Le droit, outil de correction des comportements financiers

Le droit, outil de correction des comportements financiers

Seconde partie: L’analyse juridique renouvelée par la portée normative de la finance comportementale

Les travaux de recherche en finance comportementale ont trouvé un prolongement naturel dans le domaine juridique. Sous l’impulsion de l’analyse économique du droit, la légitimité et l’utilité d’un système juridique sont désormais appréciées à l’aune de sa compétitivité.

L’introduction de l’approche comportementale dans cette analyse a donné naissance à un nouveau courant dénommé « Behavioral Law and Economics ».

La voie comportementale est une source d’inspiration pour le juriste. La détection d’anomalies le conduit instinctivement à imaginer une réglementation visant à les corriger. Mais très vite il prend la mesure de la complexité d’une telle démarche (I). L’exploration de la voie comportementale ne s’arrête pas pour autant.

Au contraire, elle connait un prolongement exceptionnel et suscite un intérêt tel qu’il est possible de se demander si elle n’est pas victime de son succès (II).

I. Une réglementation aux vertus correctives

Le droit, outil de correction des comportements par excellence, est ici mobilisé pour contrer les effets néfastes des biais comportementaux.

L’intention est louable mais se heurte rapidement à des obstacles (A).

Ceux-ci ne suffisent pas à décourager le juriste qui fait preuve d’une grande créativité pour élaborer une réglementation acceptable (B).

A. Une élaboration périlleuse

Réformer la réglementation actuelle qui dispose d’une autorité comparable à celle de la théorie de l’efficience ne sera justifié qu’en invoquant des arguments convaincants (1). En tout cas, une réglementation trop contraignante semble exclue (2).

1. La difficile remise en cause de la régulation actuelle

La finance comportementale a montré que certains investisseurs ne sont pas rationnels. Leurs biais comportementaux les empêchent de calculer la valeur fondamentale des actifs, ce qui peut donner lieu à des écarts persistants entre le prix observé sur le marché et la valeur fondamentale.

Partant de ce constat, les comportementalistes craignent que les agents les moins avertis ne soient à la merci d’investisseurs rationnels peu scrupuleux. Ils préconisent la fin du « laissez faire » et font des régulateurs tels que l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) ou la Securities and Exchange Commission (SEC) la pierre angulaire des marchés financiers.

Leur rôle devrait être étendu car la régulation actuelle des marchés est insuffisante. La concurrence, qui se situe au cœur des marchés, ne permet pas de corriger les biais comportementaux des investisseurs irrationnels. Le droit des marchés financiers actuel fondé sur la régulation par l’information a été élaboré en application de la théorie de l’efficience.

Seule une réglementation matérielle permettrait de protéger les investisseurs contre leurs propres biais comportementaux.

De telles réflexions réactualisent le débat sur les mérites de la réglementation. Les marchés financiers sont à l’heure actuelle l’exemple type de secteur régulé. Analyser les notions de régulation et de réglementation est nécessaire pour apprécier l’impact de l’approche comportementale.

Cornu, dans son « Vocabulaire Juridique », définit la régulation comme « l’action économique mi-directive mi-corrective d’orientation, d’adaptation et de contrôle exercée par des (autorités dites de régulation) sur un marché donné qui, en corrélation avec le caractère mouvant, divers et complexe de l’ensemble des activités dont l’équilibre est en cause, se caractérise par sa finalité, la flexibilité de ses mécanismes… »56.

La régulation désigne le fait de maintenir en équilibre, d’assurer le fonctionnement correct du marché. Elle se distingue de la réglementation qui ne serait qu’« un instrument disponible de la régulation »57.

56 G. Cornu, Vocabulaire Juridique, 2004.

57 M-A. Frison-Roche, Le droit de la régulation.

Si l’on retient cette dernière proposition, la régulation actuelle des marchés financiers s’effectue au moyen de la réglementation constituée par l’ensemble des obligations d’information.

La régulation vise à assurer le bon fonctionnement d’un marché ouvert à la concurrence mais non abandonné à elle. Il est vrai que l’idée de souplesse est souvent associée à celle de régulation, notamment parce que les lieux d’élaboration de certaines normes ne se situent pas dans les cadres institutionnels classiques.

La plupart des auteurs étant américains, ces définitions permettent aussi d’éviter l’embarras qui tient au fait que le mot regulation, d’origine anglo-américaine, désigne ce que nous appelons réglementation.

Les comportementalistes ne demandent pas l’élaboration d’une réglementation proprement dite car celle-ci existe déjà.

Mais les obligations relatives à l’information ne visent qu’à garantir un cadre permettant aux investisseurs rationnels de calculer la valeur fondamentale, conformément à la finance classique. Il s’agit d’une réglementation que l’on pourrait qualifier de « formelle » car elle encadre le processus de formation des prix.

L’investisseur n’est pas influencé lorsqu’il effectue ce calcul, qui est d’ailleurs conçu comme un raisonnement purement personnel par le paradigme de l’efficience.

Les comportementalistes aspirent eux à l’élaboration d’une réglementation dite « matérielle » touchant au fond, c’est-à-dire portant sur le contenu et non plus sur le seul cadre du processus de formation des prix. A partir du moment où l’on admet que les investisseurs ne sont pas capables de faire ce calcul en raison de biais qui affectent leur comportement, alors l’encadrement du processus ne suffit plus.

Il faut agir sur le processus lui-même pour corriger les comportements.

Une telle approche pose immédiatement des difficultés. Bien que Kahneman et Tversky aient montré que le nombre de bais est limité, aucune théorie sous-jacente n’explique pourquoi les investisseurs sont soumis à de tels biais.

A défaut d’une telle théorie, l’économie comportementale s’appuie sur une accumulation de preuves démontrant l’irrationalité des décisions des investisseurs. Certaines questions restent cependant sans réponse.

Par exemple, l’approche comportementale n’indique pas comment mesurer l’ampleur de cette irrationalité, ni quel serait l’impact de réformes réglementaires visant à la corriger.

Dès lors, comment pallier les insuffisances des comportements si leur origine reste un mystère ?

Il ne faudrait pas voir dans ces lacunes les premières limites de la finance comportementale. Si elle ne répond pas encore à ces questions, c’est essentiellement parce que cette théorie n’en est qu’à son commencement. Néanmoins, cela incite à appréhender avec prudence l’économie comportementale.

Si les bais comportementaux sont inhérents au fonctionnement du cerveau humain, alors tout effort visant à les corriger serait vain. D’un autre côté, les obligations d’information, principal outil de régulation actuel, ne permettent pas de répondre aux besoins des investisseurs irrationnels.

En dépit de ces interrogations, quelques juristes, essentiellement américains, envisagent l’élaboration d’une réglementation matérielle desmarchés financiers sousl’angle comportemental. Des auteurs58 abordent de façon originale l’opposition entre la régulation actuelle et la réglementation matérielle envisagée.

58 S. Choi et A. Pritchard, « Behavioral Economics and the SEC », Public Law and Legal Theory Research Paper No. 115, University of California Berkeley.

Ils considèrent qu’il existe un principe bien établi de non-intervention sur les marchés financiers, qu’ils nomment « presumption against intervention ».

Le passage à une réglementation matérielle ne sera justifié que s’il est possible de renverser cette présomption.

Les auteurs montrent que la force de cette présomption et donc la difficulté de son renversement dépendent d’une part de la nature de l’autorité régulatrice intervenant sur le marché et d’autre part de la mesure dans laquelle la réglementation envisagée entend restreindre l’autonomie des agents économiques.

La combinaison de ces deux critères permet de distinguer trois niveaux de présomption : une présomption de forme forte, une présomption de forme faible et une présomption de forme intermédiaire.

Ces présomptions sont toutes réfrangibles mais la preuve à apporter pour les écarter diffère, comme le montre le tableau suivant :

PrésomptionRenversement
Présomption de forme forte– Très haute probabilité d’apporter plus d’avantages que d’inconvénients

– Pas de solution moins contraignante

Présomption de forme intermédiaire– Importante probabilité de d’apporter plus d’avantages que d’inconvénients

– Pas de solution moins contraignante

Présomption de forme faibleA probablement plus d’avantages que d’inconvénients

S’agissant de la nature des autorités régulatrices, les auteurs démontrent qu’une autorité unique comme l’AMF ou la SEC, est confrontée à une présomption de forte intensité. Il existe un doute sur la qualité de la réglementation matérielle que de telles autorités pourraient élaborer.

Au contraire des autorités régulatrices en concurrence devront renverser la présomption de forme faible pour justifier l’élaboration d’une réglementation matérielle.

Il convient de préciser que les marchés financiers sont réglementés par les législateurs nationaux mais ceux-ci ont créé des autorités régulatrices qu’ils ont dotées d’un pouvoir réglementaire très large. Cependant ce pouvoir reste très encadré.

Mais même si l’on peut considérer que le droit des marchés financiers est élaboré conjointement par les pouvoirs publics et l’autorité régulatrice, l’AMF et la SEC sont des autorités uniques justifiant l’application de la présomption de forme forte.

Le second critère pour déterminer quel type de présomption il faut renverser est l’intensité de l’intervention législative.

Une réglementation trop contraignante se heurterait à une présomption de forme forte et serait ainsi quasiment impossible à justifier.

2. L’écueil d’une réglementation contraignante

Plus la réglementation envisagée restreindra l’autonomie des intervenants et plus il sera difficile de la justifier.

Il est en effet possible de concevoir une réglementation qui réduirait les possibilités d’investissement des agents économiques. Une telle restriction de l’autonomie des agents se heurte à une présomption de forme forte.

Pour justifier ce type de réglementation, il faudra montrer qu’elle a une très haute probabilité de fournir plus d’avantages que d’inconvénients, et qu’il n’existe pas de solution moins contraignante.

Les auteurs considérant que les biais comportementaux des agents économiques sont particulièrement graves, envisagent de priver les investisseurs de certains de leurs choix d’investissements. Poussée à son extrême, cette solution commande de sélectionner quels sont les investissements acceptables et d’écarter les autres.

L’idée est que si les investisseurs ne sont pas capables de faire les bons choix d’investissement, alors il revient aux autorités régulatrices de le faire à leur place. Appelée « merit regulation », cette approche n’est pas partagée par les tenants de l’approche comportementale. Outre sa radicalité, la « merit regulation » se heurte à une difficulté pratique.

Il est en effet impossible pour les autorités régulatrices d’évaluer chacun des investissements existants sur le marché.

La majorité des auteurs envisagent donc des réglementations moins contraignantes. Par exemple, il serait possible d’empêcher les transactions sur les titres des sociétés en procédure collective, lesquels n’ont qu’une valeur très faible. Ces titres valent la part de capital éventuellement récupérable après la liquidation de la société.

Le législateur pourrait aussi limiter les choix dont dispose un investisseur irrationnel à certaines catégories d’investissements.

Une telle stratégie a déjà été mise en œuvre en France. Il s’agit de la création du compartiment professionnel qui a été mis en place fin 2007. La particularité de ce nouveau compartiment est de permettre une introduction en bourse simplifiée par cotation directe ou placement privé auprès d’investisseurs qualifiés.

S’adressant avant tout à des investisseurs professionnels, aucun démarchage ou publicité de la part de l’émetteur ou de ses conseils ne peut être fait pour vendre des titres à des particuliers, et ce, même après l’introduction.

En contrepartie de la restriction aux professionnels, les sociétés cotées sur ce compartiment, qui conservent le statut d’émetteur faisant appel public à l’épargne (APE)59, bénéficient de divers allégements des contraintes de l’APE tenant tant aux conditions de réalisation de l’opération d’admission, qu’aux obligations d’information périodique et permanente découlant normalement de ce statut.

59 Le statut d’appel public à l’épargne a été supprimé par l’ordonnance du 22 janvier 2009 pour aligner la terminologie française sur la terminologie européenne. Les auteurs divergent sur l’impact de cette réforme, qu’il est d’ailleurs trop tôt pour apprécier. Celle-ci n’ayant pas modifié le fond de la réglementation, l’ancienne terminologie sera employée dans le reste de ce mémoire.

La correction des biais comportementaux apportée par cette réglementation n’est cependant qu’imparfaite dans la mesure où les particuliers peuvent néanmoins à leur propre initiative acquérir des titres de sociétés cotées sur ce marché.

Les comportementalistes considèrent que les obligations d’information mises à la charge de l’émetteur lors d’une opération d’APE ne permettent pas de corriger les biais comportementaux. Ils envisagent alors de rendre certains investissements indisponibles aux investisseurs les plus sujets aux biais.

Bien qu’une réglementation destinée se substituer aux investisseurs irrationnels semble la solution la plus efficace pour corriger les biais comportementaux, elle comporte également un plus grand risque. En effet, il peut apparaître difficile de distinguer les investisseurs qui ont besoin d’être protégés contre leurs propres biais de ceux qui devraient avoir le champ libre pour investir.

Comment savoir si un investissement est le résultat d’un comportement biaisé ou d’une analyse minutieuse des rendements futurs d’une entreprise ?

Les autorités régulatrices ne peuvent pas faire de telles distinctions sans prendre le risque d’imposer une protection inutile et coûteuse à des investisseurs qui n’en ont pas besoin.

Parce qu’il n’existe pas de théorie expliquant pourquoi les comportements des investisseurs sont biaisés, il n’est pas possible de déterminer qui sont les agents irrationnels, ni l’importance de ces biais. Certaines tendances peuvent toutefois être observées.

Les investisseurs professionnels seraient ainsi moins sujets au biais de disponibilité.

Leur expérience leur permet de détecter et d’éviter ce biais. En même temps, ces spécialistes risquent davantage de faire preuve d’excès de confiance. Mais il reste impossible de savoir si les biais auxquels sont soumis les investisseurs professionnels sont plus ou moins importants que ceux des investisseurs non initiés.

Une réponse potentielle est de dire que tous les investisseurs sont affectés de la même manière par les biais comportementaux.

Une réglementation matérielle contraignante serait ainsi autant justifiée pour l’investisseur professionnel que pour le non professionnel. Mais considérer que les restrictions imposées par la réglementation ne devraient porter que sur ceux qu’il est nécessaire de protéger, à savoir ceux qui sont le plus affectés par ces biais, est une réponse toute aussi valable.

Enfin, encadrer les décisions d’investissement peut générer des effets pervers.

Les investisseurs irrationnels, sachant que la réglementation a pour but de corriger leurs biais comportementaux, pourraient développer leur biais d’optimisme et avoir ainsi l’illusion qu’ils sont immunisés contre les risques. Egalement, une réglementation trop restrictive peut faire fuir les investisseurs et les émetteurs qui préfèreront effectuer leurs opérations sur le marché d’un autre Etat.

Mais pour cela ils devront supporter des coûts de transaction supérieurs.

Les intermédiaires qui ont un rôle d’assistance et de conseil auprès des investisseurs, risqueraient de sortir aussi du marché. En faisant fuir les institutions susceptibles d’aider les investisseurs incapables de se protéger, une réglementation matérielle contraignante qui apparaissait au départ difficilement justifiable devient alors indispensable.

Pour qu’un tel scénario auto-réalisateur se produise, encore faut-il que les autorités régulatrices justifient la légitimité de leur intervention en renversant la présomption de forte intensité à laquelle elles sont confrontées.

Elaborer une réglementation correctrice consiste à intervenir par des règles matérielles sur les différents éléments susceptibles d’influencer le processus de formation des prix, afin que celui-ci soit exempt de biais. Le système juridique actuel est construit sur l’idée que la régulation a pour finalité principale de garantir la transparence sur le marché.

Repenser le droit des marchés financiers selon une approche comportementale nécessite avant tout de remettre en cause ce principe de non-intervention.

Une réglementation très contraignante est un bouleversement trop brutal et ne semble donc pas pouvoir à l’heure actuelle justifier une telle remise en cause. Des approches plus nuancées auraient davantage de chance de justifier leur légitimité.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
La finance comportementale: la régulation des marchés
Université 🏫: Université Paris II – Panthéon-Assas
Auteur·trice·s 🎓:
Clotilde Wetzer

Clotilde Wetzer
Année de soutenance 📅: Master II DJCE Juriste d’Affaires - 2008-2018
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