Un libéralisme communautarien, le récit des biens communs

Un libéralisme communautarien

Récapitulons. Nous avons jusqu’à présent tenté de montrer que le récit des biens communs comportait deux facettes : d’un côté, il se présente comme une critique affirmée du mouvement contemporain de renforcement des droits de propriété intellectuelle, critique largement fondée sur une conception jeffersonienne de la propriété intellectuelle; de l’autre, il se déploie en tant que vision positive de la construction de biens communs par des collectifs semblables à ceux du logiciel libre.

Le motif de la communauté joue ici un rôle prépondérant, dans la lignée aussi bien des analyses d’Elinor Ostrom, que du mouvement « néo-communaliste » issu de la contre- culture des années 1960.

1 David BOLLIER, « Les communs, ADN d’un renouveau de la culture politique », traduit de l’anglais par Valérie Peugeot, in COLLECTIF, Libres savoirs, op. cit., p. 305-335.

2 Cf. Gaëlle KRIKORIAN, « Access to Knowledge as a Field of Activism », op. cit.

3 Dans l’entretien qu’il m’a accordé, Philippe Aigrain remarquait ainsi : « Les mouvements pour les biens communs, à l’heure actuelle ils sont sur des terrains locaux et sur le terrain virtuel, mais ils ne sont pas capables de faire masse. Par exemple, les rares fois où on a fait des manifs, ça n’a tout de même pas été les 1er mai du début ! » (Philippe AIGRAIN, entretien cité).

4 « You never change things by fighting the existing reality. To change something, build a new model that makes the existing model obsolete ». Cette phrase figure notamment en exergue sur le site de la P2P Foundation [cf. http://p2pfoundation.net/ (consulté le 29/08/2011)].

5 Ce point est également à lier au caractère de plus en plus international du droit de la propriété intellectuelle, notamment depuis les accords ADPIC.

Nous voudrions désormais montrer que sous tous ces aspects, ce récit s’intègre finalement à la grande tradition du libéralisme politique. Un tel constat ne va pas de soi : si l’on associe le libéralisme à une simple défense inconditionnelle du marché, nul doute que les partisans des biens communs en sont assez éloignés; si on l’assimile à la promotion d’un individu désengagé (« unencumbered self »1), c’est-à-dire détaché de toute appartenance sociale, nul doute que l’insistance sur la communauté peut apparaître pour le moins paradoxale.

Ces objections semblent néanmoins pouvoir être dépassées, à condition de considérer que la promesse fondamentale du libéralisme est l’autonomie individuelle effective, et que celle-ci ne s’obtient ni par la réduction de toute activité sociale à des logiques de marché, ni par la dissolution de toute structure communautaire.

Plusieurs anthropologues américains ont ainsi présenté les « libristes » comme des représentants d’une forme de libéralisme communautarien, ou de « communautarisme libéral »2. Gabriella Coleman et Alex Golub ont souligné l’importance pour les hackers de certaines idées caractéristiques de la pensée libérale : l’autonomie individuelle, le développement de soi, la liberté d’expression, le droit à la vie privée, la méritocratie3. Ils ont également montré que la conception de la liberté promue par les partisans de la General Public License ne se réduisait pas à la « liberté négative » d’Isaiah Berlin.

Cette dernière – en tant qu’elle valorise uniquement l’existence d’une sphère individuelle d’action non contrainte, et conduit au refus de toute conception collective du bien commun – ne rend pas vraiment compte de la dimension communautaire au cœur du mouvement du free software.

L’engagement de Richard Stallman en faveur des principes du copyleft se comprend en effet comme la volonté de créer « les bases d’une communauté florissante de hackers »4, à partir de l’adhésion à certaines valeurs partagées.

Le free software repose dès lors sur « une conception libérale de la liberté invoquant les vertus du partage et de la pédagogie »5, distincte d’une conception libérale-libertarienne (la « liberté négative ») cherchant uniquement à minimiser le pouvoir du groupe sur l’individu6.

1 Cf. Michael SANDEL, « The Procedural Republic and the Unencumbered Self », Political Theory, vol. 12, n° 1, février 1984, p. 81-96.

2 Christopher KELTY, « On the Culture of Free Software », op. cit.

3 Gabriella COLEMAN et Alex GOLUB, « Hacker practice : Moral genres and the cultural articulation of liberalism », op. cit.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Cette deuxième conception s’incarne dans les licences non copyleft de type BSD, qui n’imposent aucune obligation aux utilisateurs, pas même celle de faire en sorte que les logiciels demeurent « libres ». Fred Couchet met bien en évidence les différences entre cette approche et celle adoptée par la General Public License : « Le logiciel originel est libre, si quand un acteur le redistribue ensuite, il est libre selon les mêmes termes. Ça, c’est le copyleft. Les licences de type BSD, qui n’appliquent pas ce principe, disent en gros que la liberté ultime, c’est que les gens fassent ce qu’ils veulent, y compris de mettre ça dans du code propriétaire. C’est donc une séparation assez franche dans le monde du logiciel libre. On ne réunira jamais les gens là- dessus » (Fred COUCHET, entretien cité).

Eben Moglen a en outre décrit la philosophie du logiciel libre comme un « individualisme anti-possessif »1. En dépit d’un certain flou conceptuel, cette expression semble signaler à la fois l’adhésion du free software au projet libéral d’émancipation individuelle et la spécificité de sa tentative de réalisation de celui-ci, à travers la constitution de biens communs soustraits à l’appropriation.

Si l’on se fie aux valeurs revendiquées par les hackers et aux outils qu’ils ont forgés (la General Public License), le mouvement du free software s’inscrit donc bien dans l’orbite de la philosophie libérale, tout en donnant de celle-ci une interprétation singulière, distincte d’une vision libertarienne sacralisant le marché et la « liberté négative ».

Le récit des biens communs reprend et développe les grands traits de ce libéralisme communautarien2 caractéristique du logiciel libre. Afin de mieux cerner la nature de celui-ci, il est intéressant de revenir au parallèle entre premier et second mouvements des enclosures.

Cette analogie néglige en effet qu’il existe entre les deux tendances historiques une différence majeure qui, bien qu’extrêmement révélatrice, n’est – à notre connaissance – jamais relevée par les partisans des biens communs.

Ceux-ci citent souvent les passages où Karl Polanyi décrit les conséquences sociales dramatiques de la privatisation des terrains communaux dans l’Angleterre moderne. Ils omettent toutefois tout un pan de l’analyse proposée par l’historien hongrois.

Celui-ci dénonce en effet moins le mouvement des enclosures lui-même – c’est-à- dire la modernisation de l’exploitation des terres agricoles à travers l’instauration de la propriété privée – que les conditions dans lesquelles celui-ci s’est déroulé, et les dégâts sociaux qui en ont résulté.

Karl Polanyi évoque ainsi des « clôtures en définitive bénéfiques »3, mais stigmatise les « affres d’une amélioration économique non dirigée »4.

Autrement dit, il entend montrer qu’un changement in fine positif (et c’est là assurément ce qu’il pense du mouvement des enclosures) doit parfois être ralenti et maîtrisé, afin de sauvegarder le bien-être de la collectivité.

L’analyse de Karl Polanyi constitue donc avant tout un plaidoyer en faveur d’une régulation politique des changements économiques et sociaux :

Souvent, le rythme du changement n’a pas moins d’importance que sa direction; mais s’il est fréquent que celle-ci ne relève pas de notre volonté, il se peut fort bien que dépende de nous le rythme auquel nous permettons que le changement survienne.

La croyance dans le progrès spontané nous rend nécessairement aveugles au rôle de l’État (government) dans la vie économique. Ce rôle consiste souvent à modifier le rythme du changement, en l’accélérant ou en le ralentissant, selon les cas.1

1 Eben MOGLEN, « L’anarchisme triomphant : le logiciel libre et la mort du copyright », op. cit.

2 Précisons que ce que nous nommons ici « libéralisme communautarien » se distingue, malgré certains traits communs, du courant qui a été désigné dans les années 1980 comme la critique communautarienne du libéralisme, et dont les principaux représentants sont Charles Taylor, Michael Sandel, Alasdair Mac Intyre ou Michael Walzer. Pour plus de précisions sur ce courant, voir André BERTEN, Pablo DA SILVEIRA, Hervé POURTOIS (ed.), Libéraux et communautariens, Paris, P.U.F., 1997.

3 Karl POLANYI, La grande transformation, op. cit., p. 60.

4 Ibid., p. 60.

Si l’on suit Karl Polanyi, le « premier » mouvement des enclosures symbolise donc le changement, le remplacement de l’ancien par le nouveau, le renversement des modes de vie traditionnels par le « progrès ».

Il rend également manifestes les désordres sociaux liés à des mutations trop rapides et insuffisamment encadrées. Si l’on en croit les partisans actuels des biens communs, le « deuxième mouvement des enclosures » est au contraire l’ultime soubresaut de l’ancien monde, le chant du cygne de la vieille société industrielle refusant de périr et d’accepter les conséquences des nouvelles technologies.

Cette interprétation est par exemple celle de Yochai Benkler, lorsqu’il oppose une « économie de l’information industrielle » (industrial information economy) fondée sur la propriété intellectuelle, à une nouvelle « économie de l’information en réseau » (networked information economy) reposant sur les biens communs (cf. chapitre 6).

Lawrence Lessig écrit quant à lui dans L’avenir des idées :

Ce à quoi une société ouverte à l’innovation doit d’abord veiller, c’est à faire en sorte que les anciens meurent jeunes, si je puis dire. La loi devrait s’interdire de devenir un outil entre leurs mains pour se défendre contre la nouveauté; quand le changement pointe à l’horizon, elle devrait laisser le marché l’accueillir pour qu’il trouve sa place.2

À travers ces citations, il apparaît que si le premier mouvement des enclosures représentait le remplacement de l’ancien par le nouveau, le second traduit la résistance de l’ancien au nouveau. Pour le dire en termes marxistes : dans un cas, l’appropriation privée allait dans le sens du développement des forces productives; dans l’autre, elle apparaît comme une entrave à celles-ci.

De plus, le propos de Lawrence Lessig sur la nécessité de laisser le marché « accueillir » le changement semble diamétralement opposé à celui de Karl Polanyi sur le besoin de régulation politique des bouleversements économiques1.

L’analogie entre les deux phénomènes historiques se révèle donc pour partie trompeuse, et les conclusions politiques qui en découlent semblent à bien des égards rigoureusement inverses.

1 Ibid., p. 64.

2 Lawrence LESSIG, L’avenir des idées, op. cit., p. 268.

Deux façons de penser le changement social se révèlent ici. Selon Karl Polanyi, une action politique vigoureuse – ce que Alain Caillé et Jean-Louis Laville ont présenté comme une « social-démocratie radicale »2 – est nécessaire pour encadrer la spontanéité sociale.

Pour les défenseurs des biens communs, il semble au contraire nécessaire de laisser celle-ci s’épanouir sans entraves, ou presque. Gardons-nous toutefois d’un contresens : laisser libre cours à la spontanéité sociale ne signifie pas ici faire confiance exclusivement à la sphère marchande. Un penseur comme Lawrence Lessig a beau être un défenseur convaincu de l’économie de marché3, il n’est pas un « fondamentaliste du marché ».

Autrement dit, le récit des biens communs valorise toutes les formes par lesquelles les individus s’auto-organisent et entretiennent des échanges, qui sont loin d’être uniquement marchands.

Ces relations s’étendent en effet, comme le soutient Yochai Benkler, « de nos amitiés particulières, aux communautés dans lesquelles nous nous inscrivons »4.

Faire confiance à la spontanéité sociale, c’est donc : réactualiser l’idéal jeffersonien d’un société civile vigoureuse à même de s’opposer au pouvoir central; être attentif aux « aires de libertés » qui peuvent s’ouvrir dans toutes les relations interpersonnelles (notamment celles permises par la technologie), conformément à l’esprit des « néo- communalistes »; encourager des formes originales de gestion collective des ressources, indépendantes aussi bien de l’État que du marché, telles que celles étudiées par Elinor Ostrom.

Dans le récit des biens communs, la réussite des communautés du logiciel libre apparaît donc symptomatique de toutes les formes de coopération, qui permettent aux individus de s’organiser de manière autonome.

Elle renvoie à une certaine revanche de la société civile, aussi bien sur le marché que sur l’État. Elle signale que la réalisation de l’objectif historique du libéralisme – l’autonomie individuelle effective – passe désormais, dans le nouvel « environnement informationnel des réseaux numériques »1, par des formes d’organisation sociales fluides, au sein desquelles les individus interagissent en tant qu’êtres sociaux, dotés de motivations singulières mais unis par un ethos commun.

1 Moyennant une part de mauvaise foi, on pourrait ici soutenir que la fidélité à Karl Polanyi consisterait à soutenir la défense intransigeante de la propriété intellectuelle, seule à même de ralentir les gigantesques bouleversements occasionnés par Internet, et ainsi de sauvegarder provisoirement les revenus d’un certain nombre d’auteurs et d’industries risquant sans cela d’être engloutis par le changement. Cette position n’est toutefois guère tenable, dans la mesure où les effets sociaux positifs du renforcement des droits de propriété intellectuelle sont bien loin d’être évidents.

2 Alain CAILLÉ et Jean-Louis LAVILLE, « Postface. Actualité de Karl Polanyi » in Karl POLANYI, Essais, traduits de l’allemand par Françoise Laroche et de l’anglais par Laurence Collaud, Paris, Seuil, 2008, p. 565-585.

3 « Nous sommes bien au-delà du point où cela aurait encore un sens de s’opposer à la prospérité née du marché » écrit-il par exemple (Lawrence LESSIG, Remix, op. cit., p. 121).

4 Yochai BENKLER, The Wealth of Networks, op. cit., p. 53.

Yochai Benkler est sans doute le penseur, qui a exprimé cette orientation théorique de la manière la plus élaborée. Dans The Wealth of Networks, qu’il présente comme une contribution à la philosophie politique libérale, il soutient que les relations sociales hors marché – celles qui se tissent dans la constitution de biens communs comme le logiciel libre – constituent dorénavant « le domaine d’action le plus important pour la poursuite des valeurs centrales du libéralisme »2.

Cette thèse ne débouche chez lui ni sur un rejet de l’État, dont il souligne l’importance en matière d’éducation, de santé ou de financement de la recherche fondamentale3, ni sur un rejet du marché, dont il vante la capacité à répondre à certains besoins fondamentaux (se nourrir, se loger4). Elle conduit en revanche à valoriser un vaste domaine d’activité sociale largement indépendant de ces deux pôles.

Ceux-ci aimantent d’ordinaire la réflexion politique, et déterminent le partage entre une gauche étatiste et une droite adepte du marché. Yochai Benkler propose une sorte de « troisième voie », cherchant à dépasser ce clivage et distincte du compromis social- démocrate, tel qu’il s’est construit en Europe après la Seconde Guerre mondiale.

La social-démocratie reposait en effet sur deux piliers : d’un côté, la reconnaissance que la propriété privée et le marché étaient sources de dynamisme social et de création de richesses; de l’autre, la conviction que cette liberté « devait être limitée de l’extérieur, de manière politique (législative, réglementaire et judiciaire) pour rester compatible avec le maintien d’une solidarité collective structurelle »5.

Les nouveaux biens communs remettent d’une certaine façon en question ces deux piliers : ils démontrent d’une part que bien des choses peuvent être accomplies indépendamment des incitations liées à la propriété privée et aux échanges marchands; ils reposent d’autre part sur des institutions intermédiaires extérieures à l’État, et sur une critique en acte des politiques défendues par celui-ci en matière de propriété intellectuelle.

Le récit des biens communs s’éloigne donc de la vision social-démocrate d’un compromis entre État et marché mutuellement bénéfique, où l’État garantit un cadre réglementaire permettant aux entreprises de prospérer, dans la mesure même où celles-ci créent des richesses pouvant être redistribuées ou affectées à des services publics.

Il conteste que le cadre réglementaire actuellement promu par l’État soit le plus conforme à l’intérêt général, tout comme il nie la supériorité de l’économie marchande pour produire de la valeur dans de nombreux domaines1.

1 Ibid., p. 21.

2 Ibid., p. 22.

3 Ibid. p. 22.

4 Cf. Ibid. p. 106.

5 Michel FREITAG, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 226.

Ce second récit propose ainsi une forme de libéralisme assez originale, cherchant à penser les possibilités contemporaines de réalisation d’une autonomie individuelle effective. Il se caractérise par une aspiration à dépasser aussi bien l’alternative entre l’État et le marché, que l’opposition entre individu et communauté.

Il met pour cela en valeur la fécondité des relations interindividuelles hors marché, grâce auxquelles sont produits des biens communs complexes et des formes sociales inédites, tels que les logiciels libres et les communautés qui les maintiennent.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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