Le logiciel libre comme utopie concrète

Le logiciel libre comme utopie concrète

Nous avons jusqu’ici fait l’hypothèse que s’était constitué autour du logiciel et de la culture libres une utopie, tout en montrant les forts éléments de continuité existant entre celle-ci et l’idéal social de la première cybernétique.

Nous avons également vu combien les différentes incarnations de cette vision cybernétique tombaient sous le coup d’une même forme de critique, qui en souligne les éléments tant utopiques qu’idéologiques, voire indissolublement utopiques et idéologiques.

L’utopie du logiciel libre ne ferait-elle dès lors que reconduire, moyennant quelques spécificités mineures, ce mixte idéologico-utopique dénoncé avec pertinence par quelques auteurs critiques ?

Il existe quelques éléments de nature à suggérer que la question est plus complexe.

Il serait tout d’abord erroné d’appréhender le mouvement du logiciel libre comme porteur d’une utopie au sens courant du terme, c’est-à-dire comme n’ayant produit qu’un discours, marqué qui plus est par un irréalisme foncier.

Le logiciel libre n’est pas simplement un « récit », ou une construction langagière. Il renvoie à des pratiques, et à des pratiques qui semblent « fonctionner », si l’on se réfère aux succès de certains projets emblématiques, et au poids croissant du « libre » au sein de l’industrie informatique.

Autrement dit, il existe dans le logiciel libre une dimension de concrétude, qui semble invalider sa caractérisation comme « utopique ».

Il est indissociable de pratiques aujourd’hui abondamment mises en œuvre, et ayant produit des résultats tangibles (pour autant qu’un logiciel puisse être qualifié de résultat « tangible » !).

Si l’on élargit le cadre de l’analyse, du logiciel libre stricto sensu à la « culture libre », le constat est à peu près le même.

Là aussi, force est de constater que des choses ont été effectivement accomplies, que ce soit à travers un projet comme Wikipédia, des outils juridiques comme les licences Creative Commons, ou des formes d’activisme comme celles qui ont conduit au rejet des brevets logiciels en Europe.

On pourra rétorquer que ces arguments ne sont pas définitifs.

Comme le remarque Philippe Breton, il n’y a pas de contradiction à ce qu’un propos manifestement « utopique » (irréaliste ou illusoire) accompagne et favorise des réalisations concrètes, en vertu de ce mixte idéologico-utopique caractéristique de nombre de discours d’accompagnement des nouvelles technologies.

On notera toutefois que les réalisations sont alors vouées à demeurer très en deçà de l’idéal utopique, celui-ci étant par définition inatteignable et hors du champ du concret. Autrement dit, il faut alors supposer un écart important entre les discours et les pratiques. Est-ce le cas dans le logiciel libre ?

On ne répondra pas définitivement à cette question à ce stade, mais on relèvera qu’il y existe au moins une adéquation a minima entre discours et pratiques.

Le logiciel libre comme utopie concrète

Ainsi le mouvement du logiciel libre ne s’est-il pas contenté d’affirmer que l’information devait circuler librement, il a construit les outils juridiques (en particulier la General Public License) permettant à des collectifs de développeurs de mettre en œuvre cet idéal dans leurs pratiques de programmation logicielle.

Nous ne sommes donc pas face à un discours purement « utopique », c’est-à-dire totalement détaché de pratiques cohérentes avec ses affirmations fondamentales.

Qu’en est-il donc alors d’une caractérisation du mouvement du logiciel libre comme « idéologique », au sens où il participerait du monde tel qu’il est et de la légitimation de celui-ci ? Cette perspective est appuyée par plusieurs arguments solides.

Le logiciel libre paraît ainsi s’inscrire pleinement, et de façon finalement assez acritique, dans une logique d’informatisation de la société. Il semble être « à l’informatique ce que le développement durable est pour le développement »1, à savoir une « fausse » alternative reconduisant les présupposés fondamentaux de ce qu’elle est censée combattre.

On lui reprochera ainsi de ne porter aucune véritable réflexion sur la technologisation de la société, l’informatisation du travail, et les effets pervers liés à ces phénomènes de grande ampleur.

Pire, en s’auto-désignant comme « libre », il se placerait d’emblée du côté des « genils », c’est-à-dire en position de soustraire ses pratiques et ses discours aux épreuves de justifications politiques et éthiques2.

Dans une perspective quelque peu différente, le logiciel libre pourra apparaître comme « idéologique », en ce qu’il s’agirait d’un mouvement tout à fait emblématique du nouveau capitalisme fondé sur l’exploitation du travail « immatériel ».

On lui reprochera ainsi de favoriser le passage d’une économie de produits à une économie de prestation de services3, sans offrir de réponse satisfaisante à la question cruciale de la rémunération des producteurs (de code) dans le nouveau modèle.

On mettra par ailleurs en évidence la manière dont l’organisation du travail dans les projets « libres » consonne avec les nouveaux discours managériaux, promouvant le passage du command and control au connect and collaborate.

Dans cette perspective, le logiciel libre apparaît comme le vecteur d’une adaptation de la main d’œuvre aux nouvelles nécessités liées à la croissance de la production « immatérielle », et les hackers et autres partisans de la free culture deviennent les « idiots utiles » des formes les plus avancées du capitalisme néolibéral4.

1 DEUN, « 5 objections au logiciel libre », site de l’association Vecam, 15 juin 2005, en ligne : http://vecam.org/article456.html (consulté le 01/06/2011).

2 Cf. Pascal ROBERT, « Entre critique et modélisation, pour une « nouvelle posture critique » face à l’informatisation », texte disponible en ligne :
http://www.lecreis.org/colloques%20creis/2004/Robert.htm (consulté le 16/03/2011).

3 Les logiciels libres étant en général gratuits, ils créent une économie reposant essentiellement sur les prestations de services qui les accompagnent : installation, personnalisation, formation, etc.
Nous développons ces aspects dans la suite du texte.

4 Ces idées ont notamment été défendues dans l’ouvrage suivante :
Matteo PASQUINELLI, Animal Spirits : A Bestiary of the Commons, Rotterdam, NAi Publishers/ Institute of Network Cultures, 2008.

Ces arguments sont sérieux, et ils ne peuvent être balayés du revers de la main. Il faut toutefois prêter attention à ce qu’ils laissent de côté, et maintiennent hors du champ de l’analyse.

Le logiciel libre se présente aussi de bien des manières comme un écart par rapport aux logiques dominantes du capitalisme « immatériel » ou « cognitif ».

Très tôt, André Gorz a ainsi proposé de considérer les partisans du free software comme des « dissidents du capitalisme numérique »1.

Il voyait dans les formes de collaboration mises en place par le mouvement du logiciel libre, non pas la concrétisation des logiques aliénantes du nouveau management (qu’il reprochait à certains théoriciens du numérique comme Pierre Lévy d’embrasser avec éloquence), mais au contraire l’instauration de relations sociales ébauchant « une négation pratique des rapports sociaux capitalistes »2.

Cette « dissidence » renvoie tout d’abord au statut de « biens communs » des logiciels libres, qui fait de ceux-ci une forme de résistance à la privatisation et à la marchandisation capitalistes des « biens informationnels ».

En effet, si les partisans du free software et les promoteurs de la « société de l’information » se trouvent réunis par une même insistance sur l’importance des échanges informationnels pour nos sociétés, ils s’opposent frontalement quant au mode de régulation de ceux-ci.

À une vision néolibérale reposant sur le renforcement continu des formes de propriété intellectuelle répondent un discours et des pratiques cherchant à promouvoir les « biens communs », dans le secteur informatique et au-delà.

Cet antagonisme n’est pas nouveau puisqu’il apparaît déjà – nous l’avons souligné – dans la critique wienerienne du libéralisme économique en matière d’information.

Plus inédite est la constitution au cours des années 2000 d’une « coalition des biens communs »3, composée de mouvements issus de la société civile réunis par une même critique du régime mondial de la propriété intellectuelle.

Dans ce cadre, le free software fait figure de mouvement matriciel, ayant inspiré d’autres initiatives dans des domaines différents : création des Creative Commons par des juristes cherchant à promouvoir la circulation des œuvres culturelles, engagement des scientifiques pour le libre accès (open access) aux publications scientifiques, mobilisations pour l’accès aux soins des pays pauvres et contre les restrictions liées au système mondial des brevets, mouvements paysans pour les « semences libres ».

À l’aune de ces nouvelles formes d’activisme, l’idéal de libre circulation de l’information apparaît assurément porteur d’une critique forte de l’existant, dans un contexte dominé par une « rationalité néolibérale »1 ayant poussé au renforcement continu des droits de propriété intellectuelle depuis trente ans.

1 André GORZ, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 87.

2 Ibid., p. 93.

3 Philippe AIGRAIN, « Pour une coalition des biens communs », Libération, 25 août 2003, en ligne : http://www.liberation.fr/tribune/0101452112-pour-une-coalition-des-biens-communs (consulté le 07/09/2011).

André Gorz avance également que les relations sociales au sein des collectifs du logiciel libre constituent une remise en cause des rapports marchands et du lien salarial.

Le travail y serait ainsi « mis en consonance avec « l’activité personnelle » », et la subordination hiérarchique y laisserait place à la « concertation sur ce qu’il convient de produire, comment et pourquoi […] »2.

L’organisation largement « horizontale » des collectifs du « libre » marquerait ainsi une rupture avec les formes classiques de division du travail et de structuration hiérarchique des organisations.

Les représentations du travail s’en trouveraient également modifiées, l’activité productive n’étant plus vécue dans l’ordre de la contrainte, mais s’intégrant à une dynamique plus générale de développement de soi.

Si l’on suit les analyses d’André Gorz, tout en prêtant attention aux mobilisations sociales liées au free software, le logiciel libre apparaît donc comme un pas de côté par rapport à la société capitaliste néolibérale, s’agissant non seulement des formes de régulation des échanges informationnels défendues, mais également des types de relations sociales construites et expérimentées au sein des collectifs de développeurs.

L’enthousiasme d’André Gorz pour le logiciel libre a toutefois été jugé disproportionné par certains, y compris parmi ses proches.

Il est emblématique de l’intérêt – pour ne pas dire parfois la fascination – que le mouvement du logiciel libre a suscité dans tout un pan de la gauche intellectuelle radicale, à partir de la fin des années 1990 (particulièrement en France).

À ce stade, ce constat sociologique devrait à tout le moins éveiller la curiosité.

Comment expliquer qu’un nombre conséquent de penseurs critiques ou néo-marxistes aient vu dans le logiciel libre, plus qu’une lueur d’espoir, une contestation en acte de certaines logiques destructives du capitalisme contemporain ? Quelle que soit la réponse à cette « énigme », le fait même qu’elle se pose incline à penser qu’une approche considérant le logiciel libre comme une simple concrétisation de la pensée dominante risque fort de se révéler incorrecte, ou du moins réductrice.

Si le mouvement du logiciel libre combine des éléments utopiques et des éléments idéologiques, ce n’est donc peut-être pas exactement au sens où l’entendent traditionnellement les critiques de l’idéal de libre circulation de l’information.

D’une part, il ne s’agit pas simplement une vision utopique au sens courant et péjoratif du terme : il existe une certaine cohérence entre le discours du « libre » et des formes de concrétisation de celui-ci.

D’autre part, il semble réducteur de voir le logiciel libre uniquement à travers le prisme de l’idéologie : on s’interdit alors de penser en quoi il pourrait être porteur d’une certaine « dissidence numérique », tant dans les formes sociales qu’il crée que dans les mobilisations qu’il inspire.

1 Cf. Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, op. cit.

2 André GORZ, op. cit., p. 95.

Aussi nous paraît-il plus juste de le considérer comme une utopie concrète.

En effet, l’idéal social dont il est porteur – l’idéal d’origine cybernétique d’une société fondée sur la libre circulation de l’information – n’est pas une simple confirmation de la société existante, et cet idéal peut être articulé à un certain nombre de pratiques et de réalisations effectives, dans le domaine informatique et au-delà.

Il s’agit donc, d’une certaine manière, de considérer les collectifs du logiciel libre comme des « mondes utopiques »1, en ce que la coupure entre travail et loisirs y serait dépassée et la subordination hiérarchique abolie.

Mais il s’agit également de voir comment le logiciel libre, en tant que mouvement social, porte une contestation politique de la régulation néolibérale des échanges informationnels, et inspire des alternatives à celle-ci.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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