L’idéologue n’est pas nécessairement celui qu’on croit

L’idéologue n’est pas nécessairement celui qu’on croit

Bien évidemment, une telle pureté « non-idéologique » paraît quelque peu suspecte à quiconque fait preuve d’un tant soit peu d’esprit critique.

Il est clair en effet que, malgré ce que les promoteurs de l’open source aiment à (se) raconter, les positions qu’ils défendent impliquent une opinion tranchée quant aux buts du logiciel libre, et aux moyens appropriés pour les atteindre. Il y a bien un discours de l’open source, quand bien même ce discours consiste à dire que seules les pratiques importent et qu’il faut être « pragmatique » avant tout.

En ce sens, le free software n’est ni plus ni moins « idéologique » que l’open source. Dans les deux cas, nous avons affaire à un ensemble de représentations, d’idées et de jugements concernant la place du mouvement du logiciel libre dans le monde contemporain, et les principes qui doivent le guider.

1 Cité par Armand MATTELART, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 2009 (1999), p. 305.

Les divergences entre ces deux visions concurrentes sont évidentes. Elles portent sur la définition du mouvement du logiciel libre, sur ses finalités, et sur son rapport à la performance technique et aux entreprises du secteur de l’informatique.

D’un côté, le free software se pense comme un « mouvement social » et adopte un positionnement éthique intransigeant, le conduisant à considérer l’excellence technologique et la rentabilité économique comme des questions secondaires.

De l’autre, l’open source défend une approche technico-économique, plus flexible sur les principes, dont le « pragmatisme » affiché n’est pas une absence de parti pris, mais une mise à distance des finalités sociales poursuivies par le free software1.

Il vaut alors la peine de réinterroger le rejet de « l’idéologie » affirmé par les tenants de l’open source.

À l’évidence, il s’agit moins d’un refus de voir le mouvement du logiciel libre tenir un certain discours sur lui-même, que d’une critique portant sur le contenu particulier du discours tenu par le free software.

La critique insiste notamment sur les aspects moralisateurs, idéalistes et subversifs du propos développé par Richard Stallman et ses partisans.

Autrement dit, ce qui apparaît comme « idéologique » aux défenseurs de l’open source est fondamentalement l’écart avec l’existant instauré par le discours du free software : écart entre la pureté des principes moraux défendus et l’opportunisme des comportements individuels; écart entre l’abstraction des principes affirmés et les exigences concrètes de l’économie du logiciel; écart entre l’idéal social esquissé et la réalité du monde contemporain.

Cet écart est perçu comme une marque d’irréalisme, et un facteur d’inefficacité. À l’inverse, le discours de l’open source est toujours apparu ajusté au contexte économique et social.

Lorsqu’il a émergé à la fin des années 1990, il collait parfaitement à une période qui voyait la bourse s’enthousiasmer pour les entreprises liées à Internet, et les médias vanter l’innovation technologique comme moteur de la croissance et facteur de progrès social.

De ce fait, il a indéniablement permis la progression du logiciel libre au sein des entreprises et même chez les particuliers.

On peut donc penser que ce qui est reproché au free software sous le vocable « d’idéologie » est en fait sa dimension utopique, c’est-à-dire le fait qu’il ne coïncide pas prfaitement avec la réalité sociale existante.

À l’opposé du pragmatisme revendiqué par les tenants de l’open source se trouve, non pas l’idéologie, mais l’utopie considérée dans l’écart qu’elle instaure avec le réel.

La critique menée par le mouvement open source dit donc en fait l’aspect subversif du free software, et les inconvénients qui y sont liés : une forme de rigidité, le risque de se nourrir d’illusions et de se complaire dans des visions dénuées d’effets sur le monde réel.

On accordera ainsi aux tenants du « pragmatisme » que leur flexibilité en matière de principes a sans doute davantage contribué à faire progresser les parts de marché du logiciel libre que l’intransigeance de Richard Stallman.

1 En suivant une perspective quelque peu différente, on pourrait également considérer cette opposition comme étant celle du scientifique, mû par une exigence de « vérité », et de l’ingénieur, préocuppé avant tout par les résultats et l’efficacité.

La dimension utopique, caractéristique du free software, est donc bien moins forte dans l’approche open source : l’idéal de libre circulation de l’information y est par exemple moins affirmé.

Corrélativement, et de manière quelque peu ironique, la dimension idéologique y est beaucoup plus nette. En effet, si l’on définit l’idéologie comme ce qui préserve l’ordre des choses que l’utopie contribue au contraire à ébranler1, il fait peu de doute que le mouvement open source est plus conservateur que le free software et, partant, plus « idéologique ».

Convergences et divergences

Peut-être convient-il toutefois de ne pas surestimer la portée de ces différences. La grande majorité des acteurs du free software comme de l’open source s’accordent pour laisser leurs désaccords de côté lorsqu’il s’agit de défendre le logiciel libre contre un ennemi commun, et considèrent que ce qui les rapproche est plus fort que ce qui les divise.

Il n’est ainsi pas rare d’entendre le monde du logiciel libre présenté comme une grande « famille », certes sujette à quelques disputes volcaniques et parfois traversée de profondes inimitiés, mais néanmoins unie sur le principal, notamment vis-à-vis de « l’extérieur » : la volonté de triompher du logiciel propriétaire2.

Dans les faits, il est aussi apparu que si tous les logiciels free software sont conformes aux principes de l’open source (ce qui n’est guère étonnant, puisqu’en la matière qui peut le plus peut le moins), la réciproque est également vraie, à de très rares exceptions près.

Autrement dit, free software et open source renvoient désormais à une seule et même catégorie de logiciels. L’acronyme FOSS (Free and Open Source Software) a ainsi fait son apparition, et est aujourd’hui employé dans de nombreux documents officiels, notamment ceux de la Commission Européenne.

Il est également symptomatique que de très nombreuses entreprises aient adopté la licence GPL, création emblématique du free software3.

Enfin, on précisera que les projets de logiciels libres les plus ambitieux réunissent aussi bien des développeurs favorables à l’approche free software que d’autres, plus proches de l’open source (sans compter ceux qui n’ont pas

1 Cf. Paul RICOEUR, op. cit., p. 232.

2 Voir dans la partie « Documents » : Document 2. Le logiciel libre comme champ de bataille.

3 Il s’agit cependant moins de leur part d’une conversion à l’éthique intransigeante de Richard Stallman, que d’une décision motivée par leur intérêt bien compris. En effet, il s’est avéré que la particularité de cette licence leur permettait de se protéger du « passager clandestin », c’est-à- dire de se prémunir de l’entreprise concurrente profitant du code développé en amont, tout en refusant de reverser au « pot commun » les ajouts effectués par elle en aval.

d’avis tranché, ou estiment ce débat dénué de pertinence)1. Il a ainsi été remarqué – en premier lieu par les acteurs eux-mêmes – que les divergences entre free software et open source avaient dans de nombreux cas peu d’impact sur la réalité des pratiques, et n’empêchaient pas les partisans des deux camps de « travail

ler ensemble sur des projets concrets, comme le développement logiciel »2.

Ces remarques sont pertinentes, et il est tout à fait important d’avoir en tête que les pratiques dépendent parfois assez peu des discours qui entendent en donner raison, quand bien même ceux-ci émanent des acteurs eux-mêmes.

On aurait tort, néanmoins, de prendre les divergences entre free software et open source pour quantité négligeable. Du point de vue institutionnel, le clivage reste marqué.

Aux États-Unis, la Free Software Foundation (FSF) est toujours concurrencée par l’Open Source Initiative (OSI), bien que cette dernière organisation paraisse en déclin depuis quelques années.

En France, il existe deux associations principales de soutien au logiciel libre : l’April (Association pour la promotion et la recherche en informatique libre) et l’AFUL (Association Francophone des Utilisateurs de logiciels Libres).

L’April, qui est la première à avoir vu le jour, soutient sans réserve les positions de la Free Software Foundation, et affirme ainsi défendre le logiciel libre « pour une raison éthique »3.

L’AFUL revendique quant à elle son appartenance au mouvement open source, et affiche clairement sa spécificité par rapport à son aînée : « Alors que l’AFUL met en avant les avantages concrets de l’utilisation des logiciels libres, l’April préfère se placer en premier sur le plan des principes »4 peut-on lire sur leur site.

On notera enfin que les deux camps ont chacun leur grande manifestation annuelle. Les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre (RMLL) s’affichent ainsi comme un rendez-vous non commercial, décrit par ses participants comme « très folklorique, peut-être même un peu trop folklorique ! »5.

L’Open World Forum est lui centré sur l’économie du logiciel libre, et accueille chaque année dans une ambiance bien plus policée toutes les principales entreprises de l’open source et leurs représentants les plus prestigieux.

1 Ce point est notamment mis en avant par Christophe Lazaro dans son étude anthropologique sur la communauté Debian. Il écrit ainsi : « Le cas du projet Debian permet d’illustrer cette complexité. En effet, à première vue, on pourrait croire que ce projet incarne la tendance « pragmatique » et même qu’il en constitue la tête pensante puisque B. Perens, chef de projet en 1997, a lancé avec E. Raymond l’Open Source Initiative. Toutefois, plusieurs éléments témoignent des relations et des pratiques qui unissent les partisans de ces deux tendances » (Christophe LAZARO, La liberté logicielle. Une ethnographie des pratiques d’échange et de coopération au sein de la communauté Debian, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2008, p. 79).

2 Richard STALLMAN, « Pourquoi l’ »open source » passe à côté du problème que soulève le logiciel libre », traduit de l’anglais par Mathieu Stumpf, 2007, en ligne : http://www.gnu.org/philosophy/open-source-misses-the-point.fr.html (consulté le 20/06/2010).

3 Fred COUCHET, entretien cité.

4 AFUL, « Quelles différences entre l’AFUL et l’April ? », en ligne : http://aful.org/association/differences-aful-april (consulté le 09/08/2010).

5 Alexis KAUFFMANN, fondateur des sites Framasoft, entretien réalisé le 26 novembre 2009 à Paris.

Ces divergences renvoient aussi à un désaccord politique sous-jacent qui, même s’il n’est jamais explicitement mis en avant dans les controverses entre free software et open source, s’y reflète assez souvent.

Les partisans les plus en vue de l’open source témoignent dans l’ensemble d’une grande confiance dans les vertus du marché et d’une méfiance prononcée vis-à-vis de l’État.

Linus Torvalds déclare ainsi que « si l’open source a une influence, c’est bien celle de rendre possible le capitalisme dans le secteur du logiciel », en empêchant que se développent des formes de « féodalisme économique »1. Il en conclut que « ce n’est pas du socialisme, c’est au contraire le marché libre »2.

Eric Raymond n’a lui jamais fait mystère de ses convictions politiques libertariennes3, et défend la réduction drastique de la sphère d’action du gouvernement et une extension maximale des libertés individuelles, jusqu’au droit pour chacun de détenir une arme à feu.

Du côté du free software, Richard Stallman manifeste beaucoup plus de méfiance envers le pouvoir des grandes entreprises. Il s’affirme ainsi partisan de « réguler le monde des affaires de toutes les façons nécessaires pour protéger le bien-être public et la démocratie »4.

Une telle position inclut pour lui la défense des « services publics », du « droit du travail », des « lois de protection du consommateur », des « lois favorables à la constitution de syndicats et à l’exercice du droit de grève », et enfin « l’abolition des traités de « libre-échange » qui font obstacle au fonctionnement de la démocratie ».

Sa conclusion est sans ambiguïté : « Nous avons besoin de l’État, et nous avons besoin d’investir notre démocratie de façon suffisamment ferme pour que les grandes entreprises crient et gémissent à l’idée de tout l’argent qu’elles ne gagneront pas, car nous ne leur aurons pas accordé la possession de notre société »5.

1 Linus TORVALDS, cité par Don TAPSCOTT et Anthony D. WILLIAMS, Wikinomics, traduit de l’anglais par Brigitte Vadé, Paris, Pearson Éducation France, 2007, p. 109.

2 Ibid., p. 109.

3 Cf. Eric S. RAYMOND, « Defending Network Freedom », 11 novembre 2003, http://www.catb.org/~esr/netfreedom/ (consulté le 11/08/2010).

4 Richard M. STALLMAN, « RMS AMA. Richard Stallman answers your top 25 questions », 29 juillet 2010, http://blog.reddit.com/2010/07/rms-ama.html (consulté le 11/08/2010).

5 Ibid. Que ce soit de manière bienveilante ou pas, Richard Stallman est – en raison notamment de ses positions politiques – souvent caricaturé en révolutionnaire d’extrême-gauche. Voir dans la partie « Documents » : Document 10. Che Stallman.

Il existe donc au sein de la « famille » du logiciel libre une forme d’union vis-à-vis de l’extérieur et une forte convergence au niveau des pratiques, qui transcendent le clivage entre free software et open source.

De plus, les positions des grandes figures de ces deux courants (Richard Stallman et Eric Raymond par exemple) peuvent parfois sembler outrées et peu représentatives de ce que pensent nombre de développeurs, qui ont souvent des avis plus mesurés1. Le clivage entre free software et open source demeure néanmoins structurant au sein du monde du logiciel libre, ne serait-ce qu’au niveau institutionnel.

De plus, bien que leurs partisans respectifs aient toujours présenté leurs désaccords en fonction d’enjeux internes au logiciel libre, cette opposition fait parfois apparaître en arrière-plan des divergences politiques plus générales, qui interrogent le sens et la portée du mouvement.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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