Penser l’utopie sans renoncer à la critique

Penser l’utopie sans renoncer à la critique

Considérer le mouvement du logiciel et de la culture « libres » comme une utopie concrète, c’est aussi dire que cette notion constitue un outil pertinent d’analyse sociologique. Une telle affirmation ne va pourtant pas de soi.

Dans un ouvrage récent, Pascal Robert défend l’idée que la catégorie d’imaginaire, et ses sous-catégories que seraient l’utopie, le mythe et l’idéologie, ne fournissent pas des cadres théoriques pertinents pour penser les techniques et les discours qui les accompagnent.

Son argument porte notamment sur la contradiction supposée entre ces notions, et le maintien d’une véritable posture critique pour le chercheur : « Voilà le problème de fond : l’imaginaire occupe le site même de la critique. Comment et au nom de quoi critiquer un imaginaire […] ? »2.

Pascal Robert affirme également que la notion d’utopie, lorsqu’elle est utilisée par un sociologue, vaut consécration pour des discours sur la technique, qui ne sont la plupart du temps que des formes élaborées de marketing :

« Ainsi le marketing de Gore gagne-t-il ses lettres de noblesse lorsqu’on le qualifie d’utopie, mais où est passée la critique ? »3.

Passons rapidement sur le fait que notre appréhension de l’imaginaire et de l’utopie diffère nettement de celle de Pascal Robert4, pour aborder le fond de son interpellation : est-il possible d’utiliser les notions d’utopie, d’idéologie et de mythe sans se laisser subjuguer par elles, c’est-à-dire en conservant la distance critique qui sied au chercheur ?

La réponse à cette question nous semble positive; bien plus, ces notions nous paraissent être des outils précieux pour asseoir une posture critique.

1 Cette perspective a notamment été suivie par Sylvie Craipeau à propos des univers créés par les jeux en ligne.

Sylvie Craipeau montre bien comment les jeux vidéo constituent à la fois des simulations de notre réalité, et des moyens d’échapper à celle-ci, grâce à l’immersion dans des mondes logiques et régulés (cf. Sylvie CRAIPEAU, La société en jeu(x). Le laboratoire social des jeux en ligne, Paris, P.U.F., 2011, p. 145-171).

2 Pascal ROBERT, Une théorie sociétale des TIC. Penser les TIC entre approche critique et modélisation conceptuelle, op. cit., p. 167.

3 Ibid., p. 168-169. Pascal Robert fait ici référence au célèbre discours d’Al Gore sur les « autoroutes de l’information ».

4 Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur au prologue.

Précisons en plus que Pascal Robert reste selon nous trop prisonnier d’une opposition entre imaginaire d’un côté, réel et rationnel de l’autre (cf. par exemple Ibid., p. 166).

On peut ainsi déplorer qu’il ne cite à aucun moment l’œuvre de Cornelius Castoriadis, qui permet précisément d’aborder la notion d’imaginaire en dépassant ces oppositions trop simples, tout en assumant un positionnement critique fort.

Par ailleurs, à la suite de Gilles Lapouge, Pascal Robert présente l’utopie comme un univers clos, fondé sur l’ordre, la rationalisation extrême, l’uniformisation des conduites et l’arraisonnement de l’histoire (ce qui, au passage, semble assez peu compatible avec sa thèse selon laquelle le terme « utopie » vaudrait consécration).

Cette vision exclusivement négative de l’utopie occulte toute une tradition de la philosophie utopique qui, de Charles Fourier à Ernst Bloch, en passant par Walter Benjamin et jusqu’à Miguel Abensour, permet de penser l’utopie bien différemment.

Comme nous l’avons exposé plus haut, la notion de mythe – telle qu’elle apparaît chez Walter Benjamin ou plus récemment chez Miguel Abensour – permet de révéler certains périls qui guettent l’utopie.

Elle met en garde contre le fantasme d’une société réconciliée, et signale que l’utopie n’est séparée de celui-ci que par une frontière ténue.

Elle est donc un instrument adéquat pour une critique soucieuse de distinguer projets de transformation sociale et rêves d’une société parfaite, constructions historiques et invocations d’une nature éternelle.

La notion d’idéologie se révèle tout aussi précieuse. Elle permet tout d’abord de différencier l’utopie de discours dont la fonction essentielle est de produire du consentement, et de légitimer l’état présent du monde social1.

En un deuxième sens, elle interroge la cohérence entre discours et pratiques, et offre de mettre en lumière la manière dont ceux-là peuvent « distordre » celles-ci, et apparaître ainsi comme un voile posé sur le réel2.

L’intérêt de ces notions est aussi qu’elles « communiquent » : il existe une forme de porosité, entre elles, et entre les phénomènes qu’elles permettent d’appréhender.

Ainsi, le mythe peut être vu comme une force qui travaille l’utopie de l’intérieur, une tentation qui ne cesse de la guetter, et de la mettre à l’épreuve.

De même, l’idéologie et l’utopie ont beau figurer deux pôles opposés (la conservation de l’existant d’un côté, sa subversion de l’autre), il est parfois difficile de différencier nettement ce qui relève de l’une ou de l’autre.

L’altérité de l’utopie n’étant pas pure absence du même, les pierres dont elle est bâtie sont souvent extraites de la même carrière que celles qui font l’idéologie.

Ces observations sont sans doute vraies en théorie, elles le sont encore plus dans le cas du logiciel libre.

Son utopie n’est ainsi pas à l’abri de la fascination pour le mythe et de la naturalisation du réel qu’elle implique; elle n’est pas davantage protégée des séductions de l’idéologie et du renoncement à toute velléité de subversion qu’elle produit.

La mise au jour de ces points de tension, de ces « frottements » entre utopie, mythe et idéologie nous paraît productive, et à même d’éclairer certains des enjeux fondamentaux du logiciel et de la culture libres.

Quel rapport ces mouvements entretiennent-ils aux pouvoirs institués ?

Ont-ils un véritable propos politique ?

Dans quelle mesure sacrifient-ils à l’idéologie technicienne dominante ?

Comment s’intègrent-ils aux nouveaux modèles managériaux et économiques de « l’immatériel » ?

Par quelles visions de l’homme et de la société sont-ils mus ?

1 Cf. Paul RICŒUR, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 34.

2 Cf. Ibid. p. 17

On pourra néanmoins reprocher à ce positionnement critique d’être un tantinet trop schématique.

En effet, le risque n’est-il pas de se contenter de caractériser certains éléments comme « utopiques », d’autres comme « idéologiques » ou « mythiques », et d’affecter les premiers d’une valeur positive et les seconds d’une valeur négative ?

Ne tombe-t-on pas dans un éloge sans réserve du caractère subversif de l’utopie « véritable », détachée des scories du mythe et de l’idéologie ?

Et réciproquement, ne se laisse-t-on pas aller à la facilité d’une condamnation sans nuance des excès du mythe et de la dimension conservatrice de l’idéologie ?

Comme le rappelle Paul Ricœur, la fonction idéologique n’est pas nécessairement négative : toute société a besoin d’intégrer ses membres et d’éviter sa dislocation1.

Par ailleurs, toutes les utopies ne sont pas salutaires, loin de là : certaines peuvent même susciter des changements tout à fait funestes.

Il convient donc d’insister sur le fait suivant : comprendre en quoi le logiciel et la culture libres sont profondément travaillés par l’utopie ne signifie pas nécessairement adhésion à ces éléments utopiques.

Nous l’avons dit plus haut, la beauté de l’utopie – une fois dégagée du mythe de la société réconciliée – est d’ouvrir à la confrontation entre plusieurs imaginaires politiques et projets de société.

Miguel Abensour l’a clamé à maintes reprises, avec vigueur et lyrisme :

« Que les utopies dans leur diversité, dans leur extravagance deviennent partie intégrante du débat démocratique, qu’elles fassent ressurgir sous mille formes différentes la question de l’altérité sociale »2.

Parler d’utopie, ou même d’utopie concrète, à propos du logiciel libre est donc une manière d’ouvrir le débat plus que de le clore.

Cela ne vaut pas jugement a priori sur le contenu particulier de cette utopie. Cela invite même à discuter ce contenu et à le mettre en relation avec des approches concurrentes du futur (à ce titre, les débats qui agitent certains milieux écologistes à propos du logiciel libre sont tout à fait intéressants).

En d’autres termes, lorsqu’on a affirmé que le logiciel libre proposait une vision d’un avenir possible et des pratiques revendiquant une cohérence avec cette vision, on s’est contenté de mettre l’ouvrage sur le métier.

On ne s’est pas encore prononcé sur la désirabilité de ce futur : faut-il vraiment faire de la circulation de l’information le cœur de la lutte pour une autre société ?

Ne faudrait-il pas plutôt résister à l’informatisation ou à la « logiciarisation » de nos existences ?

Par ailleurs, dès lors que les pratiques du « libre » sont reconnues comme un écart par rapport à un mouvement général d’extension des restrictions liées à la propriété intellectuelle, elles ne se transforment pas pour autant en l’alpha et l’oméga de ce qu’il faudrait faire dans tous les domaines : dans quelle mesure le logiciel libre peut-il être vu comme un modèle, ou une matrice ?

Les modes de collaboration qu’il a popularisés et les outils juridiques qu’il a créés peuvent-ils être transposés à d’autres domaines ? Moyennant quelles adaptations, ou transformations ?

1 Cf. Ibid. p. 335-355.

2 Miguel ABENSOUR, L’homme est un animal utopique (Utopiques II), op. cit., p. 230

Toutes ces questions sont ouvertes, et le propos de ce travail est de donner des éléments pour les penser plus avant, et peut-être plus subtilement qu’elles le sont parfois.

Il s’agit donc d’évoquer une « utopie » du logiciel libre, sans utiliser ce qualificatif ni comme un mot-obus, ni comme un argument-massue : ni détruire l’ouverture à de nouveaux possibles que peut représenter le logiciel libre, en le réduisant à n’être que le vecteur d’un discours technophile inconséquent de plus; ni assommer les contradicteurs de l’idéal social qu’il promeut, et enfouir les questions légitimes que cet idéal peut susciter, par un éloge inconditionnel de sa dimension subversive ou « dissidente ».

Évoquer une utopie du logiciel libre, c’est bien plutôt parler d’un ensemble d’outils juridiques et techniques, de pratiques vivantes et de discours passionnés, qui dessinent un autre futur possible.

En parler de manière critique c’est voir en quoi cette utopie est toujours guettée par les fantômes du mythe et les facilités de l’idéologie, et mettre à jour en quoi son contenu ne saurait représenter le seul futur digne d’être investi par nos pratiques et nos luttes, mais une proposition à débattre dans le cadre d’une discussion faisant place aux différentes formes de l’altérité sociale.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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