Le mandat d’arrêt du Kenya contre Omar el-Béchir illustre les défis juridiques et politiques auxquels la Cour pénale internationale (CPI) fait face. Cet article met en lumière les tensions entre le droit régional africain et les normes universelles de la CPI.
Université de Douala
Faculté des sciences juridiques et politiques
Mémoire de master II recherche
Droit public
Option : Droit international
Présentation du projet
Le mandat d’arrêt du Kenya contre Omar el-Béchir
(Kenyan Section of the International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security)
Pierre Paul Eyinga Fono II
Dirigé par: Monsieur le Professeur James Mouangue Kobila Agrégé de droit public (Concours international du CAMES) Directeur du master II de droit international
Année académique 2010/2011
Résumé
La volonté de la Cour pénale internationale (CPI) d’obtenir l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR est mise en échec pour des raisons juridiques, politiques et pratiques. L’affaire Kenya Section of the International Commission of Jurists v. Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, souligne cette difficulté et corrobore cet autre revers que la CPI essuie en Afrique.
Ce refus des autorités gouvernementales kenyanes d’arrêter Omar El BECHIR s’inscrit dans l’attitude hostile que les Etats africains développent vis-à-vis de la CPI lorsqu’elle engage des poursuites contre les chefs d’Etats africains. Cette étude soulève le problème de la concurrence entre le droit régional (droit de l’Union africaine ̏ UA ̋ ) et le droit universel (droit de la CPI) dans l’espace juridique kenyan.
D’autant que les Etats africains Parties au Statut de la CPI expliquent le plus souvent leur refus de coopérer avec ladite Cour sur le fondement souvent négligé du droit de l’UA, qui a appelé tous les Etats africains à ne pas coopérer avec la CPI en vue de l’arrestation et de la remise d’Omar El BECHIR.
Dans une approche analytique et sociologique, cette étude met en évidence la mise à l’écart des Organisations non gouvernementales (ONG) dans le processus de coopération du Kenya avec la CPI. Bien qu’ayant joué un rôle majeur dans l’établissement de la CPI, les ONG semblent cependant exclues, par la législation kenyane, de la procédure d’exécution des mandats d’arrêt de la CPI au Kenya.
En effet, leur militantisme à outrance nuit parfois aux intérêts des Etats et met en péril leurs relations avec d’autres Etats. L’on s’efforce aussi d’appréhender la difficulté pour les Etats africains de coopérer avec la CPI sur le fondement de la sauvegarde des intérêts étatiques et du souci de sauvegarder la paix et la stabilité régionales ou sous régionales.
Au regard des règles et principes de droit international (immunité, souveraineté), l’on doit admettre que l’arrestation et la remise d’Omar El BECHIR à la CPI par les Etats africains sont peu probables et peu envisageables, d’autant que ces Etats sont hostiles aux poursuites initiées par la CPI et par le Conseil de Sécurité des Nations Unies contre les hauts responsables d’Etats africains.
Ainsi, après une analyse approfondie du sujet, tant du point de vue théorique que du point de vue pratique, il est difficile que le Kenya respecte ses obligations vis-à-vis de la CPI ; d’autant plus qu’il a aussi des obligations insérées dans d’autres instruments juridiques qu’il a ratifiés et des obligations aussi contraignantes qu’il a vis-à-vis des autres organisations internationales notamment l’UA.
L’on suggère que la CPI suive et respecte l’interprétation des règles d’immunités que pose la Cour internationale de justice dans sa jurisprudence constante, si elle veut gagner la confiance et la sympathie des Etats africains. D’autant que la future juridiction pénale africaine entend accorder et respecter les immunités qui sont attachées aux chefs d’Etat en exercice, il est fort probable que cette juridiction dissiperait les visées néocolonialistes de la CPI et devrait raviver la volonté des Etats africains de sortir de la CPI.
Mots clés : chef d’Etat, compétence universelle, CPI, coutume internationale, immunité, International Commission of Jurists, International Crimes Act, jus cogens, justice, mandat d’arrêt, ONG, paix, qualité et intérêt pour agir, statut de la CPI, Union africaine.
Summary
The International Criminal Court’s (ICC) commitment to obtain the arrest and surrender of Omar Al Bashir is overpowered due to legal, political and practical reasons. The Kenya Section of the International Commission of Jurists V. Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security case, earmarks this difficulty and acknowledges this other setback of the ICC in Africa.
This denial of the Kenyan government authorities to arrest Omar Al-Bashir is part of the hostile attitude of African States against the ICC when it prosecutes African leaders. This study raises the problem of competition between the regional law (AU) and the universal law (ICC) in the Kenyan legal environment. Especially as African Member States to the ICC Statute explain most often their refusal to cooperate with the said Court on the basis of the often neglected rights of the AU, which called on all African States not to cooperate with the ICC with respect to the arrest and surrender of Omar Al Bashir.
Following an analytical and sociological approach, this study highlights the setting aside of Non-Governmental Organizations (NGOs) in the Kenyan cooperation process with the ICC. Despite having played a major role in the establishment of the ICC, NGOs, however, seem excluded by the Kenyan legislation, from the enforcement procedure of the ICC arrest warrants in Kenya. Indeed, NGO’s excessive activism are sometimes detrimental to the interests of States and jeopardize their relations with other states. The study also aims to understand the difficulty for African States to cooperate with the ICC on the basis of the safeguard of state interests and the desire to safeguard regional or sub- regional peace and stability.
In the light of international law rules and principles (immunity, sovereignty), it should be admitted that the arrest and surrender of Omar Al Bashir to the ICC by African States is unlikely and less conceivable, especially taken into consideration that these States are hostile to proceedings initiated by the ICC and the UN Security Council against senior officials of African States.
So after a thorough analysis of the subject, both from a theoretical perspective as practical point of view, it is difficult that Kenya meets its commitments towards the ICC; especially, taking into account that it also has commitments included in other legal instruments which it has ratified and which areas binding as those it has towards other international organizations, especially AU.
We suggest that the ICC follows and respects the interpretation of the rules of immunity raised by the International Court of Justice in its settled case-law, if it wants to win the trust and sympathy of African States. Especially as the future African criminal court intends to grant and respect the immunities of Heads of State in office, it is likely that the court would dissipate the neo-colonialist actions of the ICC and would revive the commitment of African States to quite the ICC.
Keywords: Head of State, Universal Jurisdiction, ICC, International Custom, Immunity, International Commission of Jurists, International Crimes Act, Jus cogens, Arrest warrant, NGOs, Peace, Quality and interest to act, ICC Statute, African Union.
Sommaire
INTRODUCTION GENERALE 1
PREMIERE PARTIE.- LES PROBLEMES DE RECEVABILITE DE LA REQUETE DE L’ICJ 40
Chapitre I.- La qualité et l’intérêt du demandeur 43
Chapitre II.- Les questions de procédure 68
DEUXIEME PARTIE.- LES PROBLEMES DE FOND ABORDES PAR LA COUR KENYANE 94
Chapitre I.- L’applicabilité technique des mandats d’arrêt de la CPI au Kenya 96
Chapitre II.- Le principe de compétence universelle comme instrument de l’ordre public international 125
TROISIEME PARTIE.- LES PROBLEMES DE FOND ELUDES PAR LA COUR KENYANE 160
Chapitre I.- Les problèmes de validité de l’ICA et du conflit de normes internationales. 162 Chapitre II.- Les circonstances particulières 195
CONCLUSION GENERALE 224
Introduction générale
L’arrêt rendu par la Haute Cour kenyane (ci-après : « Cour kenyane ») le 28 novembre 2011 dans l’affaire Kenya Section of the International Commission of Jurists1 v. Attorney General and the Minister of State for Provincial Administration and Internal Security2, est en effet une grande première judiciaire en Afrique3 dans le domaine de l’exécution des mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale (ci-après : « CPI ») émis contre le chef de l’Etat soudanais, Omar Ahmad Hassan El BECHIR4 (ci-après: « Omar El BECHIR »). Jamais auparavant, une juridiction nationale d’un Etat africain Partie au Statut de la CPI n’avait ordonné à ses autorités gouvernementales de procéder à l’arrestation et à la remise du chef de l’Etat soudanais, Omar El BECHIR au cours de ses multiples voyages en Afrique. Seules les Organisations non gouvernementales (ci-après : « ONG ») se sont montrées jusqu’à présent très actives pour concrétiser leur volonté de voir Omar El BECHIR arrêté et remis à la CPI5.
Ces juridictions africaines ont jusque-là, il faut le rappeler, fait preuve de beaucoup de réserve et de discrétion, si ce n’est de soumission à l’égard du pouvoir politique.
Cette décision de la Cour kenyane revêt un caractère audacieux, dans la mesure où la personne à l’encontre de laquelle est décerné le mandat d’arrêt est un chef d’Etat étranger en fonction. Et ce mandat d’arrêt a été émis contre l’avis du gouvernement kenyan, qui a par ailleurs annoncé qu’« il ne respecterait pas cette décision demandant d’appliquer le mandat d’arrêt de la CPI »6.
A travers cette décision, la justice kenyane illustre la volonté de certaines juridictions nationales africaines7 de coopérer avec la CPI, en ce qui concerne l’exécution des mandats d’arrêt de ladite Cour contre Omar El BECHIR et ce, malgré l’opposition des autorités gouvernementales des pays concernés et les tensions entre la CPI et l’Union africaine (ci-après : « UA ») et entre la CPI et les Etats africains8.
L’analyse de ce sujet exige que l’on présente tour à tour ses considérations théoriques (I) et ses considérations d’ordre méthodologique (II).
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1 La International Commission of Jurists (ci-après : « ICJ ») est une ONG de défense des droits de l’homme, créée en 1952, dont le siège se trouve à Genève en Suisse. Elle regroupe des juristes (magistrats, avocats, enseignants de droit) et compte des sections nationales dans certains pays notamment le Kenya. Elle vise à renforcer le rôle des avocats et des magistrats dans la promotion et la protection des droits et la primauté du droit. Elle œuvre aussi pour la mise en conformité du droit national au droit international. Voir http://www.icj.org/commission/ (consultée le 23 février 2012). ↑
2 Voir Kenya Section of the International Commission of Jurists v. Attorney general and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, High court at Nairobi (Nairobi Law Courts), Miscellaneous Criminal Application 685 of 2010, http://www.kenyalaw.org/caselaw/cases/export/77625/pdf (consultée le 4 juillet 2012). ↑
3 Michele PROTESTA, commentant l’affaire Ferrini qui a opposé ce dernier à la République fédérale d’Allemagne devant la Corte di Cassazione d’Italie, relève que cette affaire ̏ was the first case in which the Italian courts addressed the issue of the relationship between foreign state immunity and violations of fundamental human rights norms, expressly invoked by the plaintiff .̋ Voir de cet auteur, « State immunity and Jus Cogens violations: The Alien Tort against the backdrop of the latest development in the ̔ Law of Nations’ », Berkeley Journal of International Law, vol. 28: 2, 2010, pp. 571 – 587 (spéc. p. 580). ↑
4 Omar El BECHIR est le chef de l’Etat du Soudan depuis plus d’un quart de siècle (1989). Il fait l’objet de deux mandats d’arrêt émis par la CPI respectivement le 4 mars 2009 pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre et le 12 juillet 2010 pour crime de génocide perpétrés dans la région du Darfour depuis 2003. Voir Chambre préliminaire I, affaire Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir ») ; Mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad Al Bashir, ICC – 0205-01/09 – 1-tFRA du 4 mars 2009. Voir également Chambre préliminaire I, affaire Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), Deuxième mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad Al Bashir, ICC – 02/05 – 01/09 – 95-tFRA du 12 juillet 2010. ↑
5 Depuis que la CPI a émis ses mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar El BECHIR, il faut souligner que les multiples voyages que ce dernier a effectués à travers l’Afrique ont toujours été émaillés par des manifestations des ONG qui réclament à vive voix son arrestation et sa remise à ladite Cour. Mais à chacune de leurs manifestations, les autorités gouvernementales des pays concernés en ont toujours appelé à leur retenue et à leur compréhension. Voir John BOMPENGO, Radio Okapi (26/02/2014), Mende appelle les ONG réclamant l’arrestation d’Omar El-Béchir à la compréhension, http://www.radiookapi.net/actualité/2014/02/26/mende-appelle-les-ong-reclamant-l-arrestatio-d-omar-el- bechir-a-la-comprehension/ (consultée le 13 novembre 2015). ↑
6 Cf. Peter NG’ETICH / Walter MENYA Allafrica (9/4/2013), Kenya will not arrest Bashir, says Kariuki, http://allafrica.com/stories/201304091377.html (consultée le 21 juin 2013); voir aussi http://www.casafree.com/modules/News/article.php?storyid=97247 (consultée le 23 février 2013). ↑
7 Il faut relever que l’initiative de la justice kenyane a peut-être incité d’autres juridictions nationales africaines à ordonner à leurs autorités gouvernementales d’arrêter et de remettre Omar El BECHIR à la CPI. L’on se souviendra sans doute que la Haute Cour de Pretoria qui, saisie par l’ONG Southern African Center Litigation (ci-après : « SALC »), a enjoint aux autorités sud-africaines de ne pas autoriser Omar El BECHIR à quitter le territoire sud-africain, alors qu’il participait au vingt-et-cinquième (25ème) Sommet de l’UA tenu à Johannesburg (Afrique du Sud), les 14 et 15 juin 2015. Voir Southern African Litigation Center v. Minister of Justice and Constitutional Development and others, Case n° 27740 / 2015, 23 june 2015. Lire aussi Jeune Afrique (14/6/2015), La CPI appelle l’Afrique du Sud à arrêter Omar el-Béchir, http://www.jeuneafrique.com/235937/societe/la-cpi-appelle-lafrique-du-sud-a-arreter-omer-el-bechir/ (consultée le 15 juin 2015) ; lire également RFI (15/6/2015), Omar el-Béchir et la CPI : le dilemme diplomatique de Pretoria, http://www.rfi.fr/afrique/20150615-sommet-ua-pretoria-omar-el-bechir-le- dilemme-diplomatique-cpi-arrestation (consultée le 15 juin 2015). Dans le même sens, la Cour d’appel suprême d’Afrique du Sud a prononcé une décision condamnant la non arrestation par l’Afrique du Sud d’Omar El BECHIR dans l’affaire The Minister of Justce and Constitutional Development v. The South African Litigation Center. Voir The Supreme Court of Appeal of South Africa, The Minister of Justce and Constitutional Development v. The South African Litigation Center, Case n° 867 / 15, ZASCA 17, jugement du 15 mars 2016. ↑
8 Voir Maurice KAMTO qui rappelle que le tournant de la crise entre l’Afrique et la CPI a été atteint lorsque la CPI a émis, le 4 mars 2009, un mandat d’arrêt contre le chef de l’Etat soudanais pour crimes contre l’humanité et pour crimes de guerre. A partir de cette date, les relations entre l’Afrique incarnée par l’UA et la CPI sont devenues tumultueuses et tendues. Voir de cet auteur, « L’ ̏ affaire Al Bashir ̋ et les relations entre l’Afrique et la Cour pénale internationale », in : L’Afrique et le droit international : variations sur l’organisation internationale, Liber Amicorum en l’honneur de Raymond Ranjeva, Paris, Pedone, 2013, pp. 147 – 170 (spéc. pp. 156ss). Voir aussi Jacques B. MBOKANI, « La Cour pénale internationale : une Cour contre les africains ou une Cour attentive à la souffrance des victimes africaines », RQDI, vol. 26. 2, 2013, pp. 48 – 100 (spéc. p. 48). Cet auteur relève en effet que, « [l]a tension entre l’Union africaine (UA) et la CPI en est arrivée à un point tel que le 11 octobre 2013, les dirigeants africains se sont réunis à Addis- Abeba, en sommet extraordinaire, pour discuter d’un éventuel retrait collectif du Statut de Rome créant la CPI ». ↑