L’open source et le self-entrepreneuriat

De l’open source au « self-entrepreneuriat »

Les projets open source ont aussi fourni un symbole éclatant des nouvelles nécessités propres à « l’économie de la connaissance », en tant que cette dernière voit croître des types de production qui réclament un investissement fort, mais difficilement maîtrisable, des individus.

Nombre d’entreprises du secteur tertiaire ont été confrontées à la gageure de devoir trouver un équilibre entre l’indispensable liberté que les impératifs de créativité et d’innovation imposent d’accorder aux travailleurs, et le maintien d’une forme de contrôle managérial. Or, comment contrôler ce qui par nature semble échapper au contrôle, à savoir la création et l’innovation des individus ?

Comme le remarquent Luc Boltanski et Ève Chiapello, cette équation improbable est au cœur de tous les discours managériaux depuis le début des années 1990, et elle n’admet en fait qu’une seule solution :

Les auteurs des années 90 mettent bien, comme leurs prédécesseurs, la question du contrôle au centre de leurs préoccupations. Un de leurs problèmes principaux est en effet de contrôler une « entreprise libérée » […] faite d’équipes auto-organisées et travaillant en réseau sans unité de temps ni de lieu.

Il n’existe pas une infinité de solutions pour « contrôler l’incontrôlable » : la seule est, en fait, que les personnes s’auto-contrôlent – ce qui consiste à déplacer la contrainte de l’extériorité des dispositifs organisationnels vers l’intériorité des personnes –, et que les forces de contrôle qu’elles exercent soient cohérentes avec un projet général de l’entreprise.1

1 Don TAPSCOTT et Anthony d. WILLIAMS, op. cit. p. 176.

Ainsi, le nouveau management a eu pour objectif d’amener les collaborateurs de l’entreprise à faire d’eux-mêmes « ce qu’il faut », tout en leur donnant l’impression (illusoire ou non) qu’ils exerçaient un choix pleinement autonome. Il a cherché à produire de l’adhésion individuelle au projet et à la « vision » de l’entreprise, afin de s’assurer de l’investissement personnel – de la « motivation » – des travailleurs du secteur de l’immatériel.

Il a ainsi fait naître une nouvelle figure de travailleur : le « self- entrepreneur ».

Ce concept permet de saisir l’élimination tendancielle de toute hétérogénéité, ou distance, entre l’individu et l’entreprise. Le « self-entrepreneuriat » est ainsi l’exhortation à ce que la personne devienne pour elle-même une entreprise, c’est-à-dire « son propre producteur, son propre employeur et son propre vendeur, s’obligeant à s’imposer les contraintes nécessaires pour assurer la viabilité et la compétitivité de l’entreprise qu’elle est »2.

Il correspond à la tentative de transformer l’investissement dans le travail en un besoin psychologique de l’individu, ce dernier se consacrant tout entier à sa tâche « afin de se réaliser, de satisfaire ses propres désirs »3.

Il renvoie donc à la mobilisation de l’ensemble de la personne dans son activité professionnelle, et au brouillage de la séparation entre identité professionnelle et identité personnelle.

Il décrit un individu ayant poussé l’auto-contrôle jusqu’à identifier ses objectifs propres à ceux de son entreprise, et cherchant par conséquent à « travailler sur lui-même afin de se transformer en permanence, de s’améliorer, de se rendre toujours plus efficace »4.

Ce portrait, peut-être en partie hyperbolique, du nouveau travailleur n’est pas sans évoquer le contributeur aux grands projets de logiciels libres. En effet, l’image du développeur véhiculée par le discours de l’open source est celle d’un individu dont l’activité ne répond pas à une contrainte externe, mais à une motivation intériorisée.

Selon l’expression bien connue de Linus Torvalds, il ne programme pas parce qu’il y est obligé, mais parce que « c’est fun ». Il s’identifie ainsi largement aux objectifs qui sont ceux, certes non pas d’une entreprise, mais du collectif auquel il participe. Par conséquent, son investissement dans les tâches qu’il accomplit ne peut être que partie intégrante de la construction de son identité.

1 Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, op. cit., p. 125. Vincent de Gaulejac et Alain Bron notent que cette inflexion du discours managérial apparaît nettement dès les années 1980. Ils écrivent eux : « L’entreprise managériale construit sa politique du personnel moins sur un système de contrôle formel que sur une sollicitation psychologique : ce n’est plus la carotte et la bâton, mais le plaisir et l’angoisse qui stimulent le rapport au travail […] » (Alain BRON et Vincent de GAULEJAC, La gourmandise du tapir. Utopie, management et informatique, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 36).

2 André GORZ, L’immatériel, op. cit., p. 25.

3 Alain BRON, Vincent de GAULEJAC, op. cit., p. 46.

4 Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde, op. cit., p. 414.

L’activité de programmation s’inscrit ainsi dans une perspective de développement personnel, comme le signale le concept allemand de Selbstentfaltung (déploiement de soi), proposé par certains pour rendre compte des motivations des contributeurs au logiciel libre1.

Nous sommes très clairement au cœur de cette intériorisation des motivations à travailler visée par le nouveau management, et par conséquent, au cœur du brouillage entre vie professionnelle et vie privée caractéristique des nouvelles formes d’identité au travail.

Comme le rappelle Pekka Himanen, « un hacker peut rejoindre ses amis au milieu de la journée pour un long déjeuner ou pour prendre une bière le soir avant de reprendre son travail tard dans l’après-midi »2.

On peut par conséquent se demander, à la suite de Nicolas Auray, si « la méthode de vie expérimentée par les hackers [ne] constituerait [pas] une première réalisation en grandeur réelle des préceptes formulés par le néomanagement pour adapter la régulation de la force de travail à l’ère de l’information »3.

Bien qu’elle soit sans doute à nuancer, une telle interprétation est sans aucun doute rendue plausible par les nombreuses affinités existant entre les grands collectifs du logiciel libre et le nouveau discours managérial, que ce soit dans l’organisation de la production ou dans les formes émergentes de représentations du travail.

Ainsi, le « culte du fun » dont est empreint le management de nombreuses entreprises, particulièrement dans le secteur des hautes technologies, n’est pas sans évoquer les propos d’un Linus Torvalds.

Le but des top managers est désormais que leurs employés aient un rapport ludique à leur travail, semblable à celui que les développeurs entretiennent avec l’activité de programmation.

On notera néanmoins que si ce mélange de travail et d’amusement émerge assez spontanément chez nombre de développeurs, en raison de la passion réelle qu’ils éprouvent pour l’activité de programmation, il prend parfois dans les entreprises les traits d’une recherche effrénée, largement artificielle, voire parfaitement aburde.

Les exemples suivants, tirés d’un article de The Economist, susciteront ainsi l’hilarité, la stupeur, la consternation, ou peut-être un peu des trois. Chez Acclaris il existe ainsi un poste de « directeur général du fun » (chief fun officer), TD Bank a créé un département « Wow ! », et Boston Pizza encourage ses employés à s’envoyer des « bananes en or » entre collègues pour qu’ils « s’amusent tout en étant les meilleurs »1.

À l’aune de ces pratiques légèrement inquiétantes, il semblerait que la vie en entreprise ne soit spontanément pas toujours tout à fait aussi fun que la programmation logicielle telle qu’elle est ressentie par Linus Torvalds.

1 Cf. Stefan MERTEN, « Logiciel libre et éthique du développement de soi : entretien avec Joanne Richardson », Multitudes, n° 8, avril 2002, p. 188-199, en ligne : http://multitudes.samizdat.net/Logiciel-libre-et-ethique-du (consulté le 14/11/2011).

2 Pekka HIMANEN, L’Éthique hacker, op. cit., p. 47.

3 Nicolas AURAY, « De l’éthique à la politique : l’institution d’une cité libre », Multitudes, n° 8, avril 2002, p. 171-180, en ligne : www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=MULT_008_0171 (consulté le 14/11/2011). Dans la même perspective, on pourra également citer ces quelques mots d’Adam Greenfield, écrivain et ancien directeur du département design chez Nokia : « La culture réticulaire récompense souvent les mêmes talents et donne les mêmes privilèges que la culture entreprenariale traditionnelle; on peut juste voir la première comme une parfaite réalisation du néolibéralisme et de ses extensions dans la vie quotidienne, ce que la seconde était incapable de faire » (Adam GREENFIELD, « Adam Greenfield, architecte de l’info », Chronic’Art, n° 42, février 2008, p.22).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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