Comment permettre plus d’égalité de genre au sein de la ludothèque ?

II. Comment permettre plus d’égalité ?

Après avoir échangé avec de nombreux·ses ludothécaires sur les problèmes qu’ils/elles pouvaient rencontrer sur le terrain face aux stéréotypes de genre, beaucoup m’ont avoué ne pas savoir quoi mettre en place dans leur ludothèque, tandis que certaines y avaient réfléchi depuis des années et fait des propositions pour permettre plus d’égalité de genre au sein de la ludothèque, mais celles-ci n’étaient pas partagées.
En choisissant ce sujet, je m’attendais à voir et entendre plus de réactions stéréotypées, de la part des adultes accompagnants notamment.
Finalement j’ai eu l’impression que les enfants eux-mêmes anticipaient les potentielles réactions des adultes ou de leurs pairs et se limitaient parfois dans le choix des jeux comme en témoigne une femme dans le questionnaire, à la question “Est-ce qu’on t’a déjà interdit de jouer à un jeu en particulier ? Si oui : qui et pourquoi ?”, elle répond “Je me suis interdit des jeux, ensuite de courses/agilité car fille et ronde”.
La question est donc de savoir comment la ludothèque peut elle être un lieu d’égalité de genre tout en prônant le jeu libre ? Comment l’aménagement du lieu peut-il être un vecteur d’égalité ? Quelles postures professionnelles peut-on adopter pour que les joueur·se·s se sentent libres de jouer à tout ? Et enfin, que faire des jeux genrés en ludothèque ? Faut-il les rejeter ou les intégrer au fond de jeux ?

A. Aménagement

Tout d’abord, les questionnements sur les jouets et jeux genrés en ludothèque ne sont pas nouveaux. Dominique Dumeste en 2002 écrivait son mémoire du DUGAL sur ce sujet, avant de créer Ludambule.
Puis en 2007, l’ ALIF (Association des Ludothèque d’Ile de France) lance une campagne avec toutes les ludothèques volontaires de son réseau pour “s’interroger sur ses propres pratiques afin de comprendre si les ludothèques sont réellement, comme elles le pressentent, des lieux d’éducation à l’égalité des chances, ou si au contraire elles participent à la transmission culturelle des préjugés sexuels en mettant à la disposition d’enfants des objets stéréotypés sexuellement.” comme elle le dit dans une note envoyée au réseau de l’ALIF.
Cette enquête aboutira à la publication d’un documentaire filmé et mis en ligne ainsi qu’à la création d’une malle pédagogique.
Enfin, l’ALF PACA lors du FIJ de Cannes en 2014 décide de mettre en place un espace de chantier rose et un espace domestique bleu afin de questionner les professionnel·le·s et lesfamilles.
Cependant, ces pratiques et remises en question semblent être individuelles, propres à chaque structure et ponctuelles.
Comment permettre plus d’égalité de genre au sein de la ludothèque ?
Au mois de janvier 2019, après de nombreuses observations, questionnements et échanges j’ai voulu voir le rôle de l’aménagement dans le choix des jeux et les comportements des enfants (situation 6 annexes).
Avec Mathilde, en service civique à Ludambule nous avons donc réfléchi à une séance de TAP (Temps d’Accueil Périscolaire) animée deux fois par semaine par Ludambule dans une école près de Gap qui jouerait sur les codes de genre.
Nous avions déjà participé à une séance la semaine précédente afin de connaître les lieux et les enfants. Nous avons donc fixé l’objectif de la séance : observer si l’aménagement et la posture professionnelle peuvent influencer un choix et/ou un jeu.
La mise en place était la suivante :
Chaque séance commence par un jeu en groupe, avec tous les enfants, nous avons choisi de “mettre en place une corde des chevaliers (jeu de force et équilibre). Nous proposerons aux enfants de faire 2 équipes, sans leur dire de quel jeu il s’agit puis nous observerons leurs réactions, encouragements, …”.
Ludambule étant une ludothèque itinérante, les enfants n’ont pas accès à tout le fond de jeu. Nous avons donc fait une séléction de jeux pour la séance. Aussi, nous avons décidé de mettre “sur deux tables séparées et distinctes par leur couleur les jeux sélectionnés” Nous avons donc trouvé une nappe rose et une nappe bleue et mis chaque table d’un côté de la pièce.
La sélection des jeux à été faite sur des critères de stéréotypes :
Les jeux présents sur la table rose, les “jeux pour les filles” sont les suivants : Gagne ta maman, un jeu de 52 cartes, Camelot, Dream Home, un puzzle observation, Bonjour Simone, Papillons, kapla roses, Bonbons.
Les jeux sur la table bleue sont : Medieval academy, Gagne ton papa, jeu de 52 cartes, 6 qui prend, Bahuts malins, kapla bleus, puzzle observation chevaliers, Carabande, The game.
Nous avons ensuite observé tout au long de la séance les comportements des enfants, leurs choix et leurs réflexions (situation 7 annexes). 9 enfants étaient présents, 5 garçons et 4 filles de 8 à 10 ans pendant 1h30, nous étions 4 animateur·ice·s : un de Ludambule, Mathilde en service civique à Ludambule, Coralie en service civique à Salon de Provence en observation à Ludambule et moi.
Au début de la séance, nous demandons aux enfants de faire 2 équipes, très rapidement les filles se mettent ensemble, 4 garçons se mettent en face et un garçon reste au milieu, il souhaite être avec sa soeur mais elle le pousse vers les garçons.
Je leur présente le jeu : la corde des chevaliers. 2 plots en plastique sont sur des tapis à environ 1m d‟écart et une corde entre eux. Chacun leur tour, les enfants se font face. Très vite les filles ont une stratégie et s’encouragent. il y a un vrai sentiment d‟équipe.
Du côté des garçons, le jeu reste très individuel, le but est d‟abord de faire perdre les filles plutôt que d‟encourager son équipe.
On change les deux joueurs à chaque fois qu’un des deux tombe. Les filles remportent le jeu (10 à 4). Situation 7 Après ce jeu en groupe, nous laissons les enfants choisir leurs jeux sur les tables roses et bleues.
De suite, deux garçons prennent le jeu Medieval Academy :
Tom et Maxence choisissent Medieval Academy, Mathilde, qui connait le jeu leur propose de leur expliquer.
Sur les plateaux de jeu, différents personnages sont représentés dont deux chevaliers à fière allure et un dragon auxquels s‟identifient les garçons (“ah ouais ça c‟est moi !”), en opposition aux vieux hommes barbus (le roi, le libraire et le mendiant) et à la princesse “elle est trop moche”.
Le but du jeu est d‟obtenir des points de chevalerie en progressant dans tous les domaines mais les garçons ne veulent pas séduire la princesse: “c‟est dégoûtant !”. […] Plus tard dans la partie, Mathilde n’a pas beaucoup avancé sur le domaine “séduire la princesse” alors les garçons lui disent “en même temps ça aurait été un prince ça aurait plus marché pour toi” Mathilde répond “oui mais si je préfère les princesses ?” les garçons réagissent “ah non mais moi si ça avait été un prince, c‟était pas possible !” Situation 7
Plus tard dans l’après-midi, nous entendons une réflexion de Maya : “j’ai pas joué à l’académie des chevaliers, si je devais jouer à un jeu ce serait l’académie des princesses”. On remarque donc ici que l’identification joue beaucoup dans le choix d’un jeu et la façon d’y jouer.
Ici, les enfants ne souhaitent pas évoluer sur certains domaines dans le jeu car ils ne s’y reconnaissent pas, ne veulent pas être associés à certaines images comme celle du séducteur de la princesse ou de celles des vieillards et au contraire, c’est ce qui a repoussé
Sur une autre table :
Deux garçons jouent à Carabande, ils construisent ensemble un parcours, suivent le modèle sur la boîte puis jouent sur leur parcours, calmement et en respectant les règles écrites, pas de haussement de voix ni de remise en question des règles.
A la fin de la partie, ils cherchent un autre jeu, ils regardent sur les deux tables (rose et bleue) sans faire de remarques ni de distinction. Situation 7
Ici, les stéréotypes masculins de violence, énervement, agressivité sont invalidés malgré le cadre posé qui est stéréotypé et cherche à séparer les genres.
Les enfants font leur propre choix, on note donc ici l’importance du libre-arbitre des enfants.
Nous n’avons pas pu mesurer à quel point les séances précédentes ont pu influencer ce choix et permettre aux enfants de faire leur propre choix sans prendre en compte le cadre genré proposé sur cette séance exceptionnelle.
A la fin de la séance, nous avons pris un temps pour échanger avec les enfants afin de leur expliquer notre démarche et avoir leurs ressentis et répondre à leurs questionnements.
La première réaction est venue de Pierre qui dit “bah non, on n’avait rien remarqué”.
Nous leur expliquons alors que nous pensons que certains adultes et donc certains enfants aussi pensent qu’il y a des jeux que pour les filles et d‟autres que pour les garçons et que nous pensons qu’il est important pour tous de pouvoir jouer à tout. On a voulu voir si, en aménageant des espaces séparés ça vous influence.
Pierre dit “Bah non, tout le monde a joué tout et Anna a joué aux voitures”. Nous avons remarqué que la parole avait été monopolisée par les garçons lors de cet échange. Situation 7
Cette situation expérimentale m’a permis de valider et d’invalider certains de mes préjugés sur le rôle de l’aménagement dans l’influence du choix et la liberté que les professionnel·le·s autorisent aux joueur·se·s et m’a aussi posé question.
Les réflexions et comportements des enfants après cette séance m’ont questionné car ils ne semblaient pas avoir remarqué l’aménagement exceptionnel fait pour cette animation mais nous avons quand même pu observer des comportements stéréotypés.
Je me demande donc quelle est la part de l’intériorisation des normes et la part de réel choix des enfants dans cette séance et donc dans tous les accueils que l’on peut proposer en ludothèque.
J’ai pu échanger avec Dominique Dumeste sur les choix d’aménagements dans les animations de Ludambule qui sont différents à chaque animation puisque la ludothèque est itinérante.
“On a un mobilier avec des petites chaises ou y a des chaises roses Hello Kitty et des chaises bleues plutôt Cars ou autre et donc on essaye de mélanger les chaises pour inviter à s‟asseoir filles et garçons en même temps parce que si on met une table avec que des chaises roses, y a pas beaucoup de garçons qui vont s‟asseoir sur les chaises roses. […]
Alors ce qu’on essaye de faire au niveau des espaces notamment de jeux symboliques c‟est de pas mettre d‟un côté de la pièce un univers lié par exemple au château et de l‟autre univers de la domesticité mais de mettre les choses un petit peu très proches pour que ce soit facile d‟avoir accès aux deux.” Dominique Dumeste
Dans cet extrait, Dominique Dumeste aborde deux points différents : d’abord le mobilier.
Les couleurs rose et bleue sont les représentations des deux genres dans notre société et véhiculent donc des messages et les normes actuelles, elles influencent les joueur·se·s qui ont l’habitude de retrouver ces codes couleurs dans les magasins par exemple (de jouets, de vêtements, …).
En mettant les deux couleurs autour d’une même table, Ludambule permet aux joueur·se·s de s’installer à la table de leur choix sans avoir à transgresser les normes. Dans un second temps, Dominique Dumeste parle des espaces symboliques.
L’équipe de la ludothèque propose plusieurs univers symboliques dans ses animations et sélectionne des univers assez différents les uns des autres pour avoir des propositions variées mais dans l’aménagement l’équipe installe les univers symboliques proches les uns des autres pour permettre de passer d’un univers à l’autre et comme avec les chaises, cela permet la « transgression » plus facilement.
Plus tard, Dominique Dumeste évoque ses souhaits et projets pour les années à venir :
“Après il y a des choses qu’on aimerait bien faire mais qu’on ne peut pas faire tout de suite mais ça fait partie de nos rêves, de nos projets puisqu’on est une ludothèque itinérante d’avoir des paravents pour préserver l‟intimité des enfants dans le jeu de rôle. Au niveau des déguisements et qu’ils puissent se planquer avec des glaces” Dominique Dumeste
L’intimité est aussi un paramètre important pour permettre la liberté de choix et de jeu, elle permet notamment aux enfants de se cacher du regard des adultes qui peut être ressenti comme jugeant ou véhiculant des stéréotypes et des attentes genrées.
L’institut Egaligone qui est une association créée en 2010 à Lyon a pour mission d’ “encourager le développement égalitaire des filles et des garçons dès la petite enfance depuis la région lyonnaise.”
En 2012, l’institut a créé EgaliJouets qui a pour but d’accompagner les professionnel·le·s de la petite enfance (0-6 ans) dans un “accès égalitaire aux jouets et objets du jeu, quel que soit le sexe des enfants”.
Un outil a été développé avec les professionnel·le·s qui permet de “réfléchir à ses propres pratiques professionnelles, mais aussi à celle d’un collectif” qui se déroule en plusieurs étapes : premièrement un questionnaire, accessible gratuitement en ligne, pour se positionner soi et sa structure sur la démarche de lutte contre les stéréotypes dans les métiers de la petite enfance.
Puis, l’institut propose un suivi de la structure et des interventions pour faire évoluer les pratiques des professionnel·le·s. Dans le questionnaire, Egalijouets propose de se positionner sur des affirmations, dans le domaine de l’aménagement.
L’institut fait plusieurs propositions applicables en ludothèque, d’autres sont plus destinées aux structures qui accueillent les jeunes enfants en collectivité (crèches, multi-accueils, centres de loisirs, …) (Annexes).
Parmi les propositions, Egalijouets évoque comme Ludambule le mélange des couleurs et symboles qui sont associés habituellement à un genre afin de créer un espace mixte visuellement, que ce soit dans le mobilier, les jeux ou le lieu d’accueil.
L’institut propose aussi de protéger du regard des adultes certains espaces de jeux, notamment le symbolique et les espaces pouvant être très stéréotypés pour que chacun· e puisse se sentir libre de transgresser les normes induites de la société.

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top