1.2 La responsabilité sociale appliquée à l’entreprise
A travers l’évolution des visions juridiques et moralistes de la responsabilité sociale, l’entreprise a été du point de vue des organisations économiques l’un des premiers cadres d’application de ce concept. La responsabilité sociale d’entreprise a été marquée par diverses formes de pratiques et d’approches.
1.2.1 La responsabilité sociale d’entreprise
Le concept de responsabilité sociale d’entreprise traduit comme le montre F. Ewald un certain niveau d’évolution des conceptions de la responsabilité appliquées aux acteurs qui composent la société. En effet, de l’individu qui était l’objet de la responsabilité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avec la diffusion des codes civil et pénal, l’idée de responsabilité sociale a été transposée aux questions de rapports entre les organisations économiques et la société. Mais au départ très paternaliste toujours selon l’idée de l’« individu responsable », le concept de RSE a connu une grande mutation. Cette mutation est d’une part liée au développement des théories sur les organisations, et d’autre part, selon M. Capron, liée aux théories qui mobilisent un principe téléologique et affirment qu’il existe une responsabilité morale des décideurs à l’égard des générations futures et d’un grand nombre de problèmes sociétaux.
1.2.2 Les sources historiques de l’émergence du concept de RSE et son évolution
Sans remonter au temps des corporations, comme le souligne M. Capron (2003)26, le concept de RSE est né d’un modèle de rapport entre l’entreprise et la société à l’époque de la révolution industrielle du XIXe. Celui-ci a évolué selon les contextes (européen ou américain) avec des modèles différents de rapports entre entreprise, société et Etat, qui ont eu cours pendant les deux siècles précédents. Cet auteur identifie trois formes de RSE depuis la révolution industrielle:
Le paternalisme comme première forme de la responsabilité sociale d’entreprise.
Le paternalisme peut être défini comme une attitude qui consiste à se conduire comme un bon père de famille dans la gestion de l’entreprise. Le patron d’une entreprise se doit de veiller bien-être de ses employés et en contrepartie ces derniers lui doivent respect et obéissance. Ce type de relation à caractère familiale a été introduit dès le XVIIIe par certains industriels célèbres et penseurs comme Robert Owen (1771-1858), Saint-Simon (1760-1825), Charles Fourier (1772-1837). Les prémices de la responsabilité sociale d’entreprise remontent déjà à cette époque. A l’ère de la révolution industrielle du XIXe, ce mode de gestion confiait au patronat la responsabilité de la prise en charge « de la naissance à la mort » des salariés et de leurs familles (M. Capron, 2007)27. Ce paternalisme était largement influencé en Europe par le catholicisme social et plus tard aux Etats-Unis par les Eglises évangéliques protestantes qui ont pris le relais au milieu du XXe siècle. Ainsi, la source d’émergence du concept de RSE en tant que tel est en grande partie due à la conception américaine des années 1950. La paternité du concept de RSE est généralement attribuée à H.R. Bowen (1953) un économiste et pasteur américain, qui, cherchant justement à sensibiliser les hommes d’affaires américains aux valeurs « considérées comme désirables dans notre société » donna naissance au concept « Corporate Social Responsability » (ou « Responsabilité Sociale d’Entreprise » en français). Pour Bowen, la RSE renvoie « à l’obligation, pour les hommes d’affaires, de mettre en œuvre des politiques, de prendre les décisions et de suivre les lignes de conduite qui répondent aux objectifs et valeurs considérées comme désirables par notre société »28. Cette vision correspondrait en effet aux préceptes bibliques de stewardship principle qui signifierait la gestion responsable de la propriété sans atteinte aux droits des autres, et de charity principle, qui signifierait l’obligation aux personnes fortunées de venir en aide aux personnes démunies (M. Capron, 2007)29, autrement dit la philanthropie.
Le fordisme comme forme intermédiaire de la RSE.
Inspiré par l’organisation scientifique du travail taylorien, le fordisme a tenté une synthèse avec le paternalisme et a connu beaucoup de succès aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe à partir des années 1930 et surtout dans la période d’après seconde guerre mondiale (1945 à 1975) qualifiée de trente glorieuses. En effet, repensant le processus de production dans une optique de production et de consommation de masse, Ford a travaillé à l’intégration et à la complémentarité sociale. Il en dégagea selon M. Capron (2003), une philosophie qui peut encore aujourd’hui apparaître d’une étonnante modernité: « l’industrie organisée en vue de l’intérêt général fait disparaître la nécessité de la philanthropie ». Le paternalisme s’affichait dans une certaine vision philanthropique, mettant l’accent sur la bienfaisance des chefs d’entreprise, donc des riches, assimilable ainsi au principe de la responsabilité individuelle « répondre de son acte ou de ses fautes ». Il convient ici de faire remarquer que cette vision paternaliste qui a perduré dans la conception américaine de la RSE est une des raisons fondamentales des différences de conceptions entre les Etats-Unis et l’Europe. En effet, au cours de la même période où se diffusait le modèle d’entreprise fordien, se développaient des institutions sociales et des politiques publiques en Europe pour prendre en charge le coût social des entreprises (systèmes de sécurité sociale, de santé et politique de plein emploi : l’Etat-providence). Ce modèle s’est néanmoins épuisé dans les années 1980 car le développement et la transformation des entreprises a affecté un nombre croissant d’acteurs sociaux (crise du travail, crise de la consommation et augmentation des inégalités dans les années 1970). Par ailleurs, si les attentes sociales à l’égard de ces acteurs sociaux ont évolué, de même, l’Etat-providence devenait de moins en moins efficace. Dans ce nouveau contexte il fallait rechercher un nouvel équilibre entre l’économique et le social, la question de l’entreprise et sa responsabilité au sein de la société était de nouveau posée face à la perte de légitimité dont elle faisait montre. Ce re-questionnement du rôle de l’entreprise a donné lieu à l’émergence (ou à la résurgence pour d’autres30) de nouveaux concepts dans les années1990 sous les termes « Entreprise citoyenne », « Entreprise éthique » « Entreprise socialement responsable ». Pour certains auteurs (M. Capron, 2007) cette crise du système fordiste a réuni les conditions pour l’émergence d’une RSE explicite en Europe.
l’émergence de « l’entreprise citoyenne », « Entreprise éthique » ou « Entreprise socialement responsable » comme forme contemporaine de la RSE.
Ces différents concepts ont pour point commun le fait que désormais l’entreprise est amenée à prendre en compte les dimensions sociale, culturelle et environnementale dans ses activités et dans ses relations avec ses partenaires ou parties prenantes (salariés, clients, actionnaires, fournisseurs et co-traitants, organisations civiles et étatiques, etc.…). Autrement dit, elle doit concilier ses finalités économiques avec l’intérêt général. Ce glissement vers l’intérêt général a également pris en compte des dimensions à l’échelle mondiale notamment l’environnement, car la dynamique de la croissance du système fordiste s’est appuyée sur la croissance de son espace de production, ce qui ne s’est pas fait sans prédation des ressources naturelles. La prise en compte de l’environnement par l’entreprise s’inscrit dans ce que l’on appelle depuis le Sommet de Rio de 1992, le développement durable, défini comme « un développement qui permette aux générations présentes de satisfaire leurs besoins sans remettre en cause la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (Rio, 1992).
Il convient de noter par ailleurs que l’évolution du concept de RSE a pris une envergure mondiale depuis les années 1970. Comme le soulignent J. Igalens et M. Joras (2002), en se référant à la publication du Committee for Economic Developpement relative à sa représentation du concept en trois cercles concentriques31 :
– le premier cercle intègre les responsabilités économiques élargies, c’est-à-dire la production de biens et services mais aussi le maintien des emplois ;
– le second cercle renvoie à la prise en compte des normes et valeurs sociales telles que l’information des consommateurs, le respect de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail ;
– le troisième cercle correspond aux nouvelles responsabilités qui émergent, visant à une plus grande implication du monde des affaires dans son environnement écologique et social (lutte contre la pauvreté, mécénat, citoyenneté, etc.), dans lequel s’inscrit donc les nouveaux concepts de la RSE (Entreprise citoyenne par exemple) ou les formes d’entreprises réhabilitées par l’économie sociale et solidaire (l’entreprise sociale, l’entreprise solidaire).
En résumé, on a assisté à un élargissement du concept de RSE intrinsèquement lié aux modèles de rapports entre l’entreprise et la société au cours des deux siècles précédents. Ce processus d’élargissement s’est traduit dans un premier temps par une conception restreinte limitant la RSE à la relation « chefs d’entreprise et employés » prolongée dans une certaine mesure avec le compromis fordiste en intégrant le concept de « l’intérêt général » suivant des valeurs capitalistes purement économiques. Les conséquences de ce dernier nous ont amené jusqu’à ce jour à reconsidérer l’« intérêt général » en y intégrant d’autres dimensions notamment l’environnement humain, social et écologique. A travers ces réorientations successives, il n’est pas surprenant de constater l’existence d’une pluralité de cadres théoriques susceptibles d’en rendre compte.
Lire le mémoire complet ==> (La responsabilité sociale des organisations de microfinance) :
Quels critères pour une meilleure contribution de la microfinance à l’inclusion financière ? L’exemple du Burkina Faso.
Mémoire de Master en études du développement
Université de Genève – Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement
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25 F. Piron, 1996, Op.cit., p.132.
26 M. Capron, 2003, «L’économie éthique privée : La responsabilité des entreprises à l’épreuve de l’humanisation de la mondialisation », Economie Ethique n°7 SHS-2003/WS/42, UNESCO, p.9.
27 M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, 2007, Op.cit., p.6.
28 J-P Gond et A. Mullenbach-Servayre, 2003, Op.cit., p.97.
29 M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, 2007, Op.cit., p.7.
30 L’« entreprise citoyenne » est un concept développé dès les années 70 aux Etats-Unis en vue de contrebalancer le déracinement progressif des entreprises par un encrage dans la société où elles interviennent. Faire preuve de « good citizen » terme anglais du concept, c’est mettre en exergue la participation de l’entreprise aux activités culturelles, sociales et sportives. L’entreprise crée des « community services » auxquels participent bénévolement une grande partie de ses employés. Le Centre des dirigeants d’entreprise (CDJ) a été la première organisation, à la fin des années 1980, à développer ce concept en France, précédé de peu par les lois Auroux. (source : B. Khiréche-Oldache, 1998, L’entreprise citoyenne : une approche par les normes environnementales, Cahier de recherche n° 1998-10, GREFIGE– Université Nancy 2, pp.6-7 ; M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, 2007, Op.cit., p.9).
31 J. Igalens et M. Joras, 2002, La responsabilité sociale de l’entreprise, comprendre, rédiger le rapport annuel, Editions d’Organisation, Paris, p.36.
 

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