Le secteur associatif en France : vers une auto-régulation

Le secteur associatif en France : vers une auto-régulation
III. Vers une auto-régulation du secteur
1. La prise de conscience de certaines dérives a donné lieu à la mise en place de cadres éthiques

a) La campagne d’ACF : les 100F qui sauvent Leïla

Cette campagne, réalisée en 1994, montre une jeune somalienne avant et après l’intervention d’Action Contre la Faim. Le texte : « Leïla » puis, sur la deuxième photo, « Leïla 100 F plus tard. » avec l’adresse et le logo de l’association.

Si cette campagne a plutôt été mal reçue par le milieu humanitaire et la presse, il est intéressant de remarquer que les raisons de ce rejet ne sont pas les mêmes selon les personnes qui se sont exprimées sur ce sujet et que ces critiques ont tendance à s’effacer à mesure que les techniques de communication issues du secteur marchand sont utilisées par les associations.

De plus, cette campagne a eu un fort impact sur le grand public et a permis de faire connaître l’association Action Contre la Faim.

La campagne d’ACF : les 100F qui sauvent Leïla

Afin de donner un aperçu de l’accueil de cette campagne par certains membres du secteur associatif, nous avons relevé les réactions de Philippe Lévêque et Denis Maillard de Médecins du Monde, Laurent Villepin du Journal du Sida et Sylvie Brunel d’Action Contre la Faim.

Philippe Lévêque, Médecins du Monde

« Leïla avant, après, quelle horreur…

Ça a été très mal vécu dans la presse, mais pas par les donateurs : pour les donateurs c’était génial, ACF a beaucoup collecté d’argent avec ça.

Ils ont même réussi un coup qu’aucun d’entre nous n’a réussi à faire à part eux, qui était de conjuguer l’interpellation, le témoignage, expliquer de manière claire et visible ce que fait l’association et faire donner, en général c’est totalement incompatible, on n’arrive pas à faire passer son message et à faire donner, c’est ou l’un ou l’autre, eux ils ont réussi et ils ont traité Leïla comme un baril de lessive, mais dans la tête des gens la comparaison je suis plus (plus haut, plus beau) donc je lave mieux, argument à la con des lessiviers, c’est ça qui marche, donc on leur dit ben voilà là elle est maigre, là elle a les joues rebondies, cent francs avant, cent francs après, ça c’est formidable, c’est formidable, mais intellectuellement parlant ça ne l’était pas

L’ensemble du milieu humanitaire d’ailleurs l’avait très mal vécu, chez AICF aussi ça avait fait beaucoup de bruit, mais en tout cas, ça, ça fait donner, mais il faut être lucide avec ça, soit on fait du Arté, soit on fait du TF1, si on fait du Arté on a les moyens d’Arté, si on fait du TF1 on a les moyens de TF1, bon maintenant le Soudanais qu’est ce qu’il préfère ? C’est l’argument des agences hein : ils disent pour le Soudan, ce qui compte c’est que vous fassiez du TF1, c’est vrai, il s’en fout de dire, vous n’avez récolté que 100 balles mais c’est bien, il préfère que vous en récoltiez 1000, donc on est tout le temps dans ces débats-là, c’est pour ça qu’on a fait ce travail sur éthique et marketing. »39.

Denis Maillard, Médecins du Monde

« Je me souviens de la campagne “Leïla, avant, après”… C’est pas la méthode Médecins du Monde. Pour tout ce qui est de notre communication vis-à-vis des donateurs dans le journal, ce n’est pas ce qu’on met en avant. Je crois que la dernière campagne de Médecins du Monde cherche à sortir des images humanitaires classiques, très chocs, très dures. Ça a été le cas les deux dernières campagnes.

Dans la campagne de communication grand public institutionnel, on pose des questions : “est-ce que, dans un génocide, il vaut mieux soigner les victimes ou juger les coupables”.

Là on est clairement dans du texte qui fait réfléchir, sans images, sans rien. Et dans le spot télé qu’il y a eu sur le Kosovo, on ne montrait pas l’action de Médecins du Monde, parce qu’on pensait que celle-ci avait été largement relayée par les médias. Donc on n’était pas dans des images chocs. C’est quelque chose qui petit à petit est évacué de Médecins du Monde. […]

Donc ce genre de photo (avant-après) on l’a fait quelquefois : il y a une mission, qui s’appelle l’opération sourire, qui est une mission de chirurgie plastique, où des médecins, des chirurgiens partent, au Cambodge, au Niger, au Rwanda et font beaucoup de chirurgie de la face, sur des brûlures aussi, sur le corps. C’est une chirurgie qui est assez spectaculaire : pour le visage, on a des photos avant et après.

Avant un bec de lièvre, un coup de machette, enfin bon, les personnes sont déformées, et après on a vraiment un visage humain. Ça on l’utilise parce que c’est la nature même de cette mission qui est, par la chirurgie, par le geste chirurgical, de faire que l’avant et l’après soient vraiment spectaculairement différents. Mais ça on l’utilise pour cette mission, et encore pas tout le temps, pas beaucoup, voilà. ”40.

Laurent de Villepin, le Journal du Sida 41

« Les publicitaires sont des gens simples : dites le mot humanitaire, ils sortent leur revolver. Vous vous inquiétez des bavures ? Ils vous expliqueront qu’on n’obtient pas un impact maximal sans un déchet incompressible. Vous vous souvenez de vieilles interrogations éthiques ? Lisez les réponses dans les lois du marketing […]

Une affiche de l’AICF avec deux photos de Leïla, une jeune femme noire.

A gauche, elle présente un visage aux traits déformés par les stigmates de la dénutrition.

A droite, « Leïla 100F plus tard » est une jeune fille superbe au sourire radieux. En examinant attentivement les deux photos, on devine que pour les besoins de la démonstration, l’effet de la mise en scène « avant-après » a été renforcé par quelques trucages sur la lumière, la disposition du châle sur la lumière, etc.

Ces trucages sont révélateurs, ils indiquent ce que l’on veut nous faire acheter pour 100F : la métamorphose d’une repoussante sorcière en une jolie et gentille fille, la transfiguration d’une inquiétante ennemie en une amie rassurante et connue qui semble tout droit sortie d’un casting de série télévisée.

Pour 100F, nous dit explicitement cette affiche, on peut rendre la santé et la beauté à une Africaine mal en point. […]

Le plus probable est que cela marche, mais à quel prix ? En attendant que l’AICF se pose la question, il est réconfortant de savoir que MSF l’a résolue depuis 1986, date à laquelle cette organisation humanitaire a décidé de ne plus confier sa communication aux grandes agences de publicité.

Et ceci « parce que leur professionnalisme se résume à un axiome de base : jouer sur les ficelles les plus abjectes – émotion, culpabilisation – pour faire rentrer le pognon et surtout parce que nos gens de terrain ne supportaient plus l’image que le monde de la pub donnait de leur travail ».

Ce dernier argument a l’avantage d’être pragmatique : il indique qu’en s’acoquinant avec les publicitaires, les associations humanitaires font un calcul à courte vue, parce qu’elles se coupent de leurs plus fidèles soutiens. »

Sylvie Brunel, Action Contre la Faim 42

« Leïla n’est pas un mythe. Cette jeune femme somalienne, prise dans la guerre civile en 1992 –1993, a été photographiée par un reporter dépêché du journal La Croix, Laurent Gernez.

La première fois, Leïla venait d’arriver au centre nutritionnel AICF, épuisée, amaigrie. Son sourire, radieux malgré sa détresse physique, avait alors retenu l’attention du photographe. Quand il est revenu quatre mois plus tard, il a eu la surprise de retrouver Leïla métamorphosée. […] Travaillant dans l’urgence sur des populations mouvantes, nous n’avions jamais eu la possibilité de démontrer ainsi, concrètement, l’utilité, la nécessité de l’engagement humanitaire.

C’est pourquoi les deux photographies et l’histoire de Leïla ont fait la une du journal de notre association en décembre 1993.

Les publications qui ont conçu – bénévolement- l’affiche de l’AICF ont choisi de travailler à partie de ces deux photographies car, comme nous, ils avaient été très marqués parce qu’ils croyaient, comme nous, être l’évidence, la lisibilité du message que délivrait involontairement Leïla : l’action humanitaire ne prétend pas sauver le monde, voire même susciter durablement le développement ; elle se contente humblement de sauver des vies, une à une, et, bien menée, obtient des résultats rapides et extraordinaires. Le don privé est un levier qui permet cette action : sauver des vies […]

Pourtant, l’interprétation donnée à ces deux affiches nous prend au dépourvu : souligner la beauté de Leïla « après » par rapport à sa prétendue laideur « avant » n’était pas dans nos intentions. Nous trouvions déjà Leïla belle « avant », avec son sourire immense dans ce visage décharné. »

§

Ces différents témoignages révèlent la difficulté d’établir un cadre éthique de communication pouvant correspondre à chaque association et à l’ensemble qu’elles constituent.

En effet, compte tenu du positionnement qu’elles adoptent (cf. Chapitre 1), certains modes de communication, qui peuvent, pour certaines constituer des dérives, ne sont pour d’autres que l’illustration de leurs actions, celles-ci relevant d’ailleurs qu’elles utilisent ces méthodes à des fins justes.

Ces difficultés à établir un cadre éthique concernant l’utilisation d’images et de certains messages expliquent alors que des associations aient établi des chartes internes d’utilisation du marketing (ex : Médecins Du Monde).

b) La création du Comité de la Charte de Déontologie- 1989

Le Comité de la Charte s’est créé en 1989 en réaction à la crise de confiance provoquée par l’Affaire de l’Arc.

Le contenu de cette charte (annexe n°1) concerne la transparence financière, la qualité des actions et des messages, la rigueur des modes de recherche de fonds et le contrôle interne du respect des engagements par les organisations signataires.

Dans le cadre de cette étude, il est intéressant de prendre note des critères relatifs à la qualité des actions et des messages ainsi qu’à la rigueur des modes de recherche de fonds. Ces critères, régis par le Bureau de Vérification de la Publicité, sont inclus en annexes de la charte.

La qualité des actions et des messages 43

« La publicité des organismes à vocation humanitaire subit actuellement un essor important. Parallèlement, beaucoup d’entreprises associent à la vente de leurs produits ou services une action humanitaire. Un accroissement anarchique de ce type de message aboutirait à détourner le public des actions humanitaires et donc à priver les organismes dignes de confiance de l’aide public.

Afin de ne pas exploiter abusivement la générosité du public et de ne pas le tromper, le Comité préconise que les messages informent les consommateurs sans ambiguïté en précisant clairement quel est l’auteur et le but de la demande ainsi que les modalités d’utilisation des fonds sollicités.

Ainsi, toute publicité faisant appel à la générosité publique, doit respecter la disposition suivante :

Lorsqu’une publicité incite le public à envoyer des fonds, les messages personnalisés évoquant un lieu direct entre les personnes nécessitant de l’aide et les futurs donateurs (par exemple : message écrit de la main de l’enfant, signatures, etc.) doivent être réservés aux cas précis où l’organisme a effectivement mis en place un lieu de cette nature.

– Les illustrations ne doivent pas exploiter abusivement l’image de la détresse humaine. La dignité des personnes représentées doit être respectée quel que soit le lieu géographique de diffusion.

– Lorsqu’il est fait référence à une personne connue et que le nom, la représentation ou les termes employés par cette personne peuvent être compris par le public comme une caution du sérieux de l’organisme, les qualités de l’organisme, les qualités de la personne et son lien exact avec l’organisme doivent être indiqués.

– La publicité ne doit reproduire ou citer aucune attestation ou recommandation qui ne soit véridique et rattachée à l’expérience de la personne qui la donne. L’utilisation d’attestation ou de recommandations périmées ou inapplicables pour d’autres raisons, est prohibée. »

Nous voyons ici qu’en ce qui concerne les illustrations, le Comité de la Charte reste plutôt « flou ». En effet, quelle est la limite entre l’exploitation de la détresse et l’exploitation abusive de celle-ci ? Qui peut en juger ?

2. Un travail en partenariat avec la presse

Aux yeux de nombreux responsables d’associations, la mise en place d’un service de communication est nécessaire, non seulement pour rendre visible l’association par rapport à d’éventuels concurrents, mais également, et surtout, pour apprendre à maîtriser plus « fermement » les relations entretenues avec les médias.

A cette notion de maîtrise, nous répondrions plutôt que le bon traitement de l’information passe d’abord par la collaboration. A savoir que, compte tenu des dérives relevées précédemment, il convient que les associations et les journalistes travaillent ensemble sur les points suivants44 :

À la sélectivité de l’information doit être opposée une éthique de la vision

Nous entendons par-là une attitude basée sur l’analyse globale de l’état du monde humanitaire qui permette de dégager des priorités en fonction d’autres critères que les intérêts de l’audimat, les intérêts politiques et promotionnels traditionnels.

Une attitude qui redéfinisse la mission des fournisseurs d’images, et qui ne se contente pas de visualiser, dans le désordre, les fragments d’une réalité, mais qui, en cet âge de communication globale, s’efforce de garder un équilibre en témoignant des événements. La Bosnie, mais aussi le Kurdistan, le Soudan, la Sierra Leone, l’Afghanistan et l’Angola.

À la tyrannie du temps réel, il faut opposer une éthique du ralentissement qui restaure le temps de la réflexion

Il faut prendre le temps d’expliquer, bien plus que d’expédier des images. Il faut prendre le temps de diversifier et d’équilibrer les points de vue par l’image elle-même, et restituer l’information du citoyen, et non l’économie des moyens, comme but final de la production d’images.

A la dérive vers l’obscénité de l’image des victimes de ces crises, il faut répondre par une éthique de la dignité humaine.

Piégées dans une situation complexe et cruelle, les victimes restent des hommes : montrer leur souffrance, certes, mais sans indécence, dans le respect de la personne privée.

Ces hommes et ces femmes ne sont pas les « icônes de la douleur » : ils ont des idées, des émotions des espoirs, une expérience vécue, et sont souvent les premiers partenaires de l’humanitaire. Il faut leur donner la parole, révéler les efforts, parfois farouches, des populations affectées pour se prendre en charge ; leur joie de vivre dans les moments de répit qu’elles parviennent à se ménager ; leur courage et leur noblesse face à la souffrance et aux dangers qui les menacent.

Ceci est un vaste programme qui demande, avant tout, un dialogue intensif entre les médiateurs professionnels et les associations humanitaires.

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