Secteur associatif: l’humanitaire est-il indépendant du politique ?

Secteur associatif: l’humanitaire est-il indépendant du politique ?

Chapitre 2 – Les risques de dérives

Introduction

Cette année a été riche d’affaires touchant le secteur associatif et plus particulièrement le secteur humanitaire.

Parmi les plus médiatisées, il y a d’abord eu l’enquête du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés qui accuse 67 personnes, employés locaux d’une quarantaine d’organisations humanitaires, d’avoir abusé sexuellement des mineurs dans des camps de réfugiés en Sierra Leone, au Libéria et en Guinée, en échange de nourriture.

Quelques semaines auparavant, une enquête de l’IGAS (Ministère des Affaires Sociales) révélait que l’association Raoul Follereau offrait des aides financières sans lien avec la lèpre à des églises en Afrique, subventionnait des cardinaux conservateurs au Vatican et réalisait des investissements dans des plantations de palmiers en Côte d’Ivoire.

Enfin, la démission en mars 2002 de Sylvie Brunel de son poste de Présidente d’Action Contre la Faim (après 17 ans de travail dans ce secteur) a été très médiatisée.

Celle-ci dénonce, dans un article paru le 7 mars dans Libération le fait que les associations humanitaires soient devenues un business.

Ces affaires identifiées par les médias14 comme des dérives ont permis d’ouvrir le débat lors de conférences publiques au cours desquels les thèmes récurrents étaient : le lien entre humanitaire et politique, l’efficacité des actions menées, les scandales financiers et les tentations de pratiques marchandes, la surmédiatisation et une communication basée essentiellement sur l’émotion du donateur, dénotant souvent d’un manque de transparence. Concernant la communication, tous les intervenants s’accordaient à regretter le manque d’information des donateurs concernant les actions menées par les associations ainsi que les contextes souvent complexes dans lesquels elles interviennent.

Mais peut-on tout dire ? Et a-t-on actuellement, compte tenu des outils de communication existant, des espaces d’expression appropriés pour informer efficacement les donateurs ? Pour répondre à cette question, nous allons étudier, dans un premier temps, quels sont les risques de dérives que nous avons identifiés tant au niveau du fonctionnement des associations que de leur communication.

Dans un second temps, nous nous attacherons à détecter des risques liés à l’emploi de certains outils de communication qui, plutôt qu’affirmer le positionnement et valoriser l’image de l’association, tendent à la brouiller, voire la dénaturer.

Il y a donc un enjeu important pour les associations quant au choix des médias ainsi qu’au type de messages qu’elles font passer.

Enfin, nous verrons quels sont les signes d’autorégulation du secteur pour prévenir ces risques de dérives.

14 Libération et Le Point s’accordent, à 2 mois d’intervalle, pour titrer un dossier spécial « Les dérives de l’humanitaire »

I. Dysfonctionnements du secteur associatif

1. L’humanitaire est-il indépendant du politique ?

« Ce qui fait la force de l’humanitaire est aussi ce qui en fixe la limite : le refus du sacrifice. La préservation de la vie humaine est son unique horizon, sa seule légitimité. Cela implique parfois d’entrer en tension, voire en conflit, avec le pouvoir politique, comme cela a été le cas avec les Talibans ainsi qu’avec les Moudjahidin, pour ne parler que de l’Afghanistan.»15

L’action humanitaire est intrinsèquement politique par sa nature même puisque qu’elle est la prise en charge des conséquences humaines de toutes les formes de violences, sociales et politiques. Par-là même l’humanitaire est toujours confronté au politique.

a) L’instrumentalisation politique de l’humanitaire

L’humanitaire peut être instrumentalisé au niveau diplomatique, militaire, idéologique ou économique par les Etats bailleurs, les armées, les Etats bénéficiaires ou des groupes organisés (rebelles, mafias…).

La courte histoire de l’humanitaire – du détournement de l’aide à l’Ukraine par les autorités soviétiques en 1921 à l’utilisation des camps de réfugiés du Kosovo comme base arrière par l’armée alliée en 1999 – montre combien toute action porte le risque de l’instrumentalisation.

Les associations humanitaires connaissent ce risque et acceptent de le prendre, considérant le plus souvent qu’il vaut bien les vies sauvées par l’intervention. L’opinion publique est beaucoup moins informée de ce choix cornélien entre sauver la victime et accepter un léger compromis politique ou rester ferme sur son indépendance et prendre le risque de ne pouvoir atteindre la victime.

On peut distinguer quatre formes d’instrumentalisation des associations humanitaires par le politique :

L’intervention humanitaire comme facteur de reproduction des guerres civiles.

En voulant soulager les victimes de conflits internes (guerres civiles), les associations humanitaires peuvent contribuer à nourrir la guerre et à la faire durer.

C’est ainsi que les humanitaires ont nourri et soutenu les Khmers Rouges (Cambodge) qui disposaient de bases dans les camps de réfugiés à la frontière avec la Thaïlande, réfugiés qui étaient en fait leurs prisonniers.

Il est également avéré que les camps de réfugiés afghans du Pakistan étaient les bases arrières des moudjahidins qui combattaient l’occupation soviétique. L’aide humanitaire en terrain de guerre civile est également assez souvent détournée par les chefs de guerre ou même les armées gouvernementales (Soudan…).

Si la relation entre l’aide humanitaire et la reproduction des forces de destruction à l’œuvre dans les guerres civiles est souvent prouvée, il est difficile d’imaginer abandonner des victimes sous prétexte de tarir l’économie de guerre.

Des interventions militaires au discours humanitaire

Les interventions militaires utilisant des prétextes humanitaires sont de plus en plus courantes (Somalie, Rwanda, Kosovo…). La confusion entre humanitaire d’Etat et humanitaire privé est d’autant plus grande que les Etats sont les principaux bailleurs de la plupart des associations humanitaires.

Ces dernières peuvent alors avoir des difficultés à trouver leur place dans ce type de situation dans la mesure ou elles se fondent sur un principe d’impartialité. Certaines d’entre elles choisissent clairement la collaboration avec les armées et les gouvernements.

CARE Canada, intervenant au Kosovo, a signé un accord d’espionnage avec le gouvernement canadien. Beaucoup d’ONG américaines sont ainsi clairement un outil de la politique étrangère des Etats Unis.

Cette confusion entrave souvent le travail des ONG qui ne peuvent accéder à tous les sites, étant assimilées à un camp plutôt qu’un autre. Cette assimilation peut d’ailleurs mettre en danger les expatriés susceptibles de devenir des boucs émissaires.

les rations de survie et les bombes envoyées par les forces américaines durant l’intervention « Liberté immuable » en Afghanistan.

Ci-contre, les rations de survie et les bombes envoyées par les forces américaines durant l’intervention « Liberté immuable » en Afghanistan.

Cette similitude d’emballage est assez représentative de la confusion qui a eu lieu, durant cette intervention, entre guerre et humanitaire

L’instrumentalisation diplomatique des associations humanitaires

Les Etats considèrent souvent les ONG nationales comme des instruments de politique étrangère, comme des représentants du pays à l’étranger, et ceci d’autant plus que certaines sont largement financées par les Ministères. Des fonds peuvent ainsi être distribués aux ONG pour qu’elles interviennent dans les pays avec lesquels il serait politiquement inopportun d’avoir des relations diplomatiques directes.

Ainsi, l’Union Européenne propose-t-elle des financements aux associations afin qu’elles interviennent à Cuba, toute relation diplomatique étant difficile de par l’embargo diplomatico- économique imposé par les Etats Unis. Pour l’Union Européenne, c’est une façon indirecte d’être présent et actif à Cuba.

Les fonds publics accordés par les Etats correspondent toujours à des choix politique. Certains pays bénéficieront ou non de ces fonds selon la volonté diplomatique.

L’intervention humanitaire et la légitimation du pouvoir.

Par leur action, il peut arriver que des ONG soient intrumentalisées pour légitimer le pouvoir d’un dictateur, d’un chef de guerre, d’un dirigeant populiste.

La famine du Biafra en 1969 fut ainsi utilisée et même entretenue par le chef de la rébellion pour attirer la sympathie sur sa cause. L’aide humanitaire apportée en 1985 en Ethiopie fut également utilisée par le gouvernement pour déplacer des villages entiers dans le cadre d’une politique d’homogénéisation démographique.

Pendant la guerre afghane contre l’occupation soviétique (1979-1989), l’aura et le pouvoir des chefs de guerre locaux (les commandants) pouvait dépendre de leur capacité à attirer l’aide humanitaire dans leur village, leur vallée16. Parce que les humanitaires semblent cautionner ces pouvoirs par leur présence, les victimes de ces mêmes pouvoirs peuvent parfois être encore plus vulnérables, plus résignées.

b) Du refus du politique au retour vers le politique

L’humanitaire a d’abord voulu éviter la confrontation avec le politique en fondant son action sur les principes de neutralité et d’impartialité (Croix Rouge). Mais le mouvement des « sans frontières » se créé dans les années 1970 en rupture avec le principe de neutralité traditionnelle ne retenant que l’impartialité, se souvenant du silence de la Croix Rouge sur les camps de la mort pendant la seconde guerre mondiale.

En 1985, MSF demande au gouvernement éthiopien de se justifier sur les déplacements de populations forcées. L’association est expulsée pour cette insolence. Les autres associations décident de rester pour sauver des vies.

Le dilemme est à chaque fois le même, dans le cas d’intervention d’urgence : quand de la présence de l’association sur place peut dépendre la vie de centaines d’individu, est-il possible de prendre le risque de se faire expulser et de laisser ainsi derrières des victimes non sauvées ? Mais, d’un autre côté, est-il possible de rester quand indirectement l’association participe à la politique meurtrière ou totalitaire d’un gouvernement ? Répondant à ce dilemme des associations humanitaires défendent l’idée du témoignage, de la prise de parole (MSF), en utilisant l’opinion publique pour faire réagir les politiques.

Dans le même temps, des ONG d’interpellation se crées, défendant les droits de l’homme ou l’environnement telles Amnesty International ou Greenpeace. Elles font clairement le choix de l’intervention dans le champ du politique par le biais du lobbying et de campagnes de sensibilisation.

On assiste également à un retour des associations dans le champ du politique afin de se démarquer des politiques ou de les influer. D’où la présence de plus en plus importantes des ONG humanitaires dans les sommets mondiaux (Porto Alegre, Johannesburg…) et l’essor de «l’éducation au développement» et des campagnes de sensibilisation clairement politiques.

Victimes de la confusion entre humanitaire privé et humanitaire public lors des interventions armées, les associations humanitaires d’urgence, telles MSF et MDM, ont de plus en plus besoin de se démarquer des politiques gouvernementales et ont ainsi recours à des campagnes de sensibilisation politique (sur les conflits comme la Tchéchénie, le développement durables, la misère…).

Le lobbying et les campagnes de sensibilisation de l’opinion servent aussi de moyens de pression pour les associations afin d’amener les institutions vers plus d’impartialité dans la distribution des financements humanitaires. Françoise Bouchet-Saulnier, directrice de recherches à MSF, fit obtempérer l’agence d’aide humanitaire européenne, ECHO, en usant de la menace : «Si vous enlevez un seul dollar sur la ligne de financement en Ingouchie (où sont réfugiés de nombreux Tchéchènes), on fera un scandale»17.

c) Les politiques financières : équilibre ou indépendance totale

La capacité des associations humanitaires à faire des choix indépendants des contraintes politiques (intervenir ou non, se retirer d’une zone, être libre de s’exprimer…) dépend souvent de leur indépendance et de leur santé financière vis à vis des bailleurs institutionnels (Etats, organisation internationales…), mais aussi parfois vis à vis des donateurs privés. En fonction de ce constat, les associations font des choix de politique financière.

MSF est l’une des seules ONG d’urgence qui ait fait le choix du 100% de financements privés afin d’être totalement indépendante du pouvoir politique18. D’autres recherchent l’équilibre, arguant de leur volonté de ne pas dépendre exclusivement de fonds privés afin de ne pas sombrer dans le tout spectaculaire et la recherche de fonds frénétique.

Certaines associations, telles Amnesty ou Greenpeace, se doivent d’être complètement indépendante du politique et donc des financements publics de par leur vocation et leur mission d’interpellation.

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