Le logiciel libre : emblème du présent, embryon de l’avenir

Le logiciel libre : emblème du présent, embryon de l’avenir

Sous la plume de Yann Moulier Boutang, le logiciel libre se voit donc paré d’une valeur exemplaire, et considéré comme pleinement représentatif des mutations économiques contemporaines et des espoirs qu’elles peuvent susciter.

Cela est susceptible d’apparaître légèrement démesuré. N’avons-nous pas ici un exemple clair de généralisation excessive à partir d’un exemple particulier, ou (ce qui revient au même) de réduction abusive d’une situation globale à des traits singuliers ?

Cette critique a été faite à Yann Moulier Boutang par plusieurs auteurs.

Fabien Granjon a ainsi noté que « les nouveaux aspects de production » sur lesquels les tenants de la thèse du « capitalisme cognitif » fondent leur théorie, « ne constituent que des sphères relativement restreintes de l’activité économique : ainsi en est-il du domaine du logiciel libre »1.

De manière analogue, Michel Husson a pointé la tendance de ceux qu’il nomme les « cognitivistes » à « extrapoler des tendances partielles sans comprendre qu’elles ne peuvent se généraliser »2.

Yann Moulier Boutang a cherché à répondre à ces critiques, en traçant un parallèle entre sa démarche et celle de Marx :

1 Fabien GRANJON, « Les nouveaux résistants à l’ère du numérique. Entre utopie sociale et déterminisme technique » in Serge PROULX, Julien RUEFF et Stéphane COUTURE (dir.), L’action communautaire québecoise à l’ère du numérique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008, p. 59-76.

2 Michel HUSSON, « Notes critiques sur le capitalisme cognitif », ContreTemps, n°18, 2007, p. 138-141, en ligne : http://hussonet.free.fr/cognict.pdf (consulté le 03/10/2011).

On s’intéresse en général à des observations empiriques sélectionnées dans un fatras rhapsodique d’informations multiples parce qu’on cherche les variables pertinentes qui commandent la tonalité d’ensemble ou permettent de prévoir des trajectoires d’évolution.

Le grand trait de génie de Marx et Engels n’est pas d’avoir étudié la population laborieuse la plus nombreuse en Angleterre (c’étaient les domestiques qui se comptaient par millions), mais les quelque 250 000 ouvriers des usines de Manchester.1

Si l’on suit le parallèle tracé par Yann Moulier Boutang, il faut donc comprendre que les producteurs de logiciels libres sont emblématiques du « capitalisme cognitif » et de son possible dépassement, tout comme les ouvriers de Manchester étaient pour Marx emblématiques du capitalisme industriel et de son possible dépassement. Le « et » revêt ici une grande importance.

Yann Moulier Boutang montre tout d’abord que le logiciel libre est aujourd’hui profondément inscrit dans la nouvelle donne économique désignée comme un « capitalisme cognitif ».

Ses analyses invitent à reconnaître que l’organisation des collectifs du logiciel libre est « cohérente avec les nouvelles typologies des entreprises apparues depuis les années 1980 »2, c’est-à-dire avec les nécessités capitalistes de réorganisation du travail.

Elles montrent également comment l’économie de l’open source est tout à fait caractéristique des nouvelles formes de captation de valeur mises en œuvre par les entreprises. Elles inclinent enfin à pointer les convergences entre « l’éthique hacker » et le nouveau discours managérial centré autour de l’investissement subjectif au travail. Bref, le logiciel libre apparaît tout d’abord comme l’emblème du capitalisme le plus actuel.

Ce n’est que dans un deuxième temps – aussi bien du raisonnement que du processus historique – que le logiciel libre figure chez Yann Moulier Boutang un au-delà de la société existante.

Le propos d’André Gorz est assez différent, dans la mesure où les collectifs du logiciel libre sont déjà pour lui une « négation pratique des rapports sociaux capitalistes »3.

En effet, les ressources utilisées et produites (le code informatique) y sont soustraites à la privatisation, l’organisation du travail y est largement indépendante de relations hiérarchiques, et l’activité y a pour finalité le développement de soi et non le gain financier. André Gorz parle ainsi – en reprenant l’expression de Richard Barbrook – de « l’anarcho-communisme réellement existant » de la « communauté Linux »1. Autrement dit, les collectifs du logiciel libre figurent pour lui l’embryon d’une société post-capitaliste, en gestation au sein même de la société capitaliste existante, mais déjà profondément distincte de celle-ci.

Et le hacker est la figure emblématique d’une « anti-économie », au sens d’une rébellion des « forces productives humaines » contre « leur captation par le capital »2.

On voit que la nuance avec le propos de Yann Moulier Boutang est importante. Pour le dire de façon quelque peu schématique : le logiciel libre est pour ce dernier emblématique du capitalisme le plus actuel et de son possible dépassement, alors qu’il est pour André Gorz fondamentalement déjà anti, ou plutôt non-capitaliste.

1 Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 99. Cet argument reprend largement celui développé par Antonio Negri et Michael Hardt dans Multitude à partir des notions de « tendance » et « d’hégémonie » : « Le travail immatériel représente une fraction minoritaire du travail global et il est concentré dans les régions dominantes du globe. Nous affirmons en revanche que le travail immatériel est devenu hégémonique d’un point de vue qualitatif et qu’il a imposé une tendance aux autres formes de travail et à la société elle-même. En d’autres termes, il occupe aujourd’hui la même position que le travail industriel il y a cent cinquante ans, lorsque celui-ci ne représentait qu’une petite fraction de la production globale, concentrée géographiquement, tout en exerçant déjà son hégémonie sur toutes les autres formes de production » (Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude, op. cit., p. 136).

2 Yann MOULIER BOUTANG, le capitalisme cognitif, op. cit., p. 125

3 André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 93

La vision de Yann Moulier Boutang est sans doute plus conforme aux représentations en vigueur dans le milieu hacker, au sein duquel l’anticapitalisme demeure une position minoritaire3.

Par ailleurs, lorsque André Gorz fait de la « communauté Linux » le symbole d’une négation réellement existante du capitalisme, il ignore la manière dont la production de ce système d’exploitation est aujourd’hui traversée de part en part par des logiques économiques tout à fait classiques : réductions de coût pour les entreprises, et travail dans le cadre du salariat privé pour nombre de développeurs4.

En revanche, l’analyse de Yann Moulier Boutang conduit à une position politique plus ambiguë que celle d’André Gorz : en faisant du logiciel libre un modèle en un sens normatif, tout en soulignant par ailleurs la convergence de ce modèle avec les formes les plus novatrices de l’économie capitaliste, l’économiste français paraît décerner un satisfecit à ces dernières, alors qu’il maintient aussi un discours résolument anticapitaliste5.

De même, Yann Moulier Boutang reprend largement à son compte le discours du mouvement open source, notamment sur l’organisation des projets « libres », tout en critiquant par ailleurs fortement celui-ci1. Autrement dit, on ne sait si le « capitalisme cognitif » doit selon lui être combattu en tant qu’il demeure un capitalisme, ou loué en tant qu’il suscite la mort progressive du capitalisme industriel.

1 Ibid., p. 95.

2 André GORZ, Écologica, op. cit., p. 21.

3 Il faut ici une fois de plus insister sur l’étonnante diversité des opinions politiques que l’on rencontre parmi les défenseurs du logiciel libre. On trouvera ainsi représentées chez les hackers, et souvent au sein d’un même projet, toutes les tendances politiques existantes ou presque, de l’ultralibéralisme à l’anticapitalisme, en passant par l’apolitisme. Cf. Patrice RIEMENS, « Quelques réflexions sur le concept de «culture hacker» », op. cit..

4 Ces aspects étaient sans nul doute moins prégnants à la fin des années 1990 quand André Gorz écrivait ses premiers textes sur le logiciel libre, et que l’économie de l’open source n’en était qu’à ses balbutiements. Il n’en demeure pas moins qu’au sein de la nébuleuse de projets « libres », le choix de Linux comme emblème d’une négation du capitalisme paraît assez peu judicieux. Il fait par exemple peu de doute qu’un projet comme Debian est nettement plus représentatif des idées défendues par André Gorz.

5 La conclusion de son dernier ouvrage est ainsi intitulée « Sortir du capitalisme, dépasser l’État » (cf. Yann MOULIER BOUTANG, L’abeille et l’économiste, op. cit., p. 233-239).

Cette oscillation se « résout » en fait dans les écrits de Yann Moulier Boutang par un mélange de considérations stratégiques et de tour de force dialectique.

L’économiste préconise ainsi une alliance avec « les couches éclairées du capitalisme cognitif »2 (ce qui inclut bien entendu les acteurs de l’économie de l’open source), afin de hâter le dépérissement du « vieux » capitalisme industriel et à terme du capitalisme tout court.

Le discours tenu sur Google est emblématique de ce positionnement. Yann Moulier Boutang présente ainsi l’entreprise de Mountain View comme contribuant à une « dé- marchandisation puissante du monde », et ancrant « inexorablement dans les esprits et les pratiques de millions de ses usagers les principes de co-construction des biens communs et d’accès gratuit »3.

Le « capitalisme cognitif » se voit donc considéré in fine, à la fois comme un « progrès » par rapport au capitalisme industriel, et comme un moyen permettant le dépassement du capitalisme lui-même4.

L’économie de l’open source en est l’archétype, car elle a précisément cette nature double : d’une part, elle est l’incarnation de cette nouvelle donne économique qui oblige à accorder des marges de liberté plus grandes aux individus et représente donc un « mieux » par rapport à l’organisation industrielle du travail5; d’autre part, elle fait signe vers une sortie du capitalisme, car elle participe pleinement au mouvement par lequel ce dernier, en se renouvelant, crée progressivement et pour ainsi dire malgré lui les conditions de sa disparition.

On peut ajouter à cela que le militantisme du free software est loué par Yann Moulier Boutang, car il représente quant à lui une action consciente et volontaire pour hâter certains changements, notamment en matière de propriété intellectuelle.

1 Cf. Yann MOULIER BOUTANG, « Droits de propriété intellectuelle, terra nullius et capitalisme cognitif », op. cit.

2 Ibid., p. 170.

3 Yann MOULIER BOUTANG et Antoine RÉBISCOUL, « Peut-on faire l’économie de Google ? », op. cit.. Le raisonnement des auteurs nous semble néanmoins faire l’impasse sur le fait suivant : en tant que son modèle économique est presque exclusivement dépendant de la publicité, Google reste profondément lié à l’économie industrielle et à la « société de consommation ». Dans le numéro de Multitudes où figure l’article de Yann Moulier Boutang et Antoine Rébiscoul, les activistes du groupe Ippolita écrivent du reste : « Il nous a semblé assez vite que Google représentait de façon très concrète le mouvement que nous critiquions, celui qui va de la liberté du free software vers l’ouverture de l’open source, ouverture qui se travestit elle- même peu à peu, en une simple ouverture au marché et à toutes ses évolutions » [KARLESSI (GROUPE IPPOLITA), « Contre l’hégémonie de Google, cultivons l’anarchisme des connaissances », op. cit.].

4 Ce que Yann Moulier Boutang traduit dans son dernier ouvrage par une formule un peu embarrassée, exhortant à conclure « un deal avec le capitalisme cognitif, un accord, parce que ce capitalisme cognitif, disons qu’il est compatible avec une sortie du capitalisme » (Yann MOULIER BOUTANG, L’abeille et l’économiste, op. cit., p. 238).

5 Précisons à nouveau que pour Yann Moulier Boutang, ces gains de liberté ne sont pas liés à un projet social ou politique, mais plutôt aux nécessités liées à la nouvelle source de la valeur :

« La coopération entre les cerveaux travaillant sur ordinateurs personnels reliés au réseau des réseaux a besoin de la liberté pour produire l’innovation. […] En raison de la nature du minerai qu’il exploite et cherche à transmuer en valeur économique, il devient donc indispensable pour le capitalisme cognitif de laisser la coopération spontanée se créer elle-même » (Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 165-166).

Il y a finalement un « optimisme » peut-être un peu excessif, aussi bien chez André Gorz que chez Yann Moulier Boutang, mais ce n’est pas exactement le même. Pour le premier, il réside dans la valorisation exagérée – du moins si l’on s’en tient à l’exemple qu’il choisit (Linux) – de l’indépendance des collectifs du logiciel libre par rapport aux logiques capitalistes.

Pour le second, il consiste dans la minimisation des formes de domination, de précarisation, et de souffrance au travail dont peuvent être porteuses les nouvelles organisations en réseau du « capitalisme cognitif », dont les grands projets open source fournissent le modèle1.

Une autre forme « d’optimisme » leur est cependant commune : celle liée à la conviction, soutenue par l’analyse marxienne du general intellect, que l’histoire recèle des dynamiques profondes, qui rendent le dépassement du capitalisme quasi inéluctable sur le long terme2.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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