La naissance de l’industrie du logiciel

La naissance de l’industrie du logiciel

Si la décision d’IBM en 1969 de ne plus lier vente de matériel et vente de logiciels avait été un premier pas vers l’émergence d’une industrie du software autonome, celle- ci se développa assez lentement. Pendant les années 1970, de nombreux logiciels continuaient à être distribués gratuitement.

La deuxième informatique était en effet centrée quasi exclusivement sur la fourniture de matériel. Dans un marché qui concernait essentiellement des professionnels, et qui était toujours outrageusement dominé par IBM, il demeura longtemps difficile de valoriser le software indépendamment du hardware.

Souvent, le constructeur équipait les grandes entreprises ou les institutions publiques de machines qui n’étaient munies que d’un système d’exploitation.

Les logiciels étaient ensuite écrits par des informaticiens en interne, parfois avec une aide du constructeur (une formation par exemple), afin d’être adaptés aux besoins particuliers de la structure.

Et lorsqu’il arrivait que des logiciels soient fournis, ceux-ci étaient la plupart du temps considérés « comme une forme de garniture offerte par les fabricants pour donner plus de saveur à leurs coûteux systèmes informatiques »1.

1 Cf. Ibid. p. 211. À titre de comparaison, on estime aujourd’hui à plus d’un milliard le nombre de micro-ordinateurs dans le monde, et les prévisions tablent sur deux milliards en 2015. Cf. Simon YATES, « Worldwide PC Adoption Forecast, 2007 to 2015 », 11 juin 2007, Forrester Research, en ligne : http://www.forrester.com/rb/Research/worldwide_pc_adoption_forecast%2C_2007_to_2015/q/id/42496/t/2 (consulté le 05/09/2011).

Une conséquence importante de cette situation était que les utilisateurs ayant quelques compétences en programmation pouvaient librement modifier et améliorer les logiciels qui leur étaient fournis, quand bien même ceux-ci étaient soumis à des droits de propriété intellectuelle (copyright).

Eben Moglen, proche de longue date de Richard Stallman, a résumé cette spécificité de la deuxième informatique de la manière suivante :

[Les logiciels] ne coûtaient rien à acquérir et les termes dans lesquels ils étaient fournis autorisaient et encourageaient tout à la fois l’expérimentation, la modification et l’amélioration.

Que le logiciel en question soit la propriété d’IBM sous la loi actuelle du copyright a certainement posé quelques limites théoriques à la possibilité pour les utilisateurs de distribuer leurs modifications ou adaptations aux autres, mais dans la pratique, les logiciels […] étaient développés de manière coopérative par le constructeur de matériel dominant et par ses utilisateurs techniquement compétents.2

Cette situation était évidemment bénéfique pour IBM. Big Blue avait tout intérêt à donner ses logiciels et à permettre leur modification par les utilisateurs, car cela consolidait sa position dominante sur le marché.

Cela ne représentait pas vraiment de manque à gagner, en l’absence d’une véritable économie du logiciel indépendante. La gratuité et l’ouverture favorisaient en outre les améliorations technologiques. Les modifications les plus utiles faites par les utilisateurs étaient ainsi intégrées par IBM aux versions ultérieures des logiciels distribués à ses clients.

Et dans une économie de l’informatique reposant tout entière sur la vente de hardware et sur un système de distribution des logiciels centralisé, de meilleurs softwares ne pouvaient qu’aider à vendre plus de machines.

Le droit conféré à IBM par le système du copyright d’interdire la modification de ses logiciels était donc indésirable, du point de vue même des intérêts commerciaux de l’entreprise.

En vertu de quoi, il n’était pas appliqué. IBM soutenait même depuis 1955 un groupe d’utilisateurs/programmeurs baptisé SHARE, qui encourageait le partage des améliorations apportées par chacun, et contribuait ainsi à couper l’herbe sous le pied des éditeurs de logiciels indépendants1.

Ce système, que les partisans du logiciel libre reconnaissent souvent aujourd’hui comme du « free software » avant la lettre (bien qu’il ne fût évidemment pas théorisé comme tel, et fût déterminé par des stratégies commerciales plus que par des impératifs éthiques) commença à se fissurer dans les années 1970.

Il s’écroula véritablement avec le développement fulgurant du marché de l’ordinateur personnel au tournant des années 1970-1980.

1 Richard M. STALLMAN, Sam WILLIAMS, Christophe MASUTTI, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée, op. cit., p. 135.

2 Eben MOGLEN, « L’anarchisme triomphant : le logiciel libre et la mort du copyright », traduit de l’américain par Jérôme Dominguez, Multitudes, n° 5, 2001, p. 146-183, en ligne : http://multitudes.samizdat.net/L-anarchisme-triomphant (consulté le 05/09/2011), traduction modifiée.

Une lettre ouverte adressée en 1976 par un jeune programmeur de vingt ans à la communauté des développeurs offre rétrospectivement un témoignage frappant sur le retournement qui était sur le point de s’opérer.

Intitulée « An Open Letter to Hobbyists » et diffusée initialement dans la Newsletter du Homebrew Computer Club, elle était signée par le co-fondateur de la petite entreprise d’édition de logiciels Micro-Soft (le trait d’union disparaîtrait par la suite) : Bill Gates2.

Celui-ci y stigmatisait les infractions à la loi perpétrées par les « hobbyistes », qui utilisaient sans autorisation l’interpréteur BASIC, écrit par Paul Allen et lui-même pour l’ALTAIR 8800.

Il relevait ainsi que seuls 10% des utilisateurs de son logiciel l’avaient payé, et assimilait le comportement des 90% restant à du vol.

Montant en généralité, il défendait le principe selon lequel le temps passé à programmer méritait rémunération au même titre que n’importe quelle autre activité professionnelle :

Qui peut se permettre de faire du travail professionnel pour rien ? Quel hobbyiste peut passer trois ans de sa vie à programmer, trouver les bogues et écrire la documentation de son produit, pour le distribuer gratuitement ? 3

Les prises de position de Bill Gates déclenchèrent à l’époque des réactions contrastées.

Le rédacteur en chef du mensuel Computer Notes, David Bunnel, appuya les revendications du jeune informaticien, en faisant un parallèle avec les rémunérations légitimement perçues par les écrivains et les musiciens par le biais du droit d’auteur.

Néanmoins, les propos de Bill Gates allaient clairement à l’encontre de la tradition du partage des logiciels entre pairs, alors dominante au sein d’une discipline développée à l’origine dans un contexte universitaire. Ils s’opposaient frontalement aux pratiques de la plupart des hackers, notamment au sein de la communauté du Homebrew Computer Club.

Nombre d’entre eux s’élevèrent ainsi contre les revendications de Bill Gates, que ce soit en défendant le système liant vente de matériel et vente de logiciel, en plaidant pour la gratuité des logiciels, ou en reprochant au jeune entrepreneur de développer des produits commerciaux sur des ordinateurs de l’université d’Harvard, qui étaient financés sur fonds publics !

1 Cf. « SHARE (Computing) », Wikipedia (version américaine), en ligne : http://en.Wikipédia.org/wiki/SHARE_%28computing%29 (consulté le 09/10/2010).

2 Bill GATES, « An Open Letter to Hobbyists », Homebrew Computer Club Newsletter, janvier 1976. Le texte complet est disponible à l’adresse suivante : http://www.blinkenlights.com/classiccmp/gateswhine.html (consulté le 05/09/2011). Il est amusant et quelque peu ironique de constater que cette lettre est dans le domaine public, Bill Gates n’ayant pas jugé bon à l’époque de la protége

r par un copyright.

3 Ibid.

Les propos de Bill Gates allaient pourtant dans le « sens de l’histoire ». Dans les années qui suivirent, la diffusion rapide du micro-ordinateur s’accompagna de la multiplication des éditeurs de logiciels commerciaux, et du recul de la culture informatique traditionnelle fondée sur le libre partage de l’information.

Avec l’ouverture au grand public permise par les nouvelles machines, le marché du logiciel était en effet devenu un secteur économique extrêmement porteur et lucratif.

Le logiciel représentait désormais un actif, dont la valeur marchande pouvait être importante, à condition d’être protégé par un ou plusieurs contrats de licence permettant d’en contrôler l’utilisation, par exemple en interdisant la copie. Corrélativement, les éditeurs devaient maintenir leurs procédés de fabrication (c’est-à-dire les codes source) secrets, afin d’empêcher que leurs logiciels soient copiés et vendus à des prix inférieurs.

Ainsi, le nouveau modèle économique du marché du logiciel dépendait de l’application du copyright, du maintien du secret commercial, du respect de strictes clauses de confidentialité et d’exclusivité par les informaticiens, et de l’acceptation de contrats de licence (Contrat de Licence Utilisateur Final ou CLUF) par les utilisateurs.

Quelques hommes d’affaires avisés surent alors saisir les magnifiques opportunités de profit qui s’offraient à eux, en créant des entreprises dans lesquelles ils embauchèrent souvent les informaticiens les plus talentueux, formés dans les universités américaines les plus prestigieuses.

Bill Gates, dont le père était avocat d’affaires et la mère siégeait aux conseils d’administration de plusieurs entreprises et universités, était l’un d’entre eux.

En 1980, Microsoft signa un contrat historique avec IBM pour fournir le système d’exploitation du premier PC lancé par le constructeur. Bill Gates racheta alors pour une somme forfaitaire de cinquante mille dollars le logiciel QDOS (Quick and Dirty Operating System) à une petite société de Seattle1.

Il demanda ensuite au développeur Tim Paterson de le porter sur le PC d’IBM. Renommé MS-DOS, ce système d’exploitation devint peu à peu le système installé d’office sur tous les compatibles PC2, inaugurant le règne de Microsoft sur l’industrie du logiciel. D’autres sociétés créées à la même époque connurent aussi le succès.

Sun Microsystems fut ainsi fondée en 1982 par des étudiants de Stanford et de Berkeley, parmi lesquels Bill Joy, qui s’était auparavant rendu célèbre grâce à son rôle moteur dans l’écriture du système d’exploitation libre BSD (Berkeley Software Distribution).

1 Durant les premiers temps de l’industrie micro-informatique, il était courant que les développeurs cèdent leurs programmes contre une somme forfaitaire, renonçant ainsi à tous leurs droits patrimoniaux sur ceux-ci. Ce choix s’avéra désastreux pour nombre d’entre eux, lorsque les logiciels qu’ils avaient cédés rencontrèrent par la suite un succès fulgurant.

2 Ce terme désigne à l’origine tout ordinateur compatible avec le PC d’IBM commercialisé en 1981.

Les nouvelles formes de développement et de distribution de logiciels étaient clairement en opposition avec les usages en vigueur dans la communauté informatique durant les années 1960 et 1970.

Soumis à de strictes clauses de confidentialité par leurs employeurs, les programmeurs n’étaient plus en mesure de partager le fruit de leur travail avec leurs pairs.

Les emprunts de code, auparavant « aussi anodins que la visite d’un voisin venu prendre un peu de sucre ou un appareil ménager »1, étaient devenus l’exception et non plus la règle.

Les développeurs ne pouvaient plus étudier, et encore moins modifier, les nouveaux logiciels commerciaux, car ceux-ci étaient fournis sous forme compilée, accompagnés de conditions d’utilisation souvent très restrictives.

Le monde des informaticiens passa ainsi en quelques années d’une culture professionnelle dominée par des normes universitaires (publicité du savoir, collaboration et jugements par les pairs), à une pratique de la programmation organisée essentiellement autour d’impératifs commerciaux.

Cette transformation fut grandement facilitée par la massification du marché de l’informatique. En effet, tant que la majorité des utilisateurs de logiciels se trouvaient être aussi des programmeurs compétents, il existait une demande forte pour que les logiciels soient fournis sous une forme qui en permette la modification.

En revanche, quand les micro-ordinateurs touchèrent le grand public, celui-ci n’accorda évidemment que peu d’importance à la possibilité d’accéder au code source, celle potentialité n’étant d’aucune utilité directe en l’absence de compétence technique adéquate.

Le contexte idéologique de l’époque était aussi particulièrement propice à ces bouleversements de la culture informatique. Avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1981, la culture d’entreprise avait le vent en poupe, et les anciennes pratiques pouvaient aisément passer pour, au mieux, de sympathiques archaïsmes.

Nombre d’informaticiens formés dans les universités prirent ainsi leur parti de la nouvelle donne, en partant monnayer leurs compétences dans le secteur privé.

Cependant l’un d’entre eux, et pas le moins doué, n’entendait pas laisser l’ancien monde dépérir, sans avoir auparavant tout tenté pour en préserver l’esprit.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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