie de revenu. Or, prétendent-ils, l’oisiveté ne constitue pour la plupart des gens nullement l’idéal d’une vie réussie, et il n’est donc pas à craindre qu’une part significative de la population renonce à toute activité.

En outre, à l’argument de l’épanouissement par le travail, les défenseurs du revenu d’existence rétorquent qu’une garantie de revenu favoriserait un ensemble d’activités librement choisies qui, bien plus qu’un travail salarié souvent aliénant, seraient à même de répondre aux aspirations des individus.

Cela permettrait ainsi « aux créateurs de créer, aux inventeurs d’inventer, à la multitude d’acteurs qui, pour coopérer, n’ont besoin ni d’entreprises ni de contremaîtres ou d’employeurs, d’inventer la société et de créer du lien social sous la forme de réseaux de coopération gratuite »1. Dès lors, l’attachement à la « valeur-travail » sous la forme qu’elle revêt actuellement dans nos sociétés relèverait d’une forme de cécité historique, et d’une raideur purement dogmatique2.

1 Toni NEGRI, « Travail cognitif, nouvelle conflictualité et revenu garanti », EcoRev’, n° 23, été 2006, p. 18-25, en ligne : http://ecorev.org/spip.php?article510 (consulté le 14/11/2011).

2 Michel HUSSON, « Droit à l’emploi et RTT ou fin du travail et revenu universel », op. cit..

3 Baptiste MYLONDO, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste, Paris, Les Éditions Utopia, 2010, p. 64.

On le voit, les débats engendrés par le revenu d’existence sont foisonnants, passionnants, et nous ne pouvons ici prétendre qu’en donner un bref aperçu, à la lumière des positions défendues par André Gorz, Antonio Negri et Yann Moulier Boutang.

Nous entendons surtout souligner que cette revendication est révélatrice du caractère utopique des pensées qui font l’objet de ce chapitre. La défense du revenu d’existence apparaît ainsi comme ce qui éloigne la théorie de Yann Moulier Boutang d’un discours de légitimation des formes les plus novatrices du capitalisme (discours idéologique vers lequel elle semble tendre parfois), pour l’inscrire, aussi, dans une perspective de profonde transformation sociale.

Chez lui comme chez André Gorz, le revenu d’existence constitue le point de cristallisation d’un projet radical de sortie du capitalisme, au profit d’une société de coopération essentiellement non-marchande, qui permettrait à chaque individu de développer ses « dispositions créatrices […] selon nul étalon préétabli »3. Il signale donc la persistance de l’utopie, au sein d’analyses qui font la part belle à l’exposé des caractéristiques du présent.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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