Retards dans la législation issus de l’invisibilité du salariat agricole

III.4- Les retards dans la législation issus de l’invisibilité

Cette invisibilité explique en partie les retards de la législation qui ont longtemps touché et qui touchent encore aujourd’hui le salariat agricole.

III.4.1 Le retard du salariat agricole dans l’obtention des acquis sociaux

Si la fin du XIXe siècle et le début du XXe ont été des périodes de grandes conquêtes sociales pour les ouvriers de l’industrie, les travailleurs agricoles n’ont vu leurs retombées que beaucoup plus tardivement.

Ce n’est que pendant l’entre-deux-guerres, et grâce à des mouvements de revendications et à un climat favorable aux ouvriers, que certains mesures sont appliquées au secteur agricole, avec de nombreuses années de retard par rapport aux autres secteurs.

Avec près de 30 ans de retard, la loi sur les accidents du travail est votée pour l’agriculture en 1922.

Alors qu’en 1945, le risque accident du travail est incorporé au régime général de la sécurité sociale pour les salariés des autres secteurs, les accidents du travail en agriculture restent couverts par une assurance privée de l’employeur qui restera facultative jusqu’au début des années 1970.

Ce n’est qu’en 1934 que l’assurance invalidité voit le jour en agriculture et qu’en 1937 que la loi sur les prud’hommes est appliquée au secteur agricole.

Le secteur agricole ne signe pas les accords de Matignon de 1936 qui limitent la durée de travail hebdomadaire à 40 heures. La limite est fixée dans ce secteur à 48 heures par semaine.

De plus, les heures supplémentaires sont comptabilisées au mois et la majoration, fixée à 25% quel que soit le dépassement, n’intervient qu’au-delà de 200 heures mensuelles.

L’obligation d’établir un bulletin de paye a été rendue obligatoire en 1931 dans l’ensemble des autres secteurs et en 1956 en agriculture.

Le plus grand symbole de cette « discrimination sociale » [Vasseur, 2004] est le SMAG, Salaire Minimum Agricole Garanti.

Alors que la loi du 11 février 1950 crée le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG), un SMAG voit le jour à un niveau en moyenne 17% inférieur à celui du SMIG.

Le découpage du territoire en zones d’abattement distinctes rend les disparités de salaires très criantes dans certaines zones (jusqu’à 50% de différence pour les salaires de la zone 0) [Lamanthe, 1987].

Jusqu’en 1969, la couverture sociale était très inférieure dans le secteur agricole. Les cotisations étaient d’ailleurs calculées sur la base d’un salaire forfaitaire et non sur la base d’un salaire réel.

Les événements de mai 1968 sont l’occasion pour les ouvriers agricoles de faire entendre leurs revendications. Pour la première fois, à la signature des accords de Varenne en juin 1968, on reconnaît, dans le principe, les mêmes droits aux ouvriers de l’agriculture qu’aux autres salariés.

Il aura fallu attendre mai 1968 pour que le SMAG soit supprimé, que les prestations sociales soient fondées sur un salaire réel et non forfaitaire.

En 1972, la couverture accident du travail pour les ouvriers agricoles est portée par un système d’assurance sociale obligatoire. F. Bourquelot [1972] souligne l’importance des accords de Varennes pour un groupe social qui subit depuis si longtemps les « régimes spéciaux réservés aux salariés de l’agriculture ».

Elle souligne cependant que l’importance ces accords est subordonnée à l’action contractuelle qu’elle implique et donc au pouvoir réel des syndicats ouvriers que l’on sait faible.

III.4.2 La place du Droit Rural dans le retard de la législation concernant les ouvriers agricoles

Les travailleurs saisonniers sont des salariés agricoles et la relation employeur-employé, comme toute relation de travail, est réglementée par le Code du Travail.

Pourtant, cette relation présente quelques particularités liées à des dispositions inscrites dans le Code Rural. Le droit rural présente un certain nombre de spécificités notamment en termes de droit du travail.

Les particularités du droit rural s’expliquent par ce que L. Lorvellec appelle la « double coupure » [1988] (p.2) : vers la fin du XIXe siècle, le droit rural, jusqu’alors confondu avec le droit civil, s’en détache progressivement au moment où l’agriculture cesse de produire pour l’autoconsommation et s’intègre aux échanges marchands.

En raison de la spécificité du secteur agricole, notamment en termes de propriété foncière ou de structures productives, le droit rural ne s’intègre pas au droit commercial.

Ainsi, cette branche du droit n’était « plus une partie du droit civil parce qu’il était un droit professionnel et n’était pas une branche du droit commercial ou des affaires parce qu’il était un droit de la production et non de la circulation des richesses » [Lorvellec, 1988] (p. 2).

Progressivement, le droit rural acquiert l’ambition « démesurée de tout réglementer dans un secteur économique » [Lorvellec, 1988] (p. 5).

Au service d’une politique agricole pendant longtemps essentiellement productiviste, le droit rural est un droit transversal, finalisé, qui modifie les règles du droit civil et d’autres branches du droit dans le but de servir les objectifs qu’il se donne via les Lois d’Orientation Agricole (LOA).

La première Loi d’Orientation Agricole du 5 août 1960 se donne pour ambition de réduire les disparités entre le secteur agricole et les autres secteurs économiques, ambition qui restera présente dans nombre de lois suivantes.

La réalisation de cet objectif passe par la modernisation de l’agriculture française « par le droit » en orientant le développement des structures productives.

Retards dans la législation issus de l’invisibilité du salariat agricole

Le droit rural devient donc un droit « total » qui « a taillé et greffé toutes les branches traditionnelles du droit » [Lorvellec, 1988] (p. 12) et notamment celle du droit du travail et celle du droit social.

Alors même qu’un certain nombre de lois d’orientation agricole se fixaient comme objectif la parité entre les salariés du secteur agricole et ceux des autres secteurs de l’économie (voir notamment la loi du 4 juillet 1980125), le droit social agricole n’a jamais été absorbé par le droit du travail ou le droit de la sécurité sociale. Il reste encore aujourd’hui régi par le livre sept du Code Rural intitulé « Dispositions sociales ».

123 Politique Agricole Commune.

124 Sources : enquête structure 2007.

125 Article 19 : « Les règles concernant l’emploi, la formation, les conditions de travail et de rémunération des salariés agricoles sont harmonisées avec celles applicables aux salariés du commerce et de l’industrie de manière à leur assurer une protection équivalente en tenant compte […] de la spécificité du secteur agricole » (Le Calonnec J., « Le volet social de la loi d’orientation agricole », Revue Droit Rural, 1980, p.453, cité par [Lorvellec, 1988] -p. 204-).

« Plus symboliques qu’essentielles » [Lorvellec, 1988] (p. 204), ces dispositions ne donnent pas moins naissance, d’une part, à un ensemble institutionnel spécifique à l’agriculture comme, par exemple, l’inspection du travail agricole (ITEPSA), d’autre part, à un droit du travail et à une protection sociale des salariés propre à l’agriculture.

En ce qui concerne la protection sociale des salariés : « La politique sociale agricole relève du ministre chargé de l’agriculture. Elle est mise en œuvre notamment par la caisse centrale de la mutualité sociale agricole et par les caisses départementales ou pluri départementales de mutualité sociale agricole » (Code Rural Art L 721-1).

Aujourd’hui, les spécificités du droit du travail agricole résident principalement dans la durée du travail et le repos hebdomadaire moins favorable aux salariés mais dont la souplesse vise une meilleure adaptation aux besoins spécifiques de l’activité agricole.

III.4.3 Comprendre les retards de la législation concernant les ouvriers agricoles

Les retards de la législation qui touchent le salariat agricole s’expliquent en partie, nous l’avons dit, par l’invisibilité sociale, syndicale et politique de ces travailleurs. D’autres explications peuvent cependant être fournies.

Cinq ans après les accords de Varennes, R. Malézieux [1973] propose, dans son chapitre « Les particularités des problèmes sociaux du monde rural », trois caractéristiques de la société rurale qui expliquent selon lui la spécificité du droit rural en matière de droit du travail (p.317) :

Des particularités d’ordre « social ». Cette partie est extrêmement caractéristique du mythe de l’unité paysanne encore très présent même après les accords de Varennes :

« L’opposition d’intérêts entre employeurs et salariés [qui] domine un grand nombre de problèmes sociaux dans les professions industrielles et commerciales […] joue un rôle beaucoup moins important dans les milieux ruraux.

[…] Les salariés de l’agriculture sont encore relativement peu nombreux et leur existence, dans les exploitations traditionnelles, est assez proche de celle des exploitants eux-mêmes.

[…] Dans la mesure où la pratique de l’agriculture correspond plus à un style de vie qu’à l’existence d’un métier, il est certain que les préoccupations sociales sont très différentes dans les milieux ruraux de celles des citadins. » [Malézieux, 1973] (p. 317-318, souligné par nous).

  • Des particularités d’ordre « technique », liées à la spécificité du travail agricole en termes de flexibilité et d’horaires notamment,
  • Des particularités d’ordre « économique » liées à la faiblesse et au caractère aléatoire du revenu agricole.

Cette dernière explication est effectivement importante. La parité a été et reste un défi qui s’adresse à l’agriculture [Bellamy et Plateau, 2007 ; Legris, 2007].

Encore aujourd’hui, « l’un des objectifs de la Politique Agricole Commune est de garantir la parité de revenus des agriculteurs avec les autres catégories sociales » (soutien aux prix puis aides directes). Le niveau de vie moyen des ménages d’agriculteurs126 est inférieur de 10% à 15% à la moyenne nationale127.

Leur consommation globale moyenne par an et par unité de consommation est inférieure à celle de l’ensemble des ménages (12 480€ contre 14 400€128) et s’apparente pour beaucoup à celle des ouvriers [Bellamy et Plateau, 2007].

Cependant, comme le rappellent Guillemin et Legris [2007], la distribution du revenu des ménages d’agriculteurs est plus « aplatie »129 que celle du revenu des autres ménages : la proportion des ménages disposant d’un revenu inférieur au SMIC130 est de 15% pour les ménages d’agriculteurs contre 12% pour l’ensemble des ménages.

De l’autre côté de l’échelle des revenus, la proportion des ménages disposant d’un revenu supérieur à quatre SMIC est de 17% pour les ménages d’agriculteurs contre 12% pour l’ensemble des ménages.

Si le revenu médian d’un actif agricole non-salarié est de 16 500 €/ an131, l’inégalité des revenus des non-salariés des exploitations agricoles est très marquée et ce particulièrement dans les activités agricoles non ciblées par le PAC (maraîchage, horticulture, arboriculture, élevage de granivores, viticulture hors appellation) [Chassard et Chevalier, 2007].

126 Revenu disponible du ménage rapporté au nombre d’unités de consommation. Les ménages d’agriculteurs sont les ménages dont la personne de référence est agriculteur en activité.

127 Cette différence tient aussi en partie à la taille plus importante des ménages agricoles.

128 Celle des cadres est de 21 670€ par an et par uniét de consommation (Sources : INSEE, enquête Budget de famille 2001, cité par Bellamy et Plateau [2007]).

129 Le coefficient d’aplatissement (ou Kurtosis) est négatif.

130 Salaire Minimum de Croissance.

131 Sources : RICA 2001-2002-2003 moyenne triennale cité par Chassard et Chevalier [2007].

Le salariat agricole constituait la majorité de la population active agricole au XIXe siècle. Même s’il a vu son poids se réduire fortement tout au long du XXe siècle, il joue encore aujourd’hui un rôle important dans l’agriculture familiale française : près d’un tiers du travail agricole est effectué par de la main-d’œuvre salariée non familiale.

La possibilité du recours à la main-d’œuvre salariée doit donc être conçue comme une caractéristique de l’agriculture dite familiale.

Pourtant, le salariat agricole a toujours été marqué par une relative invisibilité, à la fois sociale, syndicale et politique et par un retard important de la législation en termes de droit du travail et de protection sociale. Parent pauvre des études rurales, il a rarement été étudié par les économistes agricoles.

Conclusion du Chapitre 1

Le travail en agriculture se caractérise par une exigence de flexibilité et une forte polyvalence. Les tâches agricoles nécessitent souvent des connaissances et des compétences tacites, difficilement codifiables, liées à l’exploitation elle-même et qui s’acquièrent par l’expérience.

Pour effectuer ces travaux, deux types de main-d’œuvre peuvent être mobilisés : familiale et salariée non familiale. La main-d’œuvre familiale a été et reste encore aujourd’hui la main- d’œuvre essentielle du secteur agricole dans les pays développés.

Sa place et ses caractéristiques ont été au centre des débats sur les formes d’organisation en agriculture. Le salariat agricole a, quant à lui, toujours été marqué par une relative invisibilité malgré le rôle qu’il a pu jouer dans le secteur agricole.

En nous centrant plus spécifiquement sur le cas français, nous avons mis en évidence que les caractéristiques à la fois sociales, historiques et politiques de cette catégorie de travailleurs expliquent leur invisibilité et le retard de la législation que les frappe.

En France, comme dans nombre de pays développés, le nombre de salariés agricoles a progressivement diminué tout au long du XXe siècle, laissant présager la disparition à terme de cette catégorie de travailleurs.

Pourtant, à partir de la fin des années 1980, la tendance s’inverse : la place du travail salarié se renforce dans l’agriculture familiale de nombre de pays développés.

La constitution même de ce salariat évolue avec un accroissement de la part du travail salarié saisonnier et le renouveau de certaines formes d’emploi, notamment celui des contrats d’immigration temporaire de travail.

Les évolutions récentes qu’a connu la main-d’œuvre des exploitations familiales ont été particulièrement marquées dans certains secteurs gros employeurs de main-d’œuvre salariée comme le secteur des fruits et légumes.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - Centre International d’Études Supérieures en Sciences Agronomiques (Montpellier SupAgro)
Auteur·trice·s 🎓:
Aurélie DARPEIX

Aurélie DARPEIX
Année de soutenance 📅: École Doctorale d’Économie et Gestion de Montpellier - Thèse présentée et soutenue publiquement pour obtenir le titre de Docteur en Sciences Économiques - le 27 mai 2010
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