Homogénéisation des pratiques de loisirs étudiants à l’étranger ?

Homogénéisation des pratiques de loisirs étudiants à l’étranger ?

4.4.3 Une homogénéisation des pratiques de loisir à l’étranger ?

La majorité des Erasmus considèrent que l’arrivée dans une ville nouvelle entraîne le devoir de connaître la quasi-totalité des offres de divertissements nocturnes et de pouvoir discourir sur la qualité de tel endroit, la ringardise de la musique de tel lieu.

D’ailleurs, à la division souvent mise en avant dans les travaux de sociologie entre des sorties masculines plus « extraverties », (sorties en discothèque, en soirées étudiantes, dans les pubs ou les spectacles sportifs…) et des sorties féminines qui sont, d’une certaine manière, plus cultivées, (cinéma, musée, théâtre, etc.) s’oppose une plus grande homogénéité asexuée des pratiques étudiantes à l’étranger. La solide mixité de la population Erasmus et l’éloignement du foyer familial contribuent ainsi à une homogénéisation des pratiques.

La sortie la plus fréquemment citée par l’ensemble des étudiants (en dehors de celle au domicile des « amis » par l’échantillon français, au sein de pubs ou de bars pour l’échantillon anglais et italien) concerne le cinéma, que nous pourrions considérer comme une sortie de type « cultivé ». Là encore, les étudiants Erasmus, ne se distinguent guère par rapport à la population témoin. Cependant, comme pour la pratique régulière d’un sport ou d’un art, lors du séjour Erasmus, les étudiants diminueront quelque peu la régularité de ces sorties, pour des raisons notamment langagière, mais pas seulement. Ainsi avant leur séjour, les étudiants Erasmus n’étaient que 2,7% à ne jamais aller au cinéma, ils sont 16,3% dans ce cas à l’étranger. De même 36% y allait plusieurs fois par mois l’année précédant leur départ contre 22% durant leur séjour (Cf. tableau n°57 suivant).

Tableau 58: Fréquentation des salles de cinéma par les étudiants Erasmus selon l’université d’origine et l’année d’étude* –2004-2005- (en pourcentage)

ERASMUS PROVENCE

T1 T2

ERASMUS TURIN

T1 T2

ERASMUS BRISTOL

T1 T2

ENSEMBLE T1ENSEMBLE T2
Jamais

Quelquefois dans

l’année Plusieurs fois par

mois

Toutes les semaines TOTAL

(N=)

1,9 19,5

58,1 56,5

36,1 18,8

3,9 5,2

100 100

(155) (154)

4,7 16,5

45,7 53,5

33,9 20,5

15,7 9,5

100 100

(127) (127)

1,2 9,7

53,7 47,6

39 30,5

6,1 12,2

100 100

(82) (82)

2,7

52,7

36,0

8,6

100

(364)

16,3

53,4

22,0

8,3

100

(363)

= 31,0 p < 0, 001 = 15,3 p < 0, 005 = 8,3 p < 0, 10 = 47,1 p < 0, 001

Ce tableau se lit ainsi : 1,9% des étudiants sortants de l’université de Provence en 2004-2005, ont déclaré ne jamais être allés au cinéma l’année précédant le départ en Erasmus

*NB : Lors du séjour Erasmus =T2. L’année antérieure =T1

Source : enquête par questionnaire

Les loisirs solitaires, tels que la pratique d’un instrument, l’écoute de musique ou la lecture sont aussi moins fréquents chez les Erasmus à l’étranger que chez l’ensemble des étudiants. Ce qui distingue les étudiants Erasmus, surtout français et italiens, de leurs homologues sédentaires est en fait cette recherche effrénée du contact, du fait de la perte (provisoire) du réseau familial et amical dont la construction a été longue.

Par contre, l’étudiant Erasmus britannique, qui a souvent déjà connu un « déracinement », aura des pratiques de sociabilité plus ou moins semblables avant et pendant le séjour. Pour beaucoup d’étudiant Erasmus, la nouveauté que constitue l’éloignement du cocon familial et/ou amical renforcera un comportement grégaire.

De même, il semblerait que l’éloignement des habitudes familiales cultivées pour une classe sociale moyenne ou supérieure, dont les codes sont en général fortement visibles, autorise (provisoirement) chez les étudiants Erasmus un écart des conventions.

Tout se passe comme si, plus la distance qui sépare les étudiants de leur famille est grande, plus ils privilégient des loisirs éloignés de ceux qui les distinguent des autres groupes sociaux dans leurs pays respectifs. L’exemple de la fréquentation des musées montre cependant la complexité et l’entrelacement de facteurs sociaux, économiques et politiques dans l’engendrement des pratiques de loisirs étudiants.

Pour les Turinois cette pratique cultivée diminue lors du séjour Erasmus, mais pas pour les Provençaux et les Bristoliens, comme le montre le tableau n°59a ci-dessous. Plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer en partie cette situation : l’offre culturelle et son accessibilité dans les villes choisies pour l’enquête (la ville de Turin possède par exemple de nombreux musées 125) et l’éloignement plus ou moins grand de la tutelle familiale dans le pays d’origine.

Tableau 59a: Fréquentation des musées par les étudiants Erasmus selon l’université d’origine et l’année d’études* –2004-2005- (en pourcentage)

ERAS

PROV

T1

MUS ENCEERASMUS TURINERASMUS BRISTOLEnsemble

T1

Ensemble

T2

T2T1 T2T1 T2
Jamais

Quelquefois dans

l’année

Plusieurs fois par mois

TOTAL (N=)

29,0 19,5

62,6 52,6

8,4 27,9

100 100

(155) (154)

4,7 30,7

81,9 61,4

13,4 7,9

100 100

(127) (127)

18,3 13,4

79,3 62,2

2,4 24,4

100 100

(82) (82)

18,1

73,1

8,8

100

(364)

22,0

57,9

20,1

100

(363)

= 20,5 p < 0, 001 = 29,7 p < 0, 001 = 17,0 p < 0, 001 = 23,9 p < 0, 001

Ce tableau se lit ainsi : 29,0% des étudiants sortants de l’université de Provence ont déclaré ne jamais être allés au musée l’année précédant le départ en Erasmus

*NB : Lors du séjour Erasmus =T2. L’année antérieure =T1

125 Le Musée Egizio, fondé en 1824, est l’un des plus importants musées d’Egyptologie du Monde, juste après celui du Caire. Il est intéressant de noter également qu’1861, Turin devient la première capitale du royaume d’Italie, avant de perdre ce rôle en 1865, au profit de Florence qui la perdit à son tour quand Rome devint capitale en 1870.

Tableau 59b: Fréquentation des musées par les étudiants sédentaires selon l’université d’origine –2004-2005- (en pourcentage)

Jamais

Quelquefois dans l’année Plusieurs fois par mois TOTAL

(N=)

Témoin

PROVENCE

48,6

48,6

2,8

100

(105)

Témoin

TURIN

20,2

63,4

16,3

100

(153)

Témoin

BRISTOL ENSEMBLE

31 31,6

66 59,8

3 8,6

100 100

(100) (358)

= 37,2 p < 0, 001

Source : enquête par questionnaire

La différence, en ce qui concerne les loisirs, entre étudiants en Sciences et étudiants en Lettres et Sciences humaines (qui en général ont des activités plus cultivées126), se voit aussi réduite à l’étranger. Néanmoins les extraits d’entretiens suivants, nous rappellent que certaines activités de loisir (comme l’utilisation ludique

de l’ordinateur) et le sport se conjuguent plus souvent au masculin. Les pratiques culturelles (théâtres, musées, etc.) quant à elles, sont davantage l’apanage des femmes en Sciences humaines et sociales :

« J’allais beaucoup au cinéma, parce que le cinéma, c’est pas cher du tout et il y a beaucoup de petites salles assez marrantes… Donc beaucoup de cinéma, beaucoup de promenades dans Berlin, parce que c’est trois fois plus grand que Paris au niveau de la taille, bien qu’il y ait trois fois moins d’habitants.

Donc beaucoup de parcs, de trucs comme ça, beaucoup de marchés aux puces. Beaucoup de promenades oui, avec des visites de musées aussi, parce qu’il fallait profiter des occasions culturelles sur place quand même. Et aussi découverte d’une chose que je ne connaissais pas avant : l’Opéra. L’opéra est très accessible financièrement et ça c’était une grande expérience l’opéra, par exemple. Voilà ce qui me vient à l’esprit. »

Malia, 23 ans

« [Je faisais] un peu de sport de temps en temps aussi, parce qu’ils avaient un super parc sportif, tout récent, moderne, c’était le plus grand d’Angleterre, le plus beau, donc il fallait en profiter. On avait toutes les facilités, les ordinateurs, 24/24, la disponibilité des salles, ‘fin, tout le nécessaire pour travailler et s’amuser. Donc la semaine, je partageais mon temps entre les salles d’ordinateurs, les pubs et clubs, les clubs de sports et un peu la bibliothèque et les cours bien-sûr !

– Et le week-end ?

Je faisais les courses, un petit coup de cinéma en général et on travaillait aussi un peu, on essayait de se mettre à jour quand même dans les cours, tranquille… On a fait aussi un week-end à Londres, on a fait le bord de mer, on a fait… Sinon, on restait, on jouait au foot là-bas, le samedi matin, c’était les matchs de foot. Après, on allait faire nos courses, on visitait la ville. »

Loïc, 21 ans

126 Entendons par là, la définition classique et restreinte de la culture, celle que l’on peut nommer aussi : culture savante ou légitime.

L’appartenance disciplinaire continue de jouer sur les comportements : la division par sexe selon les disciplines et le « genre » lui même en troisième instance, (après l’origine sociale et la filière d’étude), continuent d’être des éléments déterminant les pratiques. Malgré l’évolution des statuts de la femme et de l’homme et des principaux rôles sociaux qui organisent leurs existences, des permanences demeurent et l’émancipation sociale est loin d’être achevée127.

Là encore, les étudiants Erasmus ne font pas exception et ont des pratiques souvent en conformité avec ce qui est pensé comme « naturel » (pour leur âge et leur sexe) dans leur pays d’origine. D’ailleurs, plus au descend au sud de l’Europe, plus le conformisme en matière de sport et de lecture notamment est accentué. Ainsi les Erasmus italiens qui pratiquent un sport collectif s’orientent vers le football, alors que les italiennes pratiquent le volley.

De manière générale, elles choisissent davantage les sports en salle, comme la danse, qui requiert grâce et souplesse, alors que les garçons s’adonnent plus volontiers à des sports plus « violents » ou extérieurs. Ainsi les univers idéologiques masculins et féminins sont très fortement structurés, au-delà des réelles capacités et potentialités naturelles possédées par les deux sexes.

Analyser les outils de communication et d’information de masse comme la télévision, nous permet d’observer la pression sociale constante, mais variable selon les pays, exercée sur les hommes et les femmes. En Italie, bien plus qu’en Angleterre, on constate que les comportements sont lus et interprétés différemment selon le sexe.

Les femmes à la télévision sont souvent des objets sexuels, dont seule la « beauté » est jugée digne d’intérêt et d’exaltation. Cette « violence symbolique, violence douce », comme la nomme Pierre Bourdieu128, cette transformation de l’arbitraire culturel en naturel, perpétue une représentation conservatrice de la relation entre les sexes, dont même les étudiants sont porteurs. Ainsi la comparaison internationale conforte l’idée que le choix des pratiques de loisirs des étudiants et étudiantes, puise dans le champs de l’acceptable socialement différencié suivant les pays.

127BLÖSS (T), FRICKEY (A), La femme dans la société française, PUF, Que sais-je ? 1994, 128p

128 BOURDIEU (P), La domination masculine, seuil , 1998, 139p.

***

L’origine sociale des étudiants Erasmus semble être la variable qui influence le plus, de manière au moins indirecte, les pratiques culturelles et de loisirs des étudiants Erasmus. Néanmoins, l’éloignement de la famille, du pays d’origine et la volonté de se récréer un cercle affectif rassurant rendent la pratique de certaines activités solitaires moins fréquentes à l’étranger. En fait, le choix des pratiques chez les étudiants Erasmus sera fonction de la perception et de l’appréciation des profits, immédiats ou différés, qu’elles sont censées procurer.

Il dépendra aussi de la variation des coûts économiques, culturels et aussi corporels qu’elles impliquent. En tous les cas, c’est parce que les étudiants Erasmus sont en moyenne d’origine sociale plus élevée que leurs confrères sédentaires, qu’ils adopteront un mode de vie « stylisé », « narré » où le primat conféré à la forme prime sur la fonction. Ceci les conduit à rechercher le pittoresque et à définir leur expérience comme unique et formatrice.

Nous verrons dans la partie suivante comment le « nous » Erasmus, se définit et s’affirme dans la différence. La primauté du discours sur les pratiques, la réponse à l’injonction de distinction et d’épanouissement personnel chez les étudiants Erasmus, légitime une norme sociale diffuse dans les couches moyennes et supérieures des sociétés occidentales. Norme sociale à laquelle il faut adhérer pour assurer sa préséance.

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