Une démocratisation ségrégative de la mobilité étudiante

Une démocratisation ségrégative de la mobilité étudiante

Conclusion

En 2007, le programme Erasmus a eu 20 ans. Relatant cet anniversaire, de nombreux articles se sont succédés dans la presse plébiscitant la réussite d’un dispositif qui a « dopé », « boosté » la mobilité des étudiants en Europe, pour reprendre les termes économiques ou managériaux employés par les journalistes : « Erasmus a secoué les universités », « a permis à près d’1,5 million d’étudiants de bouger »1. Très peu d’observateurs, cependant ont cherché à comprendre dans quelle mesure s’est opéré ce « dopage » de la mobilité étudiante, comme si la croissance était spectaculaire et ses bénéfices évidents pour tous les individus.

L’un des effets essentiels du programme Erasmus est bien d’avoir créé de nouveaux chemins et dirigé les aspirations des étudiants. Mais devant l’ouverture des possibles, les étudiants doivent aujourd’hui savoir comment éviter les parcours et les destinations sans avenir, au sein d’un enseignement supérieur européen de plus en plus complexe.

Si les inégalités se sont déplacées vers les niveaux les plus élevés de l’enseignement et par conséquent dans l’enseignement supérieur, le développement des mobilités, dans un espace européen disparate, n’est pas sans conséquences sur les trajectoires et l’insertion professionnelle des étudiants.

Coopération versus compétition entre universités européennes : des échanges inégaux

Une des caractéristiques de la massification et de l’internationalisation de l’enseignement supérieur est d’avoir renforcé la sélection interne des systèmes éducatifs. Même après vingt ans d’existence, le programme Erasmus reproduit toujours des logiques de sélection scolaire et de concurrence sociale entre institutions universitaires.

Il se heurte aux affinités sélectives entre établissements et aires culturelles. L’ « Education Committee » (EC) a d’ailleurs récemment adressé au Parlement ses préoccupations face au développement de l’espace européen de l’enseignement supérieur « European Higher Education Area », dans l’intérêt des universités britanniques2. Cette inquiétude traduit une volonté des institutions universitaires souveraines et autonomes, de garder le « contrôle » sur les modalités de sélection et d’évaluation des élites nationales.

1 Voir notamment :« Ces Français qui veulent changer de pays », dossier in LE NOUVEL OBSERVATEUR, n°2133 du 22 au 28 septembre 2005, « L’envie d’ailleurs », dossier in LE MONDE CAMPUS, supplément du samedi 5 novembre 2005 et l’article de BAUMARD (M), JACQUE (P), “En vingt ans, Erasmus a dopé la mobilité des étudiants en Europe », le 15 novembre 2006.

2 “Education committee chairman Barry Sheerman said he was « deeply concerned » about the expanding influence of the EC” In « MPs issue Euro university warning», BBC NEWS, Sunday, 29 April 2007

En effet, les universités européennes se trouvent face à une double injonction contradictoire : une demande de coopération et un renforcement de la compétition infranationale et internationale. Les trois pays étudiés (l’Angleterre, la France et l’Italie) possèdent des systèmes éducatifs caractérisés par des modèles distincts de sélection et de rétention. Ces modèles induisent des attentes en terme de réussite et affectent les compétences académiques et migratoires des étudiants, indépendamment de leurs niveaux d’aptitude.

Ainsi ce sont les universités anciennes en Angleterre, les Ecoles d’ingénieurs en France et les filières sélectives des universités en Italie qui participent le plus aux programmes d’échange dans leurs pays respectifs. Les procédures de sélection des étudiants Erasmus varient, elles aussi, d’une institution à l’autre et ont des conséquences sur les caractéristiques sociales de cette population. C’est pourquoi dans une université massifiée où l’offre de mobilité est moindre, le programme Erasmus semble être un outil de distinction.

Dans les universités françaises et italiennes, une vision anticipée du temps semble distinguer les étudiants Erasmus de leurs homologues sédentaires. Parmi les étudiants Erasmus, ceux qui ont eu un parcours scolaire sans encombre, un passé migratoire riche et une origine sociale élevée sont surreprésentés. L’environnement matériel et immatériel de ces étudiants joue un rôle indirect dans un processus d’apprentissage de l’international, dans une socialisation bien particulière, qui influence à divers degrés leur mobilité.

L’harmonisation plus ou moins réussie des systèmes d’enseignement et l’homogénéisation croissante autour d’une culture plus ou moins mondialisée, ne suffisent pas pour que s’établissent spontanément des échanges égalitaires entre des institutions issues d’histoires diverses ou entre des groupes sociaux éloignés. Il est difficile de voir dans le séjour Erasmus une dissolution des pouvoirs anciens. L’évaluation et ses corollaires (la distribution de grades et de postes) continuent de s’effectuer à l’échelon local.

La question de la mobilité institutionnalisée en Europe n’est pas dissociable, dans les faits et ses effets, de celle du maintien d’une hiérarchie et d’inégalités entre nations européennes. Elle ne peut être discutée sans prendre en compte la question sociale. Choisir ses références, sa ou ses langues, ses identifications, comme son emploi, sont des possibilités inégalement réparties au sein des populations mobiles et plus généralement au sein de l’ensemble de la société.

Les fortes disparités, toujours existantes en Europe, ne sont pas sans conséquences sur un programme dont les principes de coopération et de réciprocité se heurtent aux principes de compétition et de concurrence qui existent partout ailleurs.

Une démocratisation « ségrégative » de la mobilité étudiante

La prise en compte de la diversité des systèmes éducatifs des pays d’accueil et des appartenances a permis de rendre à la réalité sociale sa complexité, sans tracer de schéma monolithique de « l’expérience Erasmus ». En effet, au-delà du jugement immédiat que portent les étudiants sur leur expérience, nous observons quelques permanences macro- sociologiques, comme une « démocratisation » ségrégative des possibilités de mobilité par la diversification de l’offre et une personnalisation croissante des parcours étudiants.

Plus on descend au sud de l’Europe, plus les étudiants Erasmus ont un profil scolaire qui les singularise de leurs homologues sédentaires, surtout lorsqu’ils s’orientent vers des pays anglo-saxons ou scandinaves. Les étudiants qui font le choix de séjourner dans ces pays s’impliquent de manière importante dans leurs études. Suivant la nationalité de l’étudiant, sa filière d’études et la destination choisie, le séjour Erasmus sera investi d’espoirs et d’enjeux bien différents.

Pas plus que les étudiants « sédentaires », les étudiants « mobiles » ne constituent un groupe homogène, mais plutôt un ensemble fractionné d’étudiants inscrits dans des circuits institutionnels et sociaux différents. Leurs aspirations (souvent dépendant de leurs caractéristiques sociales et scolaires et des conditions d’insertion sur le marché du travail dans leurs pays d’appartenance), les mènent à se comporter et à penser bien différemment à l’étranger.

Tous les étudiants Erasmus ne sont donc pas égaux face à l’accès à la mobilité et à la valorisation de leur séjour à l’étranger dans leur pays d’origine. Il convient de faire la différence entre les situations où les séjours d’études à l’étranger représentent une étape pratiquement obligée de la réussite sociale, des voies refuges, ou encore des choix qui peuvent compromettre les positions nationales si l’éloignement se pérennise.

Bien entendu, ces types n’épuisent pas la diversité des enjeux sociaux des expatriations et à l’intérieur de chaque pays peuvent coexister les trois situations. Mais de manière générale, parmi l’ensemble des étudiants mobiles, les termes du « choix » entre trajectoire internationale et retour au pays sont radicalement différents selon les nationalités.

3 Qu’elle soit une démocratisation des chances effectives d’accès ou de réussite.

Nous devons nous dégager à la fois d’un stéréotype qui voit l’expérience Erasmus uniquement sous l’angle du voyage initiatique, mais également prendre nos distances par rapport à des discours trop optimistes qui évoquent un phénomène de « démocratisation »3 de l’accès et des résultats de la mobilité, de par son institutionnalisation.

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