2.1.3 Responsabilité sociale versus commercialisation de la microfinance
On peut lier le développement de la commercialisation de la microfinance à l’atteinte des objectifs de développement du millénaire notamment à l’objectif de réduction de la pauvreté de moitié à l’horizon 2015. Si on ne s’en tient qu’à l’objectif d’atteindre les cent (100) millions de ménages les plus pauvres fixé au Sommet du microcrédit de 1997, ce résultat a été atteint en 2006 (130 millions) grâce à la mobilisation des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux, des banques commerciales et des investisseurs privés86. En effet, ce résultat à mi-parcours (en 2001) n’était que de 26,8 millions de ménages soit une hausse de plus de 140% par rapport à 200187.
Le deuxième aspect de la commercialisation de la microfinance réside dans la transformation institutionnelle des organisations elles-mêmes en vue de se pérenniser, ce qui contribue à assurer de façon durable des services financiers aux pauvres. Cette approche a été largement inculquée aux organisations de microfinance par la réglementation dont l’un des objectifs est aussi de les rendre attractives aux yeux des investisseurs privés et internationaux à travers une gestion rigoureuse et transparente. Ainsi, cette double orientation (OMD et réglementation) ont contribué à faire de la microfinance un véritable marché, une mise en scène qui aboutit dans la réalité au développement de diverses formes d’organisations de microfinance (mutuelles, ONG, sociétés, fonds, etc.) et de nouveaux acteurs « les Véhicules d’Investissement en Microfinance (VIM)88 » comme par exemple le PROFUND89, l’un des premiers. Les VIM sont parmi les acteurs les plus emblématiques du processus de commercialisation de la microfinance de part leurs contributions au financement des clients de la microfinance via les organisations de microfinance établies dans les pays en développement90. Il convient toutefois de noter que la grande majorité des VIM qui existent aujourd’hui ont été financés à un moment donné (ou le sont encore) par des subsides provenant des agences de développement et des institutions financières internationales. Ils y ont recours pour financer leurs coûts fixes de départ puis se commercialisent après avoir atteint une taille leur permettant de fonctionner de façon viable. Ce schéma d’institutionnalisation et de professionnalisation est identique à celui des organisations de microfinance qui après avoir eu recours à diverses formes de dons, de subventions et prêts concessionnels dans leurs phases de création et de développement tendent à devenir financièrement autonomes.

86 Une étude récente du CGAP (Forster S. & Reille X., 2008) montre en effet que le portefeuille de microfinance des institutions financières internationales a plus que doublé entre 2004 et 2006 passant de 1 à 2,3 milliards de dollars.
87 Campagne du sommet du microcrédit. Données extraites des rapports 2002 et 2007 de l’organisation: http :www.microcreditsummit.org/french/index.html.
88 Selon P. Goodman (2007), on peut les définir comme des « véhicules spécifiquement conçus pour investir dans des actifs en microfinance (…) et dans lesquels les investisseurs sociaux ou commerciaux, privés ou institutionnels, peuvent placer leur argent » : In « Microfinance Investment Funds : Objectives, Players, Potential », en collaboration avec ADA, chapitre 2 dans « Microfinance Investment Funds – Leveraging private capital for economic growth and poverty reduction », édité par Ingrid Matthäus-Maier et J.D. von Pischke, KfW, Springer, Leipzig.
89 C’est une structure internationale de financement créée en 1995 à l’initiative de Calmeadow, d’Accion international et de Fundes pour appuyer le développement des micro et petites entreprises (MPE) via la consolidation des fonds propres des systèmes de microfinancement qui financent ces MPE. Société Anonyme de droit panaméen, PROFUND a pour actionnaires : Accion international, Argidus, BID, CABEI, CAF, Calmeadow, Calvert, CDC, Clap William, Fundes, Gouvernement suisse, Omtrix, Rockfeller Foundation, Romero Fernando, SFI et SIDI. Source : http://microfinancement.cirad.fr/cgi-bin/organismes/exenom1?ORN=PROFUND&LAN=fr, consulté le 24 juillet 2008.
90 PROFUND a pris part au capital de : BancoSol et Los Andes en Bolivie, de MiBanco (ACP) au Pérou, de FINAMERICA (Finansol) en Colombie et de Banco Solidario (ENLACE) en Equateur. Source : http://microfinancement.cirad.fr/cgi-bin/organismes/exenom1?ORN=PROFUND&LAN=fr, consulté le 24 juillet 2008

Comme le fait remarquer le CGAP « la commercialisation de la microfinance se définit d’abord et avant tout par le niveau des performances financières »91. Cette affirmation ressort d’une étude du CGAP réalisée en Amérique latine. Elle montre que les organisations de microfinance qui ont adopté une approche commerciale sont non seulement plus rentables que leurs homologues opérant dans d’autres régions en développement, et dans certains cas plus rentables que les banques commerciales traditionnelles. Cette performance n’est pas une mauvaise chose en soi puisqu’elle devrait permettre aux pauvres un accès durable aux services financiers. Cependant, en termes de responsabilité sociale, il y a lieu de se poser la question du bon usage de cette approche commerciale92. Permet-elle de maintenir les objectifs initiaux des organisations de microfinance qui sont au cœur de leur succès ? Autrement dit dans quelle mesure garantit-elle un meilleur développement social ? Permet- elle finalement de prévenir les conséquences négatives de ses actions ?
S’agissant des objectifs initiaux des organisations de microfinance, il est difficile d’affirmer que l’approche commerciale permet de préserver les fondements à caractère sociaux de ces organisations. Comme le témoigne un ancien dirigeant d’un réseau mutualiste au Burkina Faso dans l’encadré ci-après :
Encadré 2 : Perception de la mission sociale par un ancien dirigeant d’une organisation de microfinance

Dans le temps surnommé « Monsieur capitalisation » dans le secteur de la microfinance au Burkina Faso, cet ancien dirigeant nous livre ici sa perception de la mission sociale avec du recul.Je pense qu’il y a eu une évolution au niveau même des coopératives d’épargne et de crédit (coopec). L’approche a été très sociale au début et a tout de même très bien réussi : mobilisation de l’épargne, sensibilisation des gens à la mobilisation de l’épargne. Il y avait une dimension sociale qui était très intéressante en terme d’animation, en terme d’éveil des consciences mais en même temps celle-ci avait ses revers parce qu’elle ne posait pas le problème par exemple de l’équilibre financier, de la rentabilité. Je me rappelle encore en 1987 quand je suis rentré dans le système, vous aviez une caisse rurale qui pouvait mettre 15 ans pour s’autofinancer et j’ai vu des Assemblées Générales (AG) qui duraient deux jours, j’ai vu des AG où l’on tuait des moutons pour nourrir le village pendant deux ou trois jours ; c’est bien, mais je trouve là que tout l’aspect social prenait tellement de l’ampleur qu’on ne fixait pas d’objectif de rentabilité. Le virage est venu un peu autour de ces années 1980 où on m’avait surnommé « capitalisation ». Je crois que ce côté était très intéressant mais il faut dire qu’en 10 – 15 ans il y a eu une évolution qui a ramené une forme de rationalisation financière, une forme d’orientation financière à telle enseigne que le volet social était entrain de disparaître un peu, je crois que ce n’est pas mauvais. Le défi auquel on est confronté dans ce nouveau contexte est qu’il faut arriver à ce qu’il y ait un retour du balancier. Au départ vous êtes très social, ensuite on est devenu beaucoup financier mais il faut qu’en même se poser la question : la microfinance c’est pourquoi faire ? La finalité c’est de permettre aux gens d’accéder aux services financiers d’une manière pérenne. À partir du moment où la structuration financière commence à prendre le pas sur la structuration sociale, il va falloir qu’on s’interroge qu’en même. Regardez un peu les AG, j’ai du plaisir à critiquer quand on vient à une AG qui est l’instance suprême de sanction de la coopec, ce sont les indicateurs financiers qu’on présente, indicateurs financiers oui ! Mais au service de quelle cause ? Et l’orientation qu’on est entrain de prendre aujourd’hui c’est comment arriver à ce que la performance financière soit mise au service de la performance sociale. Et ça c’est un grand défi, on commence à travailler là-dessus. Quand vous prenez les coopec, l’orthodoxie coopérative voudrait qu’à un moment donné quant la coopec réussit à faire un peu de surplus, à faire un peu de profit, ou bien elle diminue les coûts ou bien il va falloir que le surplus retourne aux membres. Maintenant le retour du surplus aux membres à 100fcfa – 200fcfa (soit 0,2 – 0,4$US) c’est insignifiant par contre on pourrait faire des ristournes collectives pour vraiment prendre en charge le développement social.

Pour ce qui est du développement social, il convient de se poser aussi la question de savoir, quel développement social est souhaité. Même si les statistiques de la campagne du Sommet du microcrédit montrent que la commercialisation de la microfinance permet de toucher plus de personnes, donc est un facteur d’inclusion financière, ces chiffrent ne rendent pas compte de l’état de bien être de ces personnes dans leur société. L’une des faillites la plus exemplaire d’un programme de microfinance au Burkina Faso, le Projet de Promotion du Petit Crédit Rural (PPPCR), illustre parfaitement cette situation. L’une des principales causes de l’échec de ce programme est liée à une incompréhension entre l’institution et les populations locales rurales dans la perception de la nature du crédit93. Comme l’exprime J. Marzin (2006), auteur de la recherche : « d’un côté les salariés du PPPCR sont porteurs d’une vision occidentale du crédit comme accélérateur de croissance, catalyseur d’investissement, visant le développement des initiatives individuelles et l’accumulation libératrice de la dépendance (vis à vis des usuriers, des commerçants…), de l’autre, les clients du PPPCR restent marqués par une conception d’outil d’équilibre social du crédit, visant la cohésion de la communauté villageoise par la réallocation temporaire d’excédents de trésorerie entre individus de la communauté, afin d’éviter la marginalisation de ses membres les plus fragiles. Lorsque les règles de remboursement spécifiques à chacune de ces logiques entrent en contradiction, les comportements des clients aboutissent à l’inversion de la pression sociale de caution solidaire et au non remboursement ».
Cet exemple du PPPCR rappelle que l’expérience de la Grameen Bank au Bangladesh est à la base du développement de l’industrie de la microfinance dans le monde. L’expérience basée sur le modèle de la Grameen Bank aux Philippines dans les années 1990 (avant celle du PPPCR) a mis en évidence l’exclusion des populations dites pauvres des pauvres par cette approche récupérée par des banques rurales et petites banques familiales actives au niveau des villes de provinces. Autrement dit la commercialisation peut être un facteur excluant de certaines catégories de populations notamment le public cible initial des organisations de microfinance (les pauvres). Les risques de tarification excessifs, ou de déviation dans les procédures de crédit sont également présents et peuvent conduire à des désastres humains. L’un des plus significatifs concerne probablement l’Inde, et plus particulièrement la crise qui a frappé l’Etat de l’Andra Pradesh au cours de l’année 2006. Une vague de suicides de clientes surendettées en partie à cause de la microfinance et harcelées par des agents de crédit peu scrupuleux94. Les causes à l’origine : des pratiques de prêt opaques (taux d’intérêt n’incluant pas certains frais cachés) et irresponsables (prêts multiples à certains clients menant à leur surendettement), des méthodes de recouvrement abusives (harcèlement verbal et physique des clients par les agents de crédit), de façon générale, un appât du gain à outrance négligent la forte vulnérabilité des clients de la microfinance.

91 Peck Christen R., 2001, Commercialisation et dérive de la mission des IMF. La transformation de la microfinance en Amérique Latine, CGAP-Etude Spéciale N°5, mars.
92 Ce sujet à été illustré par J. Audran, dans le cadre de son mémoire de fin d’étude à l’IHEID : J. Audran, 2008, Microfinance, inclusion financière et création de valeur sociale : Au-delà des bonnes intentions, la gestion de la performance sociale dans les véhicules d’investissement en microfinance, mémoire IHEID, Genève, juin.
93 Résumé de la thèse de J. Marzin, 2006, «L’impact de la microfinance sur les modes de régulation de l’économie locale : accumulation, organisation villageoise et lutte contre la pauvreté. Le cas du Ganzourgou au Burkina Faso», BIM n°4, décembre.
94 C. Fouillet, 2006, « La microfinance serait-elle devenue folle ? Crise en Andhra Pradesh (Inde) », BIM, n°25-avril, 9p.

Ces différents exemples ont suscité au cours de ces cinq dernières années un regain d’intérêt pour les objectifs sociaux des organisations de microfinance, toutefois de façon professionnelle.
Lire le mémoire complet ==> (La responsabilité sociale des organisations de microfinance) :
Quels critères pour une meilleure contribution de la microfinance à l’inclusion financière ? L’exemple du Burkina Faso.
Mémoire de Master en études du développement
Université de Genève – Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement

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