Les négociations commerciales multilatérales: Enlisement

Les négociations commerciales multilatérales
Section II. Une institution régulièrement en crise
L’OMC donne de plus en plus l’image d’une institution complètement aux abois, davantage engluée dans des crises sempiternelles et incapable de se départir de ses lourdeurs procédurales, comme en témoigne les crises constantes qui affectent son système de négociations (§1) ainsi que les avatars de son mécanisme de règlement des différends (§ 2).

§ 1. L’enlisement récurrent des négociations commerciales multilatérales

La plupart des négociations commerciales multilatérales conduites par l’organe des négociations commerciales de l’OMC, en l’occurrence la Conférence ministérielle 143, débouche sur des blocages qui ne permettent pas de concrétiser des avancées. Rien qu’à prendre en considération l’enlisement du cycle de Doha, on pourra vite se convaincre de cette réalité (B).
Mais avant cette présentation, il serait plus convenable d’analyser d’abord les raisons profondes du blocage des négociations commerciales multilatérales (A).

A. Les raisons de l’enlisement récurrent des négociations commerciales multilatérales

Les analyses 144 qui ont été effectuées au sujet de l’échec des Conférences ministérielles de l’OMC et des crises multiples y afférentes continuent de susciter de nombreuses inquiétudes.
Parmi les multiples raisons qui ont été avancées pour tenter d’en saisir les causes, les plus importantes sont celles qu’il convient d’analyser maintenant.
Premièrement, l’application de la règle de consensus en matière de négociations commerciales pénalise la progression des agendas. Selon Jean-Marc SIROËN, « la création de l’OMC n’a pas remis en cause la règle du consensus, qui était à la fois nécessaire pour respecter la souveraineté des Etats mais d’autant plus bloquante que le nombre de pays membres [164 en 2016] a augmenté »145.
Deuxièmement, certains auteurs pointent du doigt le modèle de négociation que l’OMC a hérité du GATT, critiqué pour être de moins en moins pertinent. Ceux-ci remettent en cause le concept même de l’engagement unique qui caractérise les négociations multilatérales. En effet, le fait de mettre toutes les questions y compris les questions des plus épineuses telles que l’agriculture dans le même panier ou de lier ces questions à l’ensemble du cycle ralentit significativement les négociations. Ils en viennent donc à conclure que les progrès dans ce domaine seraient beaucoup plus rapides si les dossiers étaient traités distinctement.
A ce propos, Craig Van GRASSTEK écrivait : « On dit souvent que la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent, mais les Membres de l’OMC sont confrontées au problème inverse : bon nombre des éléments qui semblent avoir contribué au succès du Cycle d’Uruguay146 ne produisent pas les mêmes effets depuis le début de l’OMC »147.
Troisièmement, la montée en puissance des pays émergents peut être aussi l’une des clefs d’entrées explicatives du blocage148. Ainsi comme le souligne Jean-Marc SIROËN, « la montée en puissance des pays émergents, aux intérêts pourtant contradictoires, sous le leadership du Brésil et de l’Inde a remis en cause l’ancienne hégémonie des Etats-Unis et de l’Union européenne. L’objectif d’affirmation de ce leadership l’a parfois emporté sur les objectifs mêmes des négociations »149.
On pourrait toujours multiplier les causes régulièrement invoquées par la doctrine. Par exemple, le ralentissement économique, les crises financières, la crise de certains secteurs (automobile, acier) ou encore des sujets de préoccupations contemporaines à l’instar de volonté de protéger l’environnement ou de lutter contre le changement climatique sont autant de facteurs qui entament le plus souvent la volonté d’ouverture des pays en vue d’aboutir au consensus.
D’une façon générale, il est évident que les crises cycliques qui secouent les Conférences ministérielles restent fortement tributaires des événements conjoncturels mais aussi et surtout des enjeux politiques, économiques, ou sociaux. L’histoire constitue un excellent indicateur de la tendance presque pathologique des pays à se concentrer plus sur leurs intérêts défensifs que sur leurs intérêts offensifs.
Dans ces conditions, beaucoup en viennent alors à s’interroger sur la capacité réelle de l’Organisation à se montrer suffisamment résiliente pour permettre de lever les doutes sur le succès des négociations futures. L’enlisement des négociations constitue à cet égard une équation à plusieurs inconnues. Plusieurs exemples permettent de conforter cette analyse.

B. Etude de cas typique: l’impasse du cycle de Doha

Lancé en décembre 2001 pour ne durer que tout au plus trois ans, le cycle de Doha, également dénommée l’Agenda de Doha pour le Développement (ADD) s’est vite retrouvé dans l’impasse. Pour preuve, il a fallut pas moins de six conférences ministérielles 150, plus de douze années de négociations intenses pour aboutir à un accord a minima à Bali 151.
L’ADD est un programme de négociations axé sous le signe de l’engagement unique. Il vise l’intégration des PED-PMA152 au « système commercial multilatéral ouvert [et] fondé sur des règles [qui] correspondent aux besoins de leur développement économique »153 [étant donné que] « le commerce international peut jouer un rôle majeur dans la promotion du développement économique et la réduction de la pauvreté »154.
A l’évidence, l’agenda de Doha est principalement mû par un esprit volontariste. Il s’agit avant tout d’accompagner les économies les plus faibles à réussir progressivement leur intégration au système commercial multilatéral.
Comme le souligne le professeur Mehdi ABBAS, « le cycle de Doha peut être analysé comme la recherche d’un nouveau compromis Nord-Sud en matière de TSD et in extenso un nouveau compromis sur la façon dont s’articulent mondialisation et développement, libre-échange et stratégies nationales de développement »155.
Preuve que la question de développement paraissait centrale dans son contenu, l’ADD a vu tous ses volets assortir de dispositions spéciales qui constituent autant de concessions faites au monde en développement, en particulier aux PMA. Le point d’orgue de cette dynamique reste sans conteste la consécration de la logique du traitement spécial différencié en (TSD)156, envisagé comme l’une des mesures marquantes de cette volonté de rééquilibrage dans les rapports Nord-Sud.
Cependant, cette grandeur de l’esprit de Doha tant célébrée par les promoteurs, s’éclipse rapidement devant les déceptions et régressions engendrées par l’enlisement des négociations devant conduire à son adoption. Les négociations butent régulièrement sur plusieurs points.
Néanmoins la pomme de discorde la plus notable demeure le dossier brûlant de l’agriculture qui voit opposé principalement les États-Unis et l’Union Européenne au bloc des pays émergents formé par le groupe de Cairns157 au sujet des subventions agricoles.
Parallèlement, les différentes parties n’accordent pas leurs violons sur des questions pourtant essentielles telles que l’industrie, les services, l’accès aux marchés publics, le commerce électronique, les droits de propriété intellectuelle etc. A chaque fois annoncées comme susceptibles de déboucher sur un accord imminente, les négociations finissent presque toujours par être purement et simplement repoussées aux calendres grecques.
Au total, de Doha à Bali158, le bilan des douze années de négociations acharnées ayant englouti tant d’énergies et des centaines de millions de dollars paraît plus que mitigé. Force est alors de reconnaître que ces blocages répétitifs des Conférences ministérielles exposent constamment l’OMC à de crises cycliques.
C’est ainsi que les Etats perdent de plus en plus leur confiance dans le système, se détournent du multilatéralisme et préfèrent recourir à la voie bilatérale pour la conquête des marchés; ce qui in fine justifient l’adoption des accords commerciaux préférentiels de type régionaux ou bilatéraux aboutissant ainsi irrémédiablement à la « balkanisation des échanges »159. Il va sans dire que les inquiétudes sur l’avenir du multilatéralisme ne peuvent qu’être légitimement fondées.
Aux difficultés relatives à la crise du cadre de négociations commerciales s’ajoutent celles qui sont liées aux dysfonctionnements internes de l’organe de règlement des différends.
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139 Une bureaucratie excessive, un cadre réglementaire qui ne reflète pas l’évolution des techniques ni celles des pratiques commerciales et un manque de transparence dans les formalités administratives sont entre autres des moyens pour décourager les investisseurs étrangers et tout autre acteur du commerce extérieur. Voir Christian HARBULOT et al, « les nouvelles formes et méthodes de protectionnisme » op.cit., p.5.
140 La sous-évaluation d’une monnaie est une technique de protectionnisme efficace, qui permet d’avantager l’ensemble des industries d’un pays, tout en trouvant sa justification dans diverses considérations financières ou économiques non liées officiellement à l’activité commerciale. Le plus souvent, les grandes puissances économiques la pratiquent, la Chine étant championne dans ce domaine. La sous-évaluation du yuan par la Chine lui permet de vendre ses produits moins chers à l’étranger, d’attirer des capitaux étrangers etc…
141 Au 31 décembre 2011, la base de données du secrétariat de l’OMC sur les « demandes de consultations », (première étape de l’engagement formel d’une procédure de règlement des différends à l’OMC) contenait des renseignements sur 427 demandes portant sur les mesures non tarifaires.
142 Romain BENICCHIO, Céline CHARVERIAT, « L’avenir compromis de l’OMC », op.cit, p. 55 et ss.
143 En vertu de l’Accord instituant l’OMC, la Conférence ministérielle est l’organe de décision suprême de l’OMC habilitée à prendre des décisions sur toutes les questions relevant tout accord commercial multilatéral. Elle sert donc de cadre aux négociations commerciales multilatérales et rassemble à cet effet tous les Membres de l’Organisation qui soit des pays ou des unions douanières.
144 Jean-Marie WAREGNE, « l’OMC après Seattle – le chantier inachevé » Courrier hebdomadaire du CRISP, vol.1712-1713, no.7, 2001, pp. 5-76. De même, voir Jean-Marie WAREGNE, « La Conférence ministérielle de l’OMC à Doha. Le cycle du développement », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol.1739- 1740, no.34, 2001, pp. 5-88.
145 Jean-Marc SIROËN, « l’OMC face à la crise des négociations multilatérales », Les Etudes du CERI – n° 160 – décembre 2009, p.4.
146 Du Kennedy Round jusqu’au Cycle d’Uruguay, les négociations ont été basées sur l’idée que le fait d’avoir plusieurs questions sur la table stimulerait l’ambition, même sur les questions les plus difficiles, en incitant à trouver des compromis entre les sujets. Le Cycle d’Uruguay est allé plus loin en regroupant toutes les questions en un engagement unique.(disponible sur https://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/tif_f/fact4_f.html).
147 Craig VANGRASSTEK, histoire et avenir de l’organisation mondiale du commerce, OMC, 2016, p.583. Il rappelle, pour cela que le Cycle de Doha était fondé lui aussi sur le concept général de compromis entre les différentes questions et sur le schéma de l’engagement unique, mais depuis des doutes sont apparus sur le point de savoir si la formule qui avait fonctionné aux temps du GATT pouvait produire des résultats aussi ambitieux dans le cadre du Cycle de Doha.
148 Jean-Marie WAREGNE, « l’OMC après Seattle – le chantier inachevé » op.cit., p. 7.
149 Jean-Marc SIROËN, « l’OMC face à la crise des négociations multilatérales », op cit., p.5.
150 On mentionnera avec intérêt outre la dernière Conférence Ministérielle en date, en l’occurrence celle de Nairobi, 15-19 décembre 2015, les conférences de : Bali, 3-6décembre 2013; Genève, 15-17 décembre 2011; Genève, 30 novembre – 2 décembre 2009; Hong Kong, 13-18 décembre 2005; Cancún, 10-14 septembre 2003; Doha, 9-13 novembre 2001; Seattle, 30 novembre-3 décembre 1999; Genève, 18-20 mai 1998; Singapour, 9- 13 décembre 1996.
151 Pascal LOROT, « Le cycle de Doha n’a accouché finalement que d’un accord à minima en décembre dernier à Bali », le nouvel economiste.fr, consulté le 10 juin 2015.
152 Conférence ministérielle de l’OMC, Doha, 2001 : déclaration ministérielle, WT/MIN (01) DEC1, § 3.
153 Ibidem. § 2.
154 Ibid.
155 Mehdi ABBAS, « Mondialisation et développement. Que nous enseigne l’enlisement des négociations commerciales de l’OMC ? », LEPII; 9/2009. 2009, p.3.
156 Le TSD comporte six catégories de dispositions : i) les dispositions visant à améliorer les opportunités commerciales pour les PED-PMA, parmi lesquelles celles relatives à l’accès aux marchés des pays du Nord; ii) les dispositions impliquant la prise en compte des intérêts des PED-PMA lors de l’adoption de mesures commerciales par les pays du Nord; iii) les dispositions donnant aux PED-PMA une capacité discrétionnaire dans l’élaboration de leur politique commerciale et les exemptant des disciplines commerciales appliquées par et aux pays développés; iv) les dispositions relatives à l’aide et à l’assistance technique; v) les provisions relatives à la protection de leur marché intérieur; vi) les provisions accordant aux PED-PMA des délais plus longs d’exemption à la norme multilatérale. Pour plus amples une détaillée, cf. Charles-Emmanuel COTE, « De Genève à Doha : Genèse et évolution du Traitement spécial et différencié des pays en développement dans le droit de l’OMC », Revue de droit de McGill, vol. 56,2010, pp.115-176. Voir également, Guy FEUER, « L’Uruguay round et les Pays en développement » Annuaire français de droit international, vol 40, 1994, pp. 758-775.
157 Le Groupe de Cairns regroupe les gros pays agricoles comme l’Australie, l’Afrique du sud, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, la Costa Rica, la Bolivie, le Canada, le Chili, l’Indonésie, la Malaisie, le Guatemala, Nouvelle-Zélande, le Pakistan, le Paraguay, le Pérou, les Philippines, la Thaïlande, et l’Uruguay. En tout, 19 pays réunissant 1/4 de la production agricole mondiale.
158 Le paquet de Bali est constitué de trois piliers essentiels qui sont : i) la facilitation des échanges commerciaux : les mesures prises visent à réduire la bureaucratie aux frontières; ii) l’aide au développement des pays les moins avancés : il est prévu une exemption accrue des droits de douane aux produits provenant des pays les moins avancés; iii) sur l’agriculture l’engagement fut renouvelé à réduire les subventions à l’exportation

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