Mythologie de la collaboration distribuée et Mouvement open source

La collaboration distribuée comme mythologie

À travers les exemples que nous venons d’étudier – nouveau management, modèle de l’intelligence collective, modèle de l’innovation distribuée – il apparaît que les principes d’organisation mis en avant par le mouvement open source se sont transformés en une mythologie de la collaboration distribuée.

Il faut entendre par là que les pratiques mises en œuvres dans les grands collectifs du logiciel libre ont été dotées d’une exemplarité sensiblement plus grande que celle qu’elles revêtaient pour la plupart de leurs artisans : les développeurs du « libre ».

1 Karim R. LAKHANI et Eric von HIPPEL, « How open source software works : «free» user-to- user assistance », Research Policy, vol. 32, n° 6, 2003, p. 923-943.

2 Dans l’article susmentionné, Karim R. Lakhani et Eric von Hippel ont traité cette question à partir de l’exemple du logiciel Apache. Leur étude tend à montrer que le système de support technique mis en place par la communauté, qui repose sur l’entraide gratuite et volontaire entre utilisateurs, se révèle très efficace, voire meilleur que celui des offres commerciales attachées aux logiciels propriétaires concurrents.

Le mouvement open source apparaît comme une des conditions d’apparition de cette mythologie, en ce qu’il a visé à écarter les éléments subversifs du free software pour les remplacer par un cocktail d’efficacité et de fun, qui ne pouvait que séduire les tenants du nouveau management.

Il a ainsi contribué à un processus de mise en acceptabilité des nouvelles nécessités liées à « l’économie de la connaissance », nécessités parées à plus ou moins bon droit de l’éclat attrayant du logiciel libre. La mythologie se présente ici comme une sous-catégorie de l’idéologie.

Elle légitime le contexte social existant, et ne conserve de l’utopie que les apparences trompeuses de la séduction.

La mythologie de la collaboration distribuée use de deux niveaux de discours.

Elle formalise tout d’abord les manières innovantes de produire expérimentées par les grands collectifs du « libre », pour en abstraire des règles générales appropriées à un contexte marqué par le triomphe d’Internet, le poids croissant du travail cognitif dans l’économie, et la crise des bureaucraties.

Autrement dit, elle transforme l’organisation open source en modèle, au sens où celui-ci permet de (re)penser un certain nombre d’autres activités à son image. Elle se charge par ailleur de légitimer ces nouveaux collectifs, en mettant en avant leur capacité à répondre aux impératifs de la production « informationnelle » et aux aspirations des individus.

L’organisation open source devient ainsi un modèle aussi en un sens normatif, puisqu’elle se trouve présentée comme « éthique » (ce qui est relativement ironique, quand on sait combien les partisans du l’open source ont reproché à Richard Stallman son discours « éthique ») :

La transformation continue des techniques, des marchés et de l’environnement économique pousse les collectifs à abandonner leurs modes d’organisation rigides et hiérarchisés, à développer les capacités d’initiative et de coopération actives de leurs membres. […] Gagnent les plus justes, les plus capables de former ensemble une intelligence collective.

[…] Les nécessités économiques rejoignent l’exigence éthique.1

On notera enfin que les discours portant sur les mérites de la collaboration distribuée ont souvent ceci de typiquement mythologique, qu’ils tendent à naturaliser la réalité qu’ils décrivent.

Steven Weber remarque qu’ils véhiculent « un récit teinté d’optimisme sur «l’état de nature», une histoire portant sur la manière positive dont les choses évolueraient «naturellement» si les entreprises, les juristes, les gouvernements et les bureaucraties ne venaient pas mettre leur grain de sel »1.

La mythologie de la collaboration distribuée est ainsi tentée de renvoyer la hiérarchie à une forme d’artificialité, et inversement les structures décentralisées et ouvertes aux dispositions spontanées des individus, voire à une inclination à la collaboration propre à la « nature humaine ».

Elle rejoint sur ce point certaines pensées anarchistes comme celle de Pierre Kropotkine, pour qui c’est la nature fondamentalement sociable de l’homme qui fonde la possibilité d’une société d’entraide et de coopération, débarrassée de l’État2.

1 Pierre LÉVY, L’intelligence collective, op. cit., p. 44. La même idée figure chez Pekka Himanen : « Le message pragmatique est que la principale source de productivité dans l’économie de l’information est la créativité, et qu’il n’est pas possible de créer des choses intéressantes dans l’urgence ou de façon régulière entre 9h et 17h. […] Bien évidemment, la dimension éthique est tout aussi essentielle que les considérations pragmatiques, puisque nous parlons de la dignité de la vie. La culture qui consiste à contrôler le temps de travail est une culture dans laquelle on considère les adultes comme des êtres incapables de prendre en main leur existence » (Pekka HIMANEN, op. cit., p. 52-53).

Le risque est celui d’une opération de naturalisation du réel, dont les caractéristiques ont été bien mises en évidence par Roland Barthes : « Ce que le monde fournit au mythe, c’est un réel historique, défini, si loin qu’il faille remonter, par la façon dont les hommes l’ont produit ou utilisé; et ce que le mythe restitue, c’est une image naturelle de ce réel »3.

Autrement dit, les discours sur la collaboration distribuée sont comme aimantés par une tentation mythologique, qui les pousse à rejouer « l’histoire originaire » (Urgeschichte) dans « un accoutrement ultramoderne »4. Il y va donc d’une rupture franche avec l’utopie.

Alors que cette dernière se comprend comme une construction humaine dont les spécificités socio-historiques sont assumées en tant que telles, la mythologie s’éloigne d’une pensée de la contingence (nomos) pour finir par incarner « le passage d’une anti-physis à une pseudo-physis »5.

1 Steven WEBER, The Success of Open Source, Cambridge and London, Harvard University Press, 2004, p. 132.

2 Cette parenté est du reste reconnue par certains auteurs valorisant les nouvelles possibilités de collaboration permises par Internet. Cf. Howard RHEINGOLD, Foules intelligentes, traduit de l’américain par Pierre-Emmanuel Brugeron, Paris, M2 Éditions, 2005, p. 73; James BOYLE, The Public Domain. Enclosing the Commons of the Mind, op. cit., p. 186.

3 Roland BARTHES, op. cit., p. 230.

4 Walter BENJAMIN, op. cit., p. 141 (traduction modifiée).

5 Roland BARTHES, op. cit., p. 229

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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