La dimension utopique de la création du logiciel libre

La dimension utopique de la création du logiciel libre

L’histoire de la création du logiciel libre montre que ce dernier est dès l’origine un objet social bien particulier. Il s’agit d’un mouvement profondément lié aux spécificités du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT et à l’ethos de ses hackers. La création du free software par Richard Stallman n’est donc pas une création ex nihilo; elle hérite de l’histoire d’un lieu particulier.

Elle est inséparable des relations de travail et des formes de sociabilité entre informaticiens, qui faisaient le propre du AI Lab dans les années 1970. Elle témoigne également des valeurs spécifiques à cette communauté : partage de l’information, ouverture, transparence.

C’est lorsque ces pratiques, et les représentations qui les sous-tendaient, furent remises en cause par un ensemble de bouleversements techniques, économiques et juridiques, que le projet GNU fut lancé.

En ce sens, le logiciel libre peut être vu comme un mouvement de « réaction », au sens où Richard Stallman aurait en quelque sorte essayé de retrouver un âge d’or de la programmation, anéanti par de profonds changements sociaux.

Cependant, il nous semble réducteur de voir le logiciel libre comme tourné vers le passé, au sens de la contemplation mélancolique de ce qui n’est plus.

C’est là notamment l’interprétation de Nicolas Auray, pour qui « le militantisme du logiciel libre est inspiré par un soupir nostalgique continu, qui se prend à regretter le monde de jadis »1. Certes, il fait peu de doute que Richard Stallman a profondément déploré la disparition des pratiques de partage du code source, et le type de relations sociales qui y était lié au sein du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT. Mais il est surtout remarquable qu’il ne se soit pas résigné à cet état de fait, et que ce constat l’ait au contraire incliné à agir avec vigueur et détermination.

La création du logiciel libre doit donc être considérée comme une initiative menée par un puis des informaticiens, qui entendaient résister concrètement « à ce qui entreprenait de les séparer de ce qui leur était commun »2.

De plus, cette résistance ne doit pas être considérée comme simplement défensive, ou tournée vers la recréation à l’identique du passé. Elle témoigne d’une volonté de préservation, mais aussi de création, à partir de manières de faire jugées dignes d’être pérennisées et étendues.

Dans cette mesure, le rapport du mouvement du logiciel libre à l’ « âge d’or » du MIT est semblable à celui entretenu par l’utopie concrète avec le passé. « Tout passé qui mérite d’être relaté, est là pour nous assigner une tâche, pour nous inspirer, pour étayer toujours plus largement notre permanent projet »3 a écrit Ernst Bloch.

Le mouvement du logiciel libre se conçoit ainsi comme un projet étayé sur un passé déterminé, et comme une volonté d’agir dans le monde pour en changer le cours : en l’occurence pour faire vivre la culture hacker, malgré tout ce qui poussait à sa dissolution.

Il n’est pas la recherche chimérique d’un âge d’or impossible à retrouver, mais la tentative de perpétuer autrement certaines pratiques et un certain ethos.

1 Nicolas AURAY, Politique de l’informatique et de l’information. Les pionniers de la nouvelle frontière électronique, op. cit., p. 489.

2 Isabelle STENGERS, Au temps des catastrophes, op. cit., p. 109.

3 Ernst BLOCH, Thomas Münzer théologie de la révolution, op. cit., p. 15.

Utopique, le mouvement du logiciel libre semble aussi l’être, du fait du caractère subversif et apparemment déraisonnable de son ambition d’origine.

Lorsque Richard Stallman entreprit de créer un système d’exploitation entièrement libre, ce projet allait à l’encontre de changements fondamentaux connus par l’industrie informatique, et il paraissait de ce fait presque voué à l’échec.

Si l’on songe à la radicalité de cet objectif, mais aussi à la conviction toujours exprimée par Richard Stallman qu’il était tout de même possible de l’atteindre, on voit combien l’informaticien du MIT semble incarner un exemple presque archétypique de conscience utopique, au sens où l’entend Ernst Bloch.

En lui se rencontrent en effet l’élan, voire la démesure, propre aux « rêves éveillés », et l’obstination à vouloir inscrire ces rêves dans le réel en dépit de tout.

Enfin, on pourra remarquer que l’invention du copyleft se présente à bien des égards comme une création proprement utopique, au sens que avons esquissé plus haut.

Nous l’avons dit, la différence de l’utopie n’est pas simple absence du même; elle se construit à partir de l’existant, grâce à la sélection et à la réélaboration de ce qui est déjà là.

Or, telle est précisément la logique ayant présidé à la création du copyleft à partir du copyright. Ainsi, le copyleft ne s’est pas construit à partir de rien, ou sur la base d’un pur refus du copyright.

Il s’est constitué comme une exploration de ce qui était permis par le copyright, de ce qui dans les droits accordés aux auteurs par le copyright rendait possible, non pas de retirer des « libertés » aux utilisateurs de logiciels, mais de leur en octroyer.

Il est donc l’autre du copyright, tout comme l’utopie est l’autre de la société existante, mais il est aussi la tentative de mettre à jour certains possibles ouverts par le copyright, tout comme l’utopie fait apparaître certains devenirs contenus en puissance dans le présent.

La General Public Licence et le principe du copyleft se présentent ainsi comme des moyens privilégiés de mettre l’idéal du logiciel libre (la libre circulation de l’information) en adéquation avec des formes concrètes de réalisation, cherchant à perpétuer un certain ethos communautaire.

À partir de la fin des années 1980, l’utopie de la première cybernétique et des pionniers de la micro-informatique disposaient grâce à eux de nouveaux outils pour devenir « concrète », dans un contexte social et technique qui était bien différent de celui dans lequel écrivait Norbert Wiener.

Il fallut cependant plusieurs années pour que ces outils révèlent les potentialités qu’ils renfermaient, et deviennent ainsi les supports d’un mouvement excédant le monde circonscrit des hackers.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top