Capital social, école et entreprises sur le marché du travail
Université Paris 5 – René Descartes
UFR De Sciences Humaines Et Sociales
Thèse pour obtenir le grade de Docteur De L’université Paris 5 En SociologieCapital social, école et entreprises sur le marché du travail
Les dynamiques relationnelles des organisations éducatives dans l’accès à l’emploi
Présentée et soutenue publiquement par MARC LECOUTRE
Directeur de thèse :
Mr Alain Degenne, directeur de recherche au CNRS
Mars 2003
JURY
– M. Alain DEGENNE, directeur de recherche au CNRS
– M. Bernard GAZIER, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
– M. Emmanuel LAZEGA, professeur à l’Université Lille 1
– M. Yves-Frédéric LIVIAN, professeur à l’Université Lyon 3 Jean Moulin
– M. Pierre PARLEBAS, professeur émérite à l’Université Paris 5 Sorbonne
Introduction
Des liens entre l’école et l’entreprise
L’entrée des personnes formées sur ce qu’on peut appeler par commodité le marché du travail s’interprète à deux niveaux : le passage d’un individu du milieu formatif à un milieu de travail, et les rapports qu’entretiennent ces deux milieux et qui structurent ce passage (Rose 1998).
Notre objectif est de développer, à partir de la thèse de l’encastrement social des actes économiques développée par M. S. Granovetter (1985), une interprétation du rôle de l’appareil éducatif sur le marché du travail en terme de médiation sociale et d’articulateur entre école et emploi.
Nous appliquerons cette thèse en situant l’analyse des processus effectifs d’accès des jeunes à l’emploi au sein des liens organisés par les acteurs du système éducatif avec les acteurs de l’entreprise, et en mobilisant une conception à la fois individuelle et collective du capital social.
1. Rapports et “ relations ” entre le système éducatif et le monde du travail
La recherche d’un rapprochement entre l’école et l’entreprise n’est pas récente, mais elle revenue à l’ordre du jour depuis le début des années quatre-vingt, après une phase de désintérêt au cours des années soixante et soixante-dix (Tanguy 1994, Rose 1998) et concerne l’ensemble du système éducatif du collège jusqu’à l’université selon Agulhon (1994). Ce rapprochement recouvre des coopérations nouvelles prenant des formes diverses.
Lucie Tanguy (1994) désigne la forme emblématique de ces coopérations sous l’expression générique “ d’alternance ”. Le symbole en est le baccalauréat professionnel créé en 1985 et intégrant une période conséquente de formation en entreprise, associée à des modalités pédagogiques et faisant l’objet d’une évaluation incluse dans l’examen final.
Ces caractéristiques de stages obligatoires se retrouvent maintenant dans l’enseignement supérieur (BTS, DUT, MST).
Mais ces coopérations couvrent bien d’autres situations comme la création du Haut Comité Education Economie en 1986 assurant la concertation au plus haut niveau entre l’Education Nationale et les partenaires économiques, ou les conventions de jumelage1 officialisant l’ensemble des coopérations nouées directement entre des entreprises et des établissements au niveau local, ou entre des académies et des instances territoriales de branches professionnelles au niveau régional.
De ces mouvements, on retiendra le développement de relations riches et diversifiées entre des entreprises et des établissements d’enseignement, effets les plus visibles d’après Agulhon.
Les acteurs des établissements d’enseignement2 sollicitent dorénavant les entreprises pour la taxe d’apprentissage, récupérer des machines ou du matériel, placer les élèves en stage, organiser des visites d’entreprises, mettre en place des formations complémentaires localement adaptées, participer aux jurys d’examen et bien entendu définir les modalités pédagogiques des périodes en entreprise.
1 Dans son ouvrage de 1994, Catherine Agulhon en recense plus de 20°000 dont 30% signées par un lycée professionnel
2 Au sein de l’enseignement professionnel, d’après Agulhon (1994, p.137), 57% des enseignants de matières professionnelles entretiennent des relations suivies avec des entreprises, en particulier pour les stages.
Agulhon repère enfin une montée de la concurrence pour l’accès aux entreprises à la mesure de la multiplication des dispositifs d’enseignement qui incorporent les stages obligatoires.
Les efforts de fidélisation d’un pool croissant d’entreprises par un établissement ne s’étendent ainsi pas toujours à l’ensemble des stages devant être proposés aux élèves, et les enseignants renvoient sur ceux-ci le soin de trouver leur stage, ce qui nuit par ailleurs à la pérennité des relations engagées.
Les avantages de ces coopérations au plus près du terrain apparaissent assez vite : échange plus direct entre responsables d’entreprises et responsables de dispositifs de formation sur la nature des qualifications attendues à la sortie de l’école à un niveau local fin ; mise à jour des contenus d’enseignement afin qu’ils restent les plus pertinents vis à vis d’un milieu professionnel en constante évolution ; meilleure programmation à moyen terme de la nature des sorties de l’école ; source d’intervenants professionnels en vue d’une « professionnalisation »3 accrue des dispositifs de formation, etc.
3 Ces phénomènes ne sont pas exempts de conflits et d’évolutions contraires : la professionnalisation des enseignements est une donnée évolutive et une question sociale montante qui ne sera probablement jamais réglée (Trouvé 1996), malgré les efforts menés en ce sens (HCEE 1996).
On peut se demander cependant si l’effet de ces coopérations se limite à la mise à jour des enseignants et des référentiels de métier, au suivi de nouvelles techniques ou à une meilleure socialisation des jeunes au travail.
Quels effets peuvent produire sur les formes d’accès à l’emploi des élèves les interventions régulières de professionnels dans le cours de la formation, la réalisation de travaux pour des entreprises, les stages, etc., c’est à dire ces immersions et ces rencontres fréquentes avec des acteurs du milieu professionnel visé par la formation ?
La référence à la recherche d’emploi est toujours une constante, même si elle n’apparaît qu’en “ filigrane dans la démarche pédagogique des enseignants ”, constate Agulhon (1994, p. 139).
Des exemples décrivant des situations dans lesquelles des liens s’établissent entre les responsables de formation et les responsables d’entreprises fournissent quelques pistes.
Damien Brochier (1995) analyse le cas innovant d’une coopération Education Nationale – Branches Professionnelles dans laquelle des cursus d’unités de formation par alternance du BTP en région Rhône-Alpes enchaînent alternance sous statut scolaire puis apprentissage4.
4 Une première année de formation en alternance sous statut scolaire lors de laquelle l’élève est « intégré à la communauté éducative de son lycée professionnel », la seconde année en apprentissage en entreprise, le jeune étant alors titulaire d’un contrat de travail et étant sous la responsabilité d’un chef d’entreprise.
Le pilotage partenarial délicat de cette forme d’alternance s’avère alors d’autant plus efficace que « s’établit une véritable continuité relationnelle entre les représentants de la profession concernée et les membres de l’établissement de formation (professeurs, chefs de travaux, proviseur) tout au long du processus » (p. 10).
Dans un ouvrage réunissant des contributions à la Biennale de l’Education et de la Formation de 1998, Luc Pasquier5, analysant la relation tutorale dans l’alternance, oppose deux types de relations nouées entre les entreprises et les centres de formation.
Dans les relations dites contractuelles “ (…) la signature du contrat suffit à chacune des parties pour se considérer partenaire dans la formation du jeune.
Ce type de relation se caractérise par de faibles contacts entre responsable en entreprise et responsable en centre de formation, peu d’échanges d’information sur le rôle de chacun dans la prise en charge.
» A l’inverse, dans les relations qu’il nomme partenariales, les liens entre les responsables sont caractérisés par “ la participation des tuteurs aux examens, une bonne connaissance des demandes du centre de formation, des relations plus fréquentes « .
Dans ce dernier cas, les jeunes se sentent pris en charge, s’adaptent plus facilement à leur nouvel univers, affirment une motivation plus grande ; et les tuteurs se sentent investis de responsabilité vis à vis des jeunes, placent leur confiance auprès d’eux, et gèrent beaucoup mieux en dépensant moins d’énergie les relations avec le centre de formation.
L’auteur remarque alors que les relations élèves-tuteurs “ dépassent parfois le cadre et la durée du contrat ”.
Dans le même ouvrage, Laurence Legay et Jacki Choplin6 notent, à propos des organismes de formation impliqués dans les mesures publiques d’insertion des jeunes, qu’une tâche apparaît de plus en plus cruciale pour leur bon fonctionnement organisationnel.
5 in Charlot & Glasman 1998, pp. 110-120.
6 in Charlot & Glasman 1998, pp. 126-130.
C’est la fonction de coordonnateur, chargé d’opérer les liens entre le dispositif dont il dépend, les jeunes, les structures d’accueil et les entreprises, “ homme de frontière ” plutôt qu’“ homme de centre ”, à la confluence des informations, ceci nécessitant de repenser de façon nouvelle le positionnement de l’organisme de formation dans son tissu relationnel.
L’analyse de Bénédicte Gendron (1998) avance un peu plus dans l’idée que ces relations puissent avoir des effets du point de vue des processus d’accès à l’emploi.
Son travail sur les formations complémentaires d’initiative locale (FCIL)7 de niveau III montre que l’efficacité et le bon fonctionnement de ces formations, mises en oeuvre en théorie conjointement par l’Education Nationale et une branche professionnelle, dépendent essentiellement de deux facteurs.
Il s’agit d’abord d’une « histoire d’hommes », c’est à dire de rencontres entre des individus plutôt que de conventions interinstitutionnelles au contenu potentiellement vide se limitant à un simple affichage.
7 Les formations complémentaires d’initiative locale ont été créées au début de la décennie 80 dans le cadre de l’Education Nationale en tant qu »action d’adaptation à l’emploi ou complément de formation à finalité professionnelle » (Gendron 1998). Les élèves y accèdent après un diplôme de niveau V (CAP ou BEP) ou de niveau IV (Bac Pro), et, depuis 1992, après un diplôme de niveau III (BTS). Elles mettent en jeu des responsables d’entreprises d’un secteur professionnel donné, les enseignants de l’établissement de formation et son responsable.
L’opération de création et de gestion de la FCIL s’inscrit ensuite dans une histoire relationnelle, liant des acteurs de l’établissement de formation et des professionnels, antérieure et plus large que le seul montage de la FCIL.
Ainsi, « l’absence de partenariat clairement établi ou réellement coopératif dans certaines FCIL se traduit par une « efficacité » moindre si on se place en termes d’objectifs d’insertion professionnelle initialement assignés à ces formations ».
Les relations qui se nouent entre des établissements de formation et des entreprises semblent ainsi avoir un effet sur les conditions d’entrées des élèves dans leur vie professionnelle.
Des relations entre des institutions suscitent des relations entre des enseignants et des responsables d’entreprises, et inversement ; et des liens, plus informels probablement, se créent aussi en dehors de tout affichage institutionnel par exemple entre des chefs de travaux et des opérateurs de services du personnel en entreprise dont l’objectif est de pré embaucher des jeunes formés (Agulhon 1994, pp. 148-150).
Nouvelle façon d’aborder le lien formation- emploi, ces phénomènes relationnels, moins visibles mais aussi moins étudiés, peuvent être classés selon Lucie Tanguy (1994) parmi les études de “ la mise en relation de deux sphères d’activités différentes ”, domaine dont la nature “ oblige à isoler des aspects et des moments dans un ensemble de relations trop vastes à tenir ” (p. 195).
Nous proposons ainsi d’interroger les phénomènes relationnels interindividuels qui se trament, au sens propre comme au sens figuré, sur le marché du travail à la jonction entre l’école et les entreprises.
2. L’inscription relationnelle des processus d’entrée des jeunes formés sur le marché du travail
Depuis les premiers travaux aux États-unis de Mark Granovetter en 1973, de nombreuses enquêtes ont montré le rôle et l’importance des réseaux sociaux dans le fonctionnement du marché du travail et les modes d’accès à l’emploi (Marry 1983, Degenne et al. 1991, Centre d’Etude de l’Emploi 1995, Degenne et Forsé 1994).
Les relations sociales font partie intégrante des moyens mobilisés par les demandeurs d’emploi pour accéder à un emploi, que ce soit pour obtenir des informations sur tel ou tel emploi ou pour entrer directement en contact avec un employeur potentiel. Les relations des individus se situent dans des milieux divers : famille, amis, relations professionnelles, etc.
Dès lors qu’une personne entre dans un milieu donné, les contacts, les relations qui s’y nouent peuvent être autant de points d’entrée d’une chaîne relationnelle permettant d’accéder à un emploi.
La nature des réseaux mobilisés diffère selon la catégorie sociale d’origine, ces réseaux sociaux sont plus ou moins développés, mais surtout ne produisent pas les mêmes effets en termes de chance d’accès à un emploi ou en termes de type d’emploi obtenu par ce moyen.
Granovetter (1973) distingue ainsi les liens faibles (relations professionnelles, ou situées dans d’autres milieux que ceux fréquentés habituellement) qui donneraient accès à de meilleurs emplois en permettant de « sortir » du milieu habituel dans lequel on évolue, et les liens forts, la famille par exemple, qui ne pourraient offrir des emplois aussi intéressants.
D’autres (Marry 1992) renversent la perspective en montrant que ce serait plutôt la faiblesse des liens forts qui marquerait la différence : des parents au chômage, ou dans des situations professionnelles peu porteuses sont de faible utilité.
En tout état de cause, la différence entre le milieu social dont on vient et celui qu’on vise est déterminante, chaque milieu générant son propre type de sociabilité (Legall 1990).
Les réseaux sociaux mobilisés et leur efficacité en terme d’accès à l’emploi ne sont donc pas équivalents selon les caractéristiques sociales des individus.
Quel que soit le milieu social considéré, les relations de nature professionnelle, c’est à dire celles étant déjà inscrites dans un milieu de travail donné, et au premier rang desquelles bien sûr celles nouées dans le cadre d’une activité professionnelle, sont les plus efficaces.
Cela traduit d’une certaine manière l’idée qu’être en contact avec un milieu professionnel, y être déjà inséré 8, offre les meilleures chances d’accéder à un emploi.
8 Ainsi, le meilleur poste d’observation pour obtenir un emploi serait d’en avoir déjà un … ne serait-ce que par la stigmatisation quasi systématique qu’entraîne le fait de devoir se déclarer au chômage.
Qu’en est-il alors des réseaux mobilisés pour accéder au premier emploi ? Plus précisément, quels moyens utilise-t-on pour accéder à un emploi lorsqu’on sort du système de formation, ou encore quels sont ceux qui sont à la disposition de celui qui sort de formation ?
Le public concerné est essentiellement celui des jeunes sortants de l’appareil éducatif et se présentant pour la première fois sur le marché de l’emploi. Mais ces questions touchent aussi la frange croissante des individus en reprise d’études ou de formation après un premier parcours professionnel (Méhaut 1996).
Enfin, nous considérons que la recherche d’emploi et le recrutement sont les deux facettes d’un même processus, la rencontre entre l’offre et la demande d’emploi sur un marché du travail au fonctionnement réticulaire.
Si les réseaux sociaux peuvent être interprétés comme un moyen d’accès à l’emploi pour des individus qui en cherchent un, ils sont symétriquement un moyen de recruter pour les employeurs qui les intègrent parmi les éléments de leur stratégie de recrutement.
Il est alors difficile d’ignorer l’intérêt pour un employeur de développer ses relations avec le système éducatif comme un moyen de repérage et d’assurance sur les « qualités professionnelles » dont seraient porteurs les élèves, non forcément identifiables à partir du seul critère d’obtention du diplôme.