L’interconnexion de l’offre et de la demande (Tilly et Tilly)
1.2.4.3. L’interconnexion de l’offre et de la demande (Tilly et Tilly)
Passant en revue les apports et les limites des visions néoclassiques, marxistes et institutionnalistes du travail et du marché du travail, Tilly et Tilly (1994) arrivent à la conclusion qu’aucun point de vue n’est véritablement satisfaisant. Au cours de leur revue critique, ils repèrent quelques pistes de réflexion intéressantes, dont la suivante.
Ils rejettent explicitement le présupposé de l’économie standard qui considère que l’offre et la demande de travail se constituent indépendamment l’une de l’autre et ils s’inscrivent d’emblée dans une approche réticulaire du fonctionnement du marché du travail. Pour ces auteurs, les individus utilisent leurs réseaux sociaux pour trouver du travail ou recruter.
Leur objectif est alors d’en montrer les conséquences à propos du processus d’appariement entre employeurs et employés : « L’appariement résulte de la connexion entre les réseaux de recrutement mobilisés par les employeurs [demand side networks] et les réseaux de recherche d’emploi mobilisés par les individus [supply side networks] » (1994, p.301, trad. par nous).
Il y a donc interdépendance entre l’offre et la demande sur le marché du travail à travers la connexion des réseaux de recrutement et ceux de recherche d’emploi.
Sollicitant à l’appui de leur point de vue de nombreux exemples (1994, pp. 301-303), les auteurs montrent que ces réseaux intéressent les employeurs et sont mobilisés pour plusieurs raisons, tout en entraînant des effets spécifiques.
L’utilisation des réseaux des salariés en faisant appel à l’esprit de responsabilité de ceux-ci favorise la stabilité future et la qualité des candidats proposés.
Ce que l’employeur ne peut vérifier immédiatement au moment du recrutement – que le recruté va faire l’affaire – lui est en quelque sorte garanti par ses propres salariés qui se trouvent engagés par leurs propositions, les éventuels disfonctionnements ultérieurs liés à la nouvelle recrue rejaillissant sur leur propre image.
Les auteurs mobilisent des exemples où, dans le cas de recrutements effectués via un réseau « communautaire », cette communauté peut elle-même se sentir investie du droit d’exercer des représailles à l’encontre du nouveau recruté « défaillant » (1994, pp. 302-303).
En fait, dans les situations concrètes, les réseaux de recrutement et les réseaux de recherche d’emploi sont mélangés ; la distinction entre eux est donc purement analytique, mais nécessaire et pertinente pour les étudier selon les auteurs.
Leur articulation a un effet fort sur le type de personnes recrutées dans des firmes données ; comme les individus ont tendance à fréquenter des gens qui leur ressemblent, ils recrutent par réseau des gens qui leur ressemblent.
Cela entraîne une certaine fermeture sociale sur des groupes identifiés comme c’est par exemple fréquemment le cas aux États-unis à travers des filières ethniques (ethnic boundaries), mais que l’on trouve aussi en France.
Les employeurs peuvent éventuellement chercher à se prémunir contre cela en créant des services chargés du recrutement avec des procédures plus formelles. Mais en fait, d’autres travaux montrent que malgré tout ils utilisent alors des réseaux ayant déjà fourni des candidats sérieux.
L’appel aux réseaux des salariés présente donc deux intérêts pour les employeurs (de même que pour les employés) : il abaisse grandement le coût et le temps d’accès à l’information fiable sur le marché du travail et organise la sélectivité dans l’embauche. Cependant, autre aspect du même phénomène, c’est aussi là que se dessinent certaines formes de discrimination.
Pour Tilly et Tilly, la plupart des recrutements impliquent des contacts personnels antérieurs entre les employés actuels sollicités pour fournir des candidats et les employés effectivement ensuite recrutés.
Le point de départ de telles opérations est bien souvent la demande adressée par l’employeur à ses salariés du type : « Connaissez-vous quelqu’un qui … », aboutissant de fait à déléguer à ses propres employés la tâche de recruter ceux avec qui ils seront amenés à travailler plus tard.
Ainsi le réseau professionnel s’appuie sur des réseaux non professionnels – familial, ethnique…- pour fonctionner lors d’un recrutement. Plus encore, le rôle du réseau peut même aller jusqu’à éviter à l’entreprise de faire de la formation professionnelle pour les jeunes recrues.
Dans l’exemple d’une grande conserverie de poisson d’Aberdeen cité par les auteurs (p. 302), le patron trouve grandement son compte dans le fonctionnement largement autonome (ceci étant favorisé par lui) des réseaux familiaux : au-delà des garanties habituelles de stabilité et de qualité des employés ainsi recrutés, ces réseaux assurent, avant même le recrutement effectif, une formation informelle des futures jeunes recrues (sur laquelle l’encadrement ferme les yeux) qui auront donc été auparavant « prises en charge » par leurs aînés déjà employés dans l’entreprise.
1.2.4.4. L’influence, sur les organisations, des contacts sociaux qui constituent leur environnement (Nohria et Gulati)
Si des travaux portant sur l’individu en recherche d’emploi ont montré que celui-ci mobilisait ses réseaux de relations (Granovetter 1973), les travaux de Tilly et Tilly ont montré au point précédent que l’employeur faisait de même et qu’il y avait interconnexion de l’offre et de la demande sur le marché du travail due à l’entrecroisement des réseaux des uns et des autres.
Se centrant sur l’entreprise en tant qu’organisation concrète, Nohria et Gulati (1994) défendent l’idée que l’entreprise s’appuie sur et utilise en permanence les contacts sociaux dans lesquels elle est immergée pour mener à bien ses activités (p. 542).
C’est ainsi le cas des activités de recrutement, et plus largement de la gestion de l’ensemble des relations de travail, dont le recrutement n’est que le début.
Pour ces auteurs, se référant aux travaux de M. Granovetter (1985), l’ensemble des contacts sociaux des organisations (ou des firmes) et qui constitue son environnement, influence fortement leur comportement.
Le mécanisme primaire en est l’influence sociale, et ils mettent l’accent sur le rôle du comportement imitatif dû à la pression de l’incertitude ou de la recherche de conformité sociale ou statutaire.
A partir de l’exemple de la diffusion de l’innovation, ils montrent les deux dimensions de ce phénomène : la première est « relationnelle », on imite en effet les personnes avec qui on a des liens forts.
C’est ce qu’ils appellent « imitative pressure », le mimétisme dû à l’incertitude, à la fréquentation routinière et qui correspond à l’aspect purement relationnel de l’embeddedness (le nombre et la variété des personnes que l’on fréquente et l’intensité de ces relations).
Mais ce comportement a aussi une dimension « positionnelle » : on imite en effet aussi les acteurs rivaux qui ont une position d’équivalence structurale dans le réseau (Burt), ce qu’ils appellent « status conformity pressure », le mimétisme de conformité en terme de statut, où l’on considère qu’il est bon de faire comme ceux qui occupent la même position sociale.
C’est alors l’aspect structurel de l’embeddedness qui est en jeu, c’est à dire cette fois-ci ce qui dépend de la place qu’on occupe au sein du réseau.
Les auteurs mettent ensuite l’accent sur la dimension historique des réseaux, et la variété des types de relation, formelles et informelles, qui s’établissent entre les organisations (les firmes), chacune servant de médium pour l’échange de ressources et d’informations.
La position d’un acteur à un moment donné résulte à la fois de ses actions passées et de celles des autres acteurs au sein du réseau.
L’attention portée à la dimension temporelle incite Nohria et Gulati à prendre en compte plus nettement l’aspect dynamique de ces phénomènes. Se situant dans une perspective organisationnelle, ils terminent en proposant leur vision, qu’ils nomment « action perspective ».
Se centrant sur les formes d’interdépendance entre les organisations formelles et informelles, et sur la façon dont celles-ci s’influencent mutuellement, leur objectif est de montrer comment les structures sont à la fois la base à partir de laquelle se produisent les actions et les traces plus ou moins solidifiées de ces actions, le lieu à partir duquel les actions se font et en même temps le produit ou le résultat de ces actions qui contribue à modifier, enrichir, transformer ce lieu à partir duquel se feront de nouvelles actions dans un enchaînement temporel permanent.