Le logiciel libre comme modèle productif

Le logiciel libre comme « modèle productif »

Les penseurs liés à Multitudes prêtent dès lors attention aux formes sociales existantes qui semblent en mesure de s’inscrire dans ce processus de dépassement de la société actuelle. C’est ici qu’ils rencontrent le mouvement du logiciel libre.

Ce dernier se trouve pour eux à la fois au cœur du nouveau capitalisme et des potentialités d’emancipation qu’il recèle, conformément à la logique marxiste qui veut que le présent porte en lui la société à venir.

Yann Moulier Boutang est sans doute le théoricien francophone à avoir proposé les analyses les plus ambitieuses, pour tenter de montrer en quoi le logiciel libre est emblématique du capitalisme émergent.

Il l’a ainsi présenté comme le « modèle productif » du « capitalisme cognitif »3. Il faut entendre par là que les collectifs du « libre » ne constituent pas simplement « une modalité d’organisation microéconomique du travail industriel »4, c’est-à-dire une variante (adaptée à un type de bien particulier) des formes antérieures d’organisation. Ils sont bien plutôt l’incarnation d’un nouveau mode de production propre au capitalisme émergent.

1 Cf. Razmig KEUCHEYAN, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, op. cit., p. 13-41.

2 Cf. André GORZ, « Économie de la connaissance, exploitation des savoirs. Entretien avec Carlo Vercellone et Yann Moulier-Boutang », op. cit..

3 Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 134.

4 Ibid., p. 125.

Mutatis mutandis, le logiciel libre tient ainsi dans la théorie développée par Yann Moulier Boutang une place assez similaire à celle occupée par la manufacture d’épingle dans l’analyse par Adam Smith des formes de division du travail, qui allaient se révéler au cœur du capitalisme industriel.

Peut-être a-t-il même une portée supérieure, dans la mesure où Yann Moulier Boutang décrit le modèle productif du logiciel libre selon trois aspects : au plan microéconomique, une modalité d’organisation du travail nettement distincte de la division industrielle et taylorienne du travail; au plan macroéconomique, un modèle des nouvelles formes d’extraction de valeur conforme aux logiques générales du nouveau capitalisme; au plan social, une expression des représentations du travail émergentes, en rupture avec l’ethos dominant la période précédente.

Nous exposerons ici successivement ces trois aspects.

Pour Yann Moulier Boutang, les collectifs du logiciel libre incarnent tout d’abord sous une forme quasi « pure » la « division cognitive » du travail, qui remplace tendanciellement la « division smithienne » du travail.

À rebours de la séparation étanche entre travail de conception et travail d’exécution, poussée à son paroxysme dans le taylorisme1, ils illustrent le déploiement de relations symétriques entre producteurs, fondées sur la circulation de l’information et une grande égalité de statut.

Les spécificités de cette forme originale de division du travail sont liées au nouvel objet de la valorisation capitaliste : le travail créatif et vivant.

En effet, dès lors qu’il ne s’agit plus simplement d’appliquer des savoirs codifiés mais de perpétuellement dépasser ceux-ci par l’innovation, la mise en place de nouveaux modes d’organisation plus souples relève d’une nécessité interne au « capitalisme cognitif ».

L’adaptabilité, la flexibilité et la créativité permises par l’organisation en réseau se révèlent en effet plus propres à stimuler la productivité sociale, inventive et « pollinisatrice », que la rigidité de la one best way propre au taylorisme.

Yann Moulier Boutang soutient ainsi que l’organisation des collectifs du logiciel libre représente une rupture radicale avec le modèle industriel, tout en insistant sur le fait que des caractéristiques issues de l’organisation traditionnelle de la recherche scientifique s’y retrouvent.

Celles-ci y seraient mêlées aux spécificités suivantes, liées à l’émergence d’Internet comme outil de coopération :

– une coopération en temps réel qui partage les connaissances sans aucune des restrictions juridiques qui existent pour les biens couverts définis comme propriétés intellectuelles et qui limite leur usage, leur reproduction et leur circulation.

– un caractère horizontal et non plus hiérarchique ou marchand (les deux grandes formes d’organisation des activités humaines dans le capitalisme : l’entreprise et l’échange marchand).2

1 La citation suivante illustre très bien cet aspect essentiel du taylorisme : « La direction se charge de réunir tous les éléments de la connaissance traditionnelle qui dans le passé, était en la possession des ouvriers, de classer ces informations, d’en faire la synthèse et de tirer de ces connaissances des règles, des lois et des formules. Tout travail intellectuel doit être enlevé à l’atelier pour être concentré dans les bureaux de planification et d’organisation » (Frederic Winslow TAYLOR, La direction scientifique des entreprises, traduit de l’anglais par Luc Maury, Paris, Dunod, 1957, p. 67).

2 Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 111.

Lorsqu’il décrit les caractéristiques du logiciel libre en tant que modèle productif du « capitalisme cognitif », Yann Moulier Boutang reprend donc largement à son compte le discours de l’open source, et ce que nous avons nommé plus haut la « mythologie de la collaboration distribuée » (cf. chapitre 3). Il insiste ainsi sur le partage de l’information, la coopération et l’absence de hiérarchie, sans prendre garde à ce que cette description peut avoir d’idéologique, c’est-à-dire en quoi elle repose en partie sur une idéalisation de la diversité des pratiques effectives (cf. chapitre 4). Certes, le discours de la collaboration distribuée n’est pas entièrement trompeur.

On accordera en effet que la division du travail au sein de la grande majorité des projets « libres » se distingue par certains traits fondamentaux de la division taylorienne du travail.

Comme le rappelle opportunément Philippe Aigrain, « il y a une différence de nature très profonde entre l’assignement forcé à des tâches parcellarisées qui existe dans le monde de la manufacture, et l’affectation négociée en permanence entre des individus et des groupes du temps humain à une variété de tâches qui existe dans les projets de logiciel libre »1.

Toutefois, la caractérisation de l’organisation du travail dans les projets « libres » proposée par Yann Moulier Boutang ne saurait être considérée comme une image parfaitement fidèle de la réalité des pratiques.

Dès lors, la distinction entre une « division cognitive » et une « division smithienne » du travail est bien davantage un outil conceptuel pour définir le nouveau capitalisme, que le moyen d’une description sociologiquement exacte des pratiques spécifiques au « libre ».

Une fois de plus2, le logiciel libre est ici considéré comme modèle, avec tout ce que cela suppose : le choix de présenter une version stylisée du réel qui en minore quelque peu la complexité et la diversité; le principe d’une montée en généralité qui transforme des pratiques liées à un objet et à un milieu social particuliers en emblèmes d’une réalité d’ensemble; la tendance à confondre un propos descriptif et un discours normatif, c’est-à-dire à embrasser d’un même geste ce qui est et ce qui doit, ou devrait, être.

Au plan macroéconomique, le logiciel libre est considéré par Yann Moulier Boutang comme exemplaire des nouvelles modalités d’extraction de la valeur.

Rappelons en effet qu’il existe désormais une puissante économie du logiciel libre, dont le chiffre d’affaires n’a cessé de croître depuis une quinzaine d’années.

Les éditeurs de distributions GNU/Linux commerciales (Red Hat, SuSE, Mandriva) apparus dans la deuxième moitié des années 1990 et les « sociétés de services en logiciels libres » (SSLL, variante « libre » des classiques SSII) en constituent les représentants les plus visibles.

Ceux-ci permettent de comprendre pourquoi l’économie du logiciel libre est souvent décrite comme une « économie de service »1.

Au sein de celle-ci, le logiciel est considéré comme un produit d’appel, la plupart du temps gratuit, du fait des caractéristiques mêmes du « libre » : l’octroi à tous des droits d’utilisation, de copie, de modification et de distribution.

Il permet le développement de prestations payantes d’installation, de personnalisation, de maintenance, de conseil, de formation, etc.2 En ce sens, l’économie du logiciel libre corrobore les analyses des théoriciens du « capitalisme cognitif », pour qui la source de la valeur ne réside plus dans les biens informationnels eux-mêmes, mais dans le déploiement en situation de connaissances et de savoir-faire propres à des sujets humains3.

Elle symbolise le déclin des logiques de rentes informationnelles, au profit de la rémunération de compétences singulières et contextuelles.

1 Philippe AIGRAIN, intervention à la séance de conférences « Logiciel libre et économie de la contribution : le temps de la déprolétarisation », Paris, 6 mars 2010.

2 Yochai Benkler développe un discours tout à fait similaire à celui de Yann Moulier Boutang, lorsqu’il évoque à partir de l’exemple privilégié du logiciel libre un nouveau modèle productif qu’il nomme « production par les pairs fondée sur les communs » (commons-based peer production). Cf. Yochai BENKLER, The Wealth of Networks, op. cit., p. 60.

L’économie du logiciel libre couvre cependant un champ plus vaste que celui occupé par les sociétés spécialisées dans les prestations de services informatiques.

Elle touche désormais – de plus ou moins près – l’ensemble des acteurs industriels du secteur des nouvelles technologies. IBM et Google, pour ne citer que quelques cas emblématiques, financent ainsi des projets « libres » et rémunèrent certains de leurs salariés pour y collaborer.

L’exemple d’IBM est révélateur, tant en raison du caractère massif et précoce des investissements réalisés, que de la réputation de l’entreprise, guère associée à la promotion d’une informatique subversive.

Ses dirigeants ont pourtant décidé dès 1999, alors que le groupe connaissait des difficultés financières, de « libérer » de grandes quantités de lignes de code propriétaires et de mettre en place des équipes pour travailler sur les projets Apache et Linux, avant d’amplifier cette politique à partir de 2002.

Celle-ci a en effet permis à IBM de développer de nouvelles activités de services, mais surtout de réaliser des économies considérables par rapport au coût que représenterait la réalisation en interne de tous les développements informatiques nécessaires à l’entreprise4.

Quant à Google, sa stratégie repose aujourd’hui largement sur le logiciel libre, dont il fait grand usage pour propulser ses services, et qui est au cœur de son système d’exploitation Android, développé pour concurrencer Apple sur le marché des smartphones.

Il n’est donc guère étonnant que l’entreprise de Mountain View soit le premier soutien économique du monde du logiciel libre, dont elle a cherché à s’attirer la bienveillance à travers l’organisation d’événements comme le Google Summer of Code1.

Malgré ces gestes appuyés envers le milieu hacker, la collaboration avec Google n’est pas sans susciter des réticences chez certains « libristes », qui mettent en avant les risques liés à la position de plus en plus hégémonique de l’entreprise, et critiquent son engagement à géométrie variable en faveur de la circulation de l’information2, tout comme sa politique controversée en matière de gestion des données personnelles3.

À quoi il faut ajouter que le modèle économique de Google repose presque entièrement sur la publicité, que certains hackers voient comme l’expression paroxystique d’un modèle de société qu’ils rejettent4.

1 Cf. François ÉLIE, Économie du logiciel libre, Paris, Eyrolles, 2009, p. 10.

2 Cf. APRIL, Livre blanc. Les modèles économiques du logiciel libre, décembre 2007, en ligne : http://www.april.org/livre-blanc-des-modele-economiques-du-logiciel-libre (consulté le 29/09/2011).

3 À partir des années 2000, certaines études ont même soutenu que les prestations de service représentent une part majoritaire des bénéfices engendrés par l’industrie du logiciel considérée dans sa globalité (« propriétaire » et « libre » confondus), part supérieure aux revenus tirés de la vente de logiciels. Voir par exemple : ECONOMIC CENSUS, « Industry Series, Information, Software Publishers and Computer Systems, Design and Related Services », Washington DC, U.S. Census Bureau, 2004.

4 Dans un ouvrage datant de 2007, Don Tapscott et Anthony Williams relevaient qu’IBM investissait cent millions de dollars par an pour le développement de Linux, tout en estimant qu’un investissement dix fois supérieur lui serait nécessaire pour développer seul un système d’exploitation équivalent (Cf. Don TAPSCOTT et Anthony D. WILLIAMS, Wikinomics, op. cit., p. 93 à 97)

Quels que soient l’ampleur et le bien-fondé de ces réticences, le monde du logiciel libre est aujourd’hui profondément lié à des multinationales comme IBM ou Google. Le rapport que les collectifs de développeurs entretiennent avec celles-ci permet de comprendre les logiques propres au « capitalisme cognitif ».

Ce qui apparaît est en effet le mode d’extraction de valeur propre à ce dernier : la captation et la monétarisation de l’activité « pollinisatrice » des sujets connectés. Yann Moulier Boutang écrit ainsi :

Dans le nouveau monde qui nous occupe, la société de la connaissance fait surgir d’elle- même des usages innovants avec la force du nombre. L’intelligence entrepreneuriale consiste désormais à convertir la richesse déjà là dans l’espace virtuel du numérique en valeur économique.1

1 Voici comment Google présente son engagement en faveur du logiciel libre : « Nous sommes les plus importants contributeurs open source du monde, avec vingt millions de lignes de code et plus de huit cents projets, dont quatre (Chrome, Android, Chrome OS et le Google Web Toolkit) dépassent chacun un million de lignes. Nos équipes collaborent avec Mozilla et Apache et nous fournissons une plateforme d’hébergement pour les projets open source (code.google.com/hosting) qui en accueille plus de deux cent cinquante mille. Ces activités ne permettent pas seulement à d’autres de nous aider à perfectionner nos produits, elles offrent aussi à chacun la possibilité d’utiliser nos logiciels comme base pour leurs propres produits lorsque nous n’innovons pas assez » [Jonathan ROSENBERG, « The Meaning of Open », Official Google Blog, 21 décembre 2009, en ligne : http://googleblog.blogspot.com/2009/12/meaning-of-open.html (consulté le 21/09/2011)]. Sur le Google Summer of Code, on se réfèrera au site suivant : http://www.google-melange.com/gsoc/homepage/google/gsoc2011 (consulté le 29/09/2011).

2 Google dépose certaines applications sous des licences libres, mais détient également un grand nombre de brevets, et maintient secret l’algorithme à la base de son système Page Rank.

3 Cf. Damien LELOUP, « Avis de divorce entre Google et le monde du logiciel libre », Le Monde.fr, 1er février 2010, en ligne : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/02/01/avis-de-divorce-entre-google-et-le-monde-du-logiciel-libre_1299717_651865.html (consulté le 29/09/2011).

4 Cf. KARLESSI (GROUPE IPPOLITA), « Contre l’hégémonie de Google, cultivons l’anarchisme des connaissances », Multitudes, n° 36, été 2009, p. 62-71, en ligne : http://multitudes.samizdat.net/Contre-l-hegemonie-de-Google (consulté le 14/11/2011)

L’économie open source repose ainsi sur une association entre des pratiques sociales non marchandes – l’obtention d’une rémunération n’y est pas l’enjeu principal – et la valorisation de celles-ci par des entités commerciales.

Il s’agit d’une « économie hybride », qui voit des entreprises construire des modèles économiques sur la base d’un travail souvent bénévole. Ces « collaborations » ont été globalement bien acceptées dans le monde du logiciel libre.

Elles sont en effet souvent apparues comme un moyen de renforcer le « libre » face au logiciel propriétaire, et donc comme une manière pour les hackers d’assouvir leur passion dans de meilleures conditions2.

Elles ont surtout été d’autant mieux considérées, que les entreprises en sont venues à contribuer elles aussi directement à l’écriture du code, en salariant des développeurs pour ce faire.

Elles ont enfin bénéficié du fait qu’elles ne rendaient pas les développeurs « captifs », en vertu de la possibilité toujours ouverte du fork, c’est-à-dire de la liberté laissée à chacun de copier le code et de monter un projet concurrent en cas de désaccord avec les entreprises partenaires.

La question des rémunérations et/ou des compensations offertes aux personnes dont le travail sert de base à la création de valeur par un acteur privé se pose malgré tout.

Le slogan « vous êtes généreux, je fais de l’argent »3 constitue en effet un principe de départ assez peu engageant pour une « collaboration ». Il n’est pourtant pas très loin de la réalité dans bien des cas, qui confinent à la pure et simple exploitation de travail gratuit. Ainsi, si l’on considère l’économie du logiciel libre en tant qu’économie de service, force est de constater que le service ne produit en lui-même pas de logiciels4.

Il suppose que le produit d’appel existe déjà, et requiert donc l’existence en amont d’un travail souvent non rémunéré, habilement exploité par quelques acteurs économiques5.

Plus globalement, le monde du logiciel libre se révèle exemplaire de logiques caractéristiques de l’économie d’Internet, laquelle crée de la valeur à partir d’échanges et d’activités que les individus accomplissent souvent sur leur temps libre, et qui leur apparaissent avant tout comme des hobbys.

Le principe du crowdsourcing est ainsi une manière de profiter de ce gigantesque réservoir de main d’œuvre bon marché, que représentent tous les « inventeurs et innovateurs du dimanche » (cf. chapitre 3).

Les modèles économiques construits autour des réseaux sociaux et du « Web 2.0 » déploient des logiques de captation de valeur similaires.

Les interactions en ligne y sont au fondement des revenus perçus par les grands acteurs marchands du secteur (Facebook, Doctissimo, etc.), qui monnaient à des annonceurs l’accès ciblé à de larges « communautés » d’internautes ayant investi leurs sites comme plateformes d’échange professionnel, amical ou amoureux.

1 Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 167.

2 Cf. Lawrence LESSIG, Remix. Making Art and Commerce Thrive in the Hybrid Economy, The Penguin Press, New York, 2008, p. 182-183.

3 Cf. Ibid., p. 233.

4 Les prestations de services peuvent parfois s’accompagner d’écriture de code, mais il s’agit alors essentiellement d’ajouts marginaux à des logiciels existants. De plus, il est courant que ces ajouts ne soient pas déposés et reversés au « pot commun »; ce qui est en contradiction avec les licences de type GPL, mais ne donne dans les faits que très rarement lieu à des poursuites.

5 François ÉLIE, Économie du logiciel libre, op. cit., p. 8.

Cette économie, fondée en amont sur des relations sociales médiatisées par Internet et dépendante en aval des revenus de la publicité, a été présentée comme un jeu de dupe par de nombreux auteurs.

Pour ceux-ci, les atours séduisants du « participatif » et du « contributif » dissimulent, parfois assez grossièrement, une logique brutale d’exploitation, que ce soit de travail gratuit ou de données personnelles.

Comme le note de façon sarcastique John Wilbanks, « si vous ne payez pas le produit, c’est que vous êtes le produit ! »1 Félix Weygand pointe quant à lui le fait que les consommateurs de services non payants sur Internet sont aussi des producteurs, qui consentent « à créer gratuitement de la valeur économique au profit d’entreprises qui vont ensuite en faire commerce »2.

Ce qui se révèle au travers de l’économie du logiciel libre, et plus largement d’Internet, est donc la manière dont le « capitalisme cognitif » fonctionne par « prédation d’externalités » et se présente comme « parasitaire ». L’exploitation n’y a plus les traits, dénoncés par le marxisme classique, de la « plus-value » obtenue par le capitaliste grâce au surtravail.

Elle se comprend comme captation et appropriation de ce que Yann Moulier Boutang nomme « l’intelligence collective »3, ou encore « l’activité de pollinisation des cerveaux »4.

1 John WILBANKS, intervention à l’Open World Forum, Paris, 1er octobre 2010.

2 Félix WEYGAND, « Économie de la « société de l’information » : Quoi de neuf ? », op. cit.. Sur ce sujet, voir aussi : Soren Mork PETERSEN, « Loser Generated Content : From Participation to Exploitation », First Monday, volume 13, n° 3, mars 2008, en ligne : http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/rt/printerFriendly/2141/1948 (consulté le 26/09/2011); Matteo PASQUINELLI, Animal Spirits : A Bestiary of the Commons, op. cit.. En sus de la dénonciation des logiques de prédation au sein même de l’économie de « l’immatériel », Matteo Pasquinelli met en avant la nature parasitaire de l’exploitation de l’économie immatérielle par l’économie matérielle, en montrant que les échanges gratuits de musique sur Internet ont par exemple largement contribué au boom des lecteurs mp3 et autres iPods.

3 Cf. Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 57.

4 Yann MOULIER BOUTANG et Antoine RÉBISCOUL, « Peut-on faire l’économie de Google ? », Multitudes, n° 36, été 2009, p. 83-94. On notera malgré tout que, bien que l’économie du logiciel libre se révèle à de multiples égards emblématiques de ces logiques, elle semble aussi par certains aspects mettre en échec les théories du « capitalisme cognitif » et des « multitudes ». Celles-ci affirment en effet que la productivité sociale, partiellement captée par le capital, se déploierait de manière première, c’est-à-dire autonome et indépendante des rapports de production capitalistes. Or un projet comme Linux, dont il est évident que de très ombreuses entreprises tirent des bénéfices importants en aval (que ce soit en l’incorporant à leurs produits, ou en développant une offre de services afférents), repose aussi en amont (c’est- à-dire pour l’écriture du code) sur le fait que des développeurs soient salariés par des entreprises du secteur des nouvelles technologies pour y contribuer. Et il est clair que sans ces heures de travail effectuées dans le cadre d’un contrat de travail classique, le projet n’aurait ni la même figure ni, sans doute, la même ampleur. Autrement dit, l’autonomie du travail immatériel par rapport au capital, telle qu’elle est postulée par Yann Moulier Boutang ou Antonio Negri, ne se vérifie guère sur cet exemple, qui montre de plus que la norme du salariat privé n’est pas nécessairement incompatible avec le déploiement des nouvelles formes de collaboration en réseau. Pour une critique générale de la thèse de l’autonomie du travail immatériel chez Antonio Negri et Michael Hardt, voir aussi : Pierre DARDOT, Christian LAVAL, El Mouhoub MOUHOUD, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, op. cit., p. 213-215.

Le logiciel libre constitue le modèle productif du « capitalisme cognitif » sous un troisième et dernier aspect : celui des représentations du travail. Yann Moulier Boutang affirme ainsi « qu’à partir du phénomène social du libre s’élabore une proposition d’alternative en matière de représentation globale de l’identité au et du travail »1.

Il s’inspire en la matière largement et explicitement des thèses développées par le philosophe finlandais Pekka Himanen, dans son ouvrage paru en 2001 : L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information.

L’argument principal en est que les pratiques et les valeurs du monde du logiciel libre ont donné naissance à « une nouvelle éthique du travail qui s’oppose à l’éthique protestante du travail telle que l’a définie Max Weber »2.

Cette nouvelle éthique se caractériserait par une relation au travail fondée sur la passion et l’intérêt personnel, et non sur le devoir moral et l’intérêt financier.

Pour les hackers, le travail ne serait ainsi ni posé comme fin en soi indépendamment de son contenu, ni considéré comme simple moyen d’assurer sa subsistance ou sa richesse.

L’important serait au contraire la satisfaction personnelle éprouvée dans la réalisation d’une tâche, devant être vécue comme intrinsèquement intéressante et gratifiante : « Les hackers font de la programmation parce que les défis qu’elle génère ont un intérêt intrinsèque pour eux » écrit Pekka Himanen3.

Il cite également Linus Torvalds, qui affirme que pour lui « Linux a largement été un hobby (mais un sérieux, le meilleur de tous) »4. Ce nouveau rapport au travail, qui repose donc sur une logique de développement de soi (Selbstentfaltung1), irait de pair avec une nouvelle relation au temps.

Ainsi, pour les hackers, la distinction entre temps de travail et temps de loisir serait brouillée, au profit d’un temps flexible où travail, hobbies, familles, collègues et amis ne cesseraient d’être entrecroisés.

1 Yann MOULIER BOUTANG, le capitalisme cognitif, op. cit., p. 137.

2 Pekka HIMANEN, L’Éthique hacker, op. cit., p. 10.

3 Ibid., p. 23. Une idée similaire est développée par le créateur de la notion de « capitalisme cognitif », Enzo Rullani : « « Au fur et à mesure que le temps de la vie et le temps du travail se superposent (jusqu’en perspective, au télétravail), la valeur intrinsèque de ce que l’on fait, des rapports qu’on noue (dans une communauté, dans un travail autorégulé, dans un contexte territorial) devient aussi importante que la valeur-argent obtenue sur le marché » [Enzo RULLANI, « Production de connaissance et valeur dans le postfordisme. Entretien avec Antonella Corsani » in Yann MOULIER BOUTANG (coord.), Politique des multitudes, op. cit., p. 110-117].

4 Ibid., p. 34.

Pekka Himanen reconnaît que cette éthique n’est pas apparue ex nihilo avec les hackers, puisqu’elle a des antécédents aussi bien chez les universitaires que – d’une manière différente – chez les artistes, qui entretiennent depuis longtemps un rapport passionné à leur travail, et valorisent une organisation relativement libre de leur temps.

La véritable nouveauté résiderait plutôt dans la manière dont cette nouvelle éthique se répandrait dans la société. « L’éthique hacker du travail se propage doucement vers d’autres secteurs, à l’image de l’éthique protestante qui, selon Weber, a fait son chemin en partant des entreprises créées par des Protestants pour finir par dominer l’esprit du capitalisme » écrit Pekka Himanen2.

L’éthique hacker serait ainsi adoptée dans de larges pans de la main d’œuvre, et se substituerait progressivement à l’éthique protestante, ou à ce que Pekka Himanen présente comme sa déclinaison contemporaine, érigeant l’argent en valeur suprême au détriment de la considération du travail comme devoir3.

Yann Moulier Boutang reprend largement à son compte ces thèses, en présentant l’éthique hacker comme étant au cœur du « capitalisme cognitif », et parfaitement antithétique des représentations ayant dominé le capitalisme industriel.

La « passion hédoniste de l’activité libre et du jeu cognitif »4 remplacerait ainsi le travail prescrit, subordonné, et vécu dans l’ordre de la contrainte, que celle-ci soit financière et/ou morale. Yann Moulier Boutang souligne également que ces représentations du travail sont cohérentes avec les caractéristiques tant microéconomiques (division cognitive du travail) que macroéconomiques (exploitation de l’intelligence collective) du capitalisme émergent.

Le fait que les individus considèrent le travail comme un processus de développement de soi est en effet crucial pour un capitalisme qui ne peut plus encadrer entièrement l’organisation de la production, et a précisément besoin de s’appuyer sur toutes les dimensions de la vie subjective : cognitive, mais aussi émotionnelle, imaginative, désirante, etc.

1 Ce terme, proposé par Stefan Merten pour rendre compte du rapport des développeurs à leur travail, semble assez pertinent, dans la mesure où il exprime bien le fait que les motivations des hackers sont essentiellement personnelles, mais néanmoins nullement réductibles à un simple calcul économique (Cf. Stefan MERTEN, « Logiciel libre et éthique du développement de soi : entretien avec Joanne Richardson », op. cit.). Parler de « développement de soi » permet par exemple de dépasser les analyses de Josh Lerner et Jean Tirole, qui tendent à réduire les motivations des développeurs de logiciel libre à un calcul d’utilité prenant en compte le temps long (cf. Josh LERNER et Jean TIROLE, « Some Simple Economics of Open Source », Journal of Industrial Economics, vol. 50, n° 2, juin 2002, p. 197-234).

2 Ibid. p. 66-67.

3 Cf. Ibid. p. 58-59.

4 Yann MOULIER BOUTANG, Le capitalisme cognitif, op. cit., p. 140.

Au bilan, ce qui apparaît à travers la considération du logiciel libre comme « modèle productif » est donc une opposition trait pour trait entre le capitalisme industriel et le « capitalisme cognitif » : basculement d’une division taylorienne à une « division cognitive » du travail au plan microéconomique; passage des formes classiques d’exploitation liées au surtravail à une appropriation capitaliste conçue comme « prédation de l’intelligence collective » au plan macroéconomique; transition d’une éthique protestante centrée sur le devoir et l’argent vers une « éthique hacker » fondée sur l’épanouissement personnel au plan des représentations du travail.

L’intérêt des analyses de Yann Moulier Boutang est aussi qu’elles permettent d’intégrer pleinement le logiciel libre dans le cadre théorique développé par l’opéraïsme et – moyennant quelques nuances – par le dernier André Gorz. L’économie open source devient ainsi symptomatique de la nature parasitaire du nouveau capitalisme, mais aussi des potentialités d’émancipation que celui-ci recèle, comme le montrent le développement d’organisations du travail non hiérarchiques (« division cognitive » du travail), et d’activités pouvant être vécues comme intrinsèquement gratifiantes (« éthique hacker »).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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